Le paradoxe des armes non létales

Paul Rocher : « Le droit de manifester est vidé de sa substance par la violence du maintien de l’ordre »

Panorama d'armes non létales autorisées en France.
Panorama d'armes non létales autorisées en France.

Mains arrachées, yeux endommagés, blessures graves… Depuis quelques années, le bilan du maintien de l’ordre est, en France, de plus en plus lourd. D’où vient cette flambée de violence ? Pour Paul Rocher, auteur d’un récent livre sur les armes non létales, cette répression accrue est la réponse d’un État en voie de radicalisation face aux contestations du projet néolibéral. Une interview parue initialement dans le n°42, "Militer par temps de crises".

En France, le climat social semble se réchauffer plus vite que la planète, en particulier depuis 2018 et la crise des Gilets jaunes. Économiste de 31 ans, Paul Rocher soutient, dans son livre Gazer, mutiler, soumettre. Politique de l’arme non létale(La fabrique éditions, 2020), que la violence croissante du maintien de l’ordre est la réponse de l’État néolibéral aux contestations d’un ordre de plus en plus injuste. Analysant en particulier l’armement des forces de l’ordre, il identifie une sophistication de plus en plus marquée de cet arsenal dit « non létal », dont l’utilisation massive remet en cause, selon lui, le droit de manifester.

Quel est le point de départ de votre enquête historique et idéologique sur la « politique de l’arme non létale » ?

En tant qu’économiste, j’observe d’un côté l’évolution du capitalisme français vers un néolibéralisme de plus en plus marqué, avec un accroissement des inégalités qui ne peut qu’engendrer une contestation sociale. De l’autre côté, j’ai été frappé par l’explosion récente du nombre de personnes blessées, mutilées et parfois tuées, interrogeant sur la situation du droit à manifester en France. Je me suis alors intéressé aux outils permettant cette répression, trouvant que le débat portant uniquement sur la légalité ou la proportionnalité des coups de matraque ou du LBD (lanceur de balles de défense) n’était pas satisfaisant. En 2018, avant la crise des Gilets jaunes, j’ai donc creusé le sujet en tentant de cerner la logique profonde provoquant cette escalade de violence. Il m’est apparu que celle-ci traduit le tournant vers un étatisme autoritaire dont l’artillerie accompagne l’offensive néolibérale en cours.

De quand datez-vous ce virage répressif ?

On observe un tournant originel dans les années 1990, avec une introduction à grande échelle des armes dites « non létales ». Depuis cette période, il y a une accumulation et une diversification de ces armes, qui gagnent à chaque fois en puissance. Ainsi, le lanceur de balles en caoutchouc Flash-Ball introduit en 1995 a été remplacé par le Flash-Ball Super-Pro puis par le LBD 40 en 2009. L’une des armes « non létales » les plus sophistiquées, la grenade « assourdissante », a été introduite en 2011 et immédiatement contestée pour sa dangerosité : elle mêle arme acoustique – en produisant un bruit très important –, arme chimique – en libérant du gaz lacrymogène – et fonctionne comme une bombe à fragmentation car, en explosant pour libérer le gaz, sa coque se transforme en projectiles pouvant causer de graves blessures. Un graphique reproduit dans mon livre montre une augmentation continue depuis 2015 de l’usage des armes « non létales » avec une explosion en 2018, année où a débuté la contestation des Gilets jaunes.

Vous montrez toutefois que l’origine de ces armes est largement antérieure. Quelle est leur trajectoire historique ?

J’ai discerné trois grandes étapes de recours aux armes « non létales ». Une première vague se situe au début du xxe siècle, lorsque de nouvelles armes apparaissent pour réprimer un mouvement ouvrier alors en voie de consolidation. Cette période est celle de l’arme « non létale » la moins sophistiquée, la matraque, mais aussi de l’invention du gaz lacrymogène. Après l’utilisation de ce dernier durant la Première Guerre mondiale, son usage pour le maintien de l’ordre sera discrédité dans les années qui suivront – cet usage sera même interdit pour la guerre par le protocole de Genève, en 1925. Le gaz lacrymogène quitte alors la métropole pour continuer sa carrière dans les colonies, avant de revenir sur le territoire dans les années 1930, dans le contexte de colère sociale consécutive au krach de 1929. Ce retour se fait avec un nouvel argument, élaboré par ses fabricants aux États-Unis et qui sera le principal élément avancé pour justifier l’arsenal « non létal » : l’efficacité de cette arme, dont les blessures ne sont pas visibles sur les photos. Une deuxième séquence débute à partir des années 1960-1970, période où le mouvement social est en ébullition partout dans le monde, avec un apogée en 1968. Les États, effrayés par cette poussée contestataire, se remettent en quête d’armes efficaces. Ce sera le début d’une fuite en avant technologique pour moderniser un arsenal traditionnel en voie d’essoufflement – matraque, canon à eau, gaz lacrymogène. Les balles en plastique sont ainsi inventées aux États-Unis en 1969 pour réprimer les manifestations étudiantes et celles en caoutchouc au Royaume-Uni l’année suivante pour maintenir l’ordre en Irlande. L’autre invention majeure de l’époque est l’arme électrique, qui a nécessité un intense travail de communication aux États-Unis car elle était associée à la torture et à la peine de mort. La troisième vague débute dans les années 1990 lorsque la France cherche à opérationnaliser ces armes conçues dans les années 1970. Cette ultime période dans laquelle nous sommes se distingue des précédentes en ce que le mouvement ouvrier est devenu très faible : cela montre donc une intolérance croissante de l’État à la contestation.

Quels sont les effets de cet arsenal répressif sur le maintien de l’ordre ?

Ces armes changent le comportement des forces de l’ordre. Leur puissance sans cesse accrue permet aux policiers et gendarmes de s’éloigner des manifestants pour se mettre à l’abri, par exemple du jet de pavés. Or cette distance implique de ne plus tirer en fonction des intentions manifestes d’un individu, mais à partir des présupposés du tireur, trop éloigné pour évaluer avec justesse la situation. Le paradoxe est que plus vous créez des armes « non létales » puissantes, plus vous poussez à une utilisation approchant le seuil de la létalité.

En quoi l’argument de non-létalité à propos d’armes comme le LBD est-il fallacieux ?

La non-létalité d’une arme signifie qu’elle ne tue ni ne provoque de handicap permanent – ce qui laisse de côté d’autres séquelles, comme le traumatisme psychologique. Or, des cas de décès liés à des grenades de désencerclement ou des balles en caoutchouc sont documentés par une littérature aujourd’hui abondante. Une chercheuse de Berkeley a récemment calculé que l’utilisation de balles en caoutchouc serait létale dans 18 % des cas lorsque celles-ci atteignent leur cible. Les producteurs français de ces armes avancent que la non-létalité est conditionnée au respect des consignes d’utilisation. Il s’agit d’un discours fallacieux car ces fabricants imaginent des situations dignes de stands de tir : une cible statique, située à une dizaine de mètres, avec une bonne luminosité. Mais ces cas ne correspondent jamais au contexte réel des manifestations, où les individus sont mobiles, la luminosité variable et où le tireur est en situation de stress et incapable de juger de la distance de sa cible. Cela n’a pas de sens de parler d’une arme comme d’un objet seulement technique sans la resituer dans son usage humain. De ce fait, l’usage non létal ne peut être assuré dans le cadre d’un maintien de l’ordre. Preuve en a été faite lors de la crise des Gilets jaunes où, selon le décompte du journaliste David Dufresne, le bilan est de 5 mains arrachées, 25 éborgnés et 2 décès.

Vous montrez pourtant que la dangerosité réelle de ces armes est occultée par une communication édulcorée.

Comme on se situe dans un cadre présumé « non létal », tout un vocabulaire visant à euphémiser la réalité de ces armes est employé. Ainsi, le LBD est un lanceur de balles « de défense » et la grenade est dite « de désencerclement ». Or, cette arme introduite en 2004 n’est rien d’autre que ce qu’on nomme, en contexte de guerre, une grenade à fragmentation, libérant ses projectiles au moment de l’explosion. La presse participe parfois de cette tendance, comme lorsque Libération avait titré sur « L’arrivée des balles en mousse » pour qualifier l’utilisation nouvelle du Flash-Ball. Un effort est constamment fait autour de l’appellation de ces armes pour diffuser l’idée de leur non-dangerosité. L’un des problèmes majeurs de cette communication est qu’en appuyant sur l’argument de la non-létalité, on encourage la brutalisation du maintien de l’ordre en décomplexant l’usage de ces armes. Les forces de l’ordre sont déresponsabilisées par l’idée que rien de grave ne peut arriver, ce qui crée un aléa moral car le sentiment est qu’il n’y a ni risque, ni coût à assumer. En même temps, la puissance de cet armement les incite à gérer les situations par un recours accru à la violence. Contrairement à l’idée reçue, la disponibilité des armes « non létales » augmente les violences policières.

À quoi attribuez-vous ce que vous diagnostiquez comme une escalade répressive ?

J’attribue ce durcissement autoritaire en France à une accélération du néolibéralisme, ce projet politique et économique né dans les années 1970 visant à faire primer la rémunération du capital sur celle du travail, dans un contexte où la redistribution impliquait alors un partage de la valeur plus favorable aux pauvres. Le néolibéralisme se matérialise très concrètement par une privatisation progressive des services publics, un affaiblissement continu du droit du travail ou encore la multiplication des réformes des retraites, soit autant de projets susceptibles de générer une contestation sociale. C’est pour cela que l’État s’est tourné vers ces armes « non létales », puisque le statut de démocratie exclut de pouvoir tirer à balles réelles sur les foules. En ce sens, le néolibéralisme n’est pas seulement un mouvement de redistribution des richesses : il conduit également à une transformation autoritaire de l’État, que ce soit dans son maintien de l’ordre comme dans sa prise de décision – avec un poids accru de l’administration, la soumission totale du Parlement au pouvoir exécutif ou le recours permanent à des procédures législatives accélérées. La France, en particulier, mise très fortement sur son armement « non létal ». Cela s’observe dans l’accélération des commandes publiques pour les forces de l’ordre – cet arsenal « non létal » a crû de 75 % entre 2012 et 2017, selon la Cour des comptes, ce qui est inédit. Cette accélération des achats montre que le déterminant n’est pas la couleur politique de l’exécutif, mais le projet néolibéral qui traverse les alternances. Cette radicalisation autoritaire, inscrite dans le fonctionnement du capitalisme néolibéral, s’exprime désormais de plus en plus violemment.

“En appuyant sur l’argument de la non‑létalité, on encourage la brutalisation du maintien de l’ordre en décomplexant l’usage de ces armes.”

Cette politique de l’arme « non létale » est-elle l’apanage des démocraties ?

Les gouvernements occidentaux avancent que les armes « non létales » font partie des techniques de gestion des foules démocratiques, mais exportent cet arsenal vers les pays autoritaires. La France en particulier, dont l’industrie de l’armement est l’un des derniers fleurons, est à la fois bonne cliente et bonne commerciale de l’armement « non létal » national. La liste des destinataires à l’export est longue, comme la Tunisie à l’époque du dictateur Ben Ali, le Burkina Faso de Blaise Compaoré ou Bahreïn. Pour ces régimes autoritaires, cet armement permet de se targuer d’un respect des normes en vigueur dans les pays démocratiques.

Comment les manifestants s’adaptent-ils à ce contexte ?

En France, cet arsenal répressif façonne les comportements des manifestants de deux manières. La première est tout simplement qu’une partie de la population, effrayée par la brutalité des forces de l’ordre, renonce tout simplement à manifester. La seconde est une préparation à l’acte de manifester, qui se matérialise par le recours à des matériaux de protection – foulards, masques, lunettes de piscine… – dont l’usage s’est répandu avec les Gilets jaunes. On note aussi l’apparition des « street medics », ces équipes de secouristes de rue qui interviennent durant les manifestations, ainsi que l’émergence de personnes qui filment et documentent ces violences – ce qui est capital pour montrer la réalité du droit à manifester et l’état du militantisme dès qu’il veut s’exprimer.

Considérez-vous que le droit de manifester n’est plus garanti en France ?

Le droit de manifester est garanti de façon formelle, mais il est aujourd’hui vidé de sa substance. Le recours massif aux armes « non létales », les blessures graves qu’elles entraînent et la confiscation du matériel de protection – jusque, parfois, au matériel des « street medics » – témoignent d’un droit démocratique en voie de disparition. Entre 2015 et 2017, on relève aussi 155 interdictions de manifestation et 600 interdictions de séjour – soit des entraves à la liberté de manifester. Cet ensemble répressif est à la base d’un étatisme autoritaire, qui n’est pas un état d’exception, mais une tendance de fond en voie d’accélération.


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