Réflexions politiques

Offensive micro-politique

Ce texte a été écrit à trois, depuis nos expériences dans des collectifs de lutte et de vie, afin d’éclairer quelques angles morts collectifs systémiques. Nous tentons d’esquisser les conditions qui nous permettraient de faire front commun, de dépasser les conflits et écueils récurrents pour fonder des collectifs pérennes et politiquement féconds.

Nous sommes nombreux·ses à dénoncer les logiques productiviste, consumériste et hiérarchique qui atrophient notre attention au vivant et aux liens. Nous sommes donc nombreux·ses à revendiquer des collectifs horizontaux et égalitaires. Pourtant, des décalages entre les idées défendues et leur mise en pratique minent nos luttes. Comment incarner nos principes politiques ? Comment ne pas dresser d’enclosures entre le dedans – les luttes – et le dehors – le monde – pour lequel on se bat ?

L’attention aux pratiques collectives qui rendent possibles nos luttes est régulièrement reléguée au profit d’objectifs jugés prioritaires et urgents. Cette survalorisation de la macropolitique – l’objectif principal, la tâche primaire – tend à minorer la micropolitique – formes, cultures et agencements collectifs permettant l’accomplissement de cet objectif. Exemple : on accordera peu d’énergie à prendre en charge et discuter de la répartition des charges (relationnelles, organisationnelles, matérielles, émotionnelles) et des pouvoirs, de la forme des échanges, de leur facilitation, de la fluidité des dynamiques collectives, de la circulation et des registres de parole, des tensions, des oppressions systémiques (classe, genre, race), des désertions silencieuses, de l’état d’épuisement des participant·es. Mettre en acte la micropolitique, c’est donc avoir une attention à ce qui est présenté comme des interstices ou les marges invisibles du quotidien – le liant, l’huile dans les rouages, qui fait que le tout se tient debout et capable d’avancer ensemble. 

La micropolitique est régulièrement présentée comme un à-côté secondaire qui parasite de détours et lourdeurs énergivores qu’on préfère ajourner ou contourner. Mais ce sont ces « interstices » qui rendent le collectif lourd ou fluide, stimulant ou épuisant, laissent ce goût du « reviens-y » ou celui de l’amer et de l’absurde. Et si sous-estimer cet infraordinaire revenait à condamner nos luttes à une forme d’impuissance ? Et que se passerait-il si nous faisions de ce hors-champ une offensive ? 

Déclin du sens  et de l’élan

Cette asymétrie de valorisation entre macro et micropolitique fragilise nos luttes à plus d’un titre. Pendant que certains (souvent les plus privilégiés) se focalisent sur l’objectif défini comme central, ils cantonnent d’autres à une attention micropolitique (la coordination, la logistique, le souci des autres, la préoccupation de l’état des relations) qui rend possible la lutte. Quand on est trop peu à tenir compte des conflits larvés, des non-dits, de la manière dont ces « broutilles » inhibent la parole et les possibilités d’aboutir à du commun, on peut difficilement se concentrer sur le fond. C’est une des principales injustices de la non-répartition de l’attention, alors qu’elle constitue le soubassement à la qualité des échanges et de l’ambiance.

Cette soustraction d’intelligences prive ainsi les luttes d’une diversité de visions. Ce délaissement du travail micropolitique le déréalise en même temps qu’il accentue sa spécialisation (souvent genrée et classiste). En sous-estimant l’importance des formes d’organisation, on reconduit le mythe du mérite individuel et de l’autoengendrement. C’est ignorer que le déploiement d’une compétence individuelle dépend d’une certaine forme interactionnelle. On s’exempte alors de penser le groupe et la complexité conceptuelle et pratique de l’organisation du travail. Comme s’il fallait choisir entre d’un côté, accomplir l’objectif commun et, de l’autre, faire « ensemble social ». Nous avons à déplier cet antagonisme qui normalise le sacrifice et l’assujettissement de certain·es au profit d’autres qui, à cette fin, invoquent la tâche primaire contre le lien.

« C’est dans le qui fait quoi que se trouvent les lignes de fracture politique. Penser en termes de maisonnées politiques [...] consiste à ne pas déléguer le soin. » 

Geneviève Pruvost, Quotidien politique, 2021.

Faute d’être prises en considération et au sérieux, des luttes sont désertées par des personnes souvent déjà minorisées dans la société et par celles portant la micropolitique, lassées d’émettre des signaux sans écho. En se détournant de la micropolitique, nos collectifs renoncent de fait à une hétérogénéité fertile au profit d’une uniformisation, creusant le lit d’une rigidité idéologique. Cet appauvrissement de la sociologie de nos collectifs n’est pas sans rappeler les monocultures abimant les sols malgré leur productivité à court terme. La micropolitique constitue bien une écologie des pratiques collectives. 

Sous l’injonction à une unité de façade, bell hooks pointe également la dissimulation des enjeux de pouvoir. Elle montre en effet comment le sexisme aussi bien que l’hostilité de certaines féministes à intégrer les enjeux de race et de classe a étiolé les luttes anticapitalistes. Lorsque ces questions fissurent les objectifs communs, un coup de peinture tente de redorer la devanture. C’est souvent l’inverse qui se produit : le déclin du sens et de l’élan de lutter. Une double déconnexion permet aux macropoliticiens de poursuivre des fins au mépris de la réalité des moyens. Soit en concevant des fins stratégiques détachées de la réalité des moyens à disposition, soit en ignorant que les forces mobilisables ne sont plus à la mesure de ce qu’elles étaient initialement. Ils reproduisent alors les écueils de la représentativité. Hors-sol, ils s’érigent en professionnels de la politique, concentrant les pouvoirs dans une horizontalité de surface. 

Bulldozer stratégique sur son autoroute révolutionnaire

Par ailleurs, l’ascendant macropolitique renforce un ethos manichéen, prédateur et guerrier, absorbé par des batailles à remporter, drapées dans une prétendue neutralité ou urgence. Cet état d’esprit réduit progressivement personnes et interactions à des coulisses, simples bases arrière au service de « la cause », qui pourront être sacrifiées pour elle. Dans cette déterritorialisation, les alliances d’opposition à un ennemi commun, considérées au prisme de l’utilité tactique, restent de circonstance, instrumentales et interchangeables. Les affects et humains y sont autant de potentiels tactiques à investir, convertir, ou dommages collatéraux, épaves accidentelles du bulldozer stratégique sur son autoroute révolutionnaire. Une forme de jetabilité des personnes s’enclenche, qui induit un rapport consumériste et court-termiste aux luttes, devenues des sources d’acqui­sition de compétences, légitimités, réseaux. En somme : un passage express dans la maisonnée, en repartant avec les objets convoités, indifférent à l’état de la charpente, qui se couvre de moisissures... 

Un certain registre de parole peut nous mettre la puce à l’oreille : détaché émotionnellement, dés-affecté, universaliste, abstrait, généraliste. Plutôt qu’en se mettant en « jeu » et en « je », des postures dogmatiques aux relents compétitifs forcent plus ou moins subtilement leurs vues. Une forme de banalité du mal qu’Arendt définissait comme l’incapacité à suspendre un instant ses vues pour s’ouvrir à d’autres. Selon José Médina, les personnes privilégiées développent des vices épistémiques – paresse, fermeture d’esprit et arrogance – qui érodent leur capacité à apprendre des autres et à changer leurs comportements. Les jugements hâtifs et les plaisanteries maintiennent la distance. Un système hiérarchique de valorisation est également un bon indice : les accomplissements visibles, publiquement ou matériellement (actions directes, articles publiés) prédominent au détriment des gestes immatériels et discrets (coordination, mise en mémoire des échanges, agencement des espaces et des rythmes, création de cadres de fonctionnement, écoute, dénouage des conflits). 

« Qu’est-ce qu’on décide de rendre remarquable dans ce qu’on observe pour rendre (im)possibles d’autres histoires ? »
Vinciane Despret, Habiter en oiseau, 2019.


« Se pourrait-il que le regard que l’on porte ait un pouvoir si grand ? »

Anne Sibran, Le premier rêve du monde, 2022.

De cette froideur de vue se dégage une certaine aridité et sécheresse humaine, dissuadant le lâcher-prise des vulnérabilités et des expériences de vie. Miranda Fricker parle d’injustices épistémiques pour désigner cette déconsidération d’expériences comme significatives et légitimes, éclipsant les possibilités de se positionner comme producteur·rice de savoir. Les souhaits de reprendre la terre aux machines dissonent avec cette atrophie sensorielle aux allures robotiques. Et si nous tentions de sentir ce que cette érosion sensible ampute en nos collectifs d’à fleur de peau qui nous fait force de frappe politique ? Nos émotions, élans, errements, questionnements sont aussi l’humus de nos luttes. 

Ce que nous devrions n’avoir de cesse d’interroger, ce sont les raisons d’être qui sous-tendent nos luttes et engagements politiques individuels et collectifs. Nos luttes ne devraient-elles pas tendre vers une préfiguration de manières d’être, interactions et structurations sociales pour lesquelles nous prétendons lutter ? Des collectifs qui s’accommodent de ces angles morts peuvent-ils vraiment présager d’une manière écologique de se relier au vivant ? Simone Weil disait déjà de la lutte d’Espagne en 1937, imprégnée de virilisme, que l’atmosphère qui y régnait effaçait le but même de la lutte.

Que les « je » puissent tresser du « nous »

Alors comment retrouver une autonomie de la fabrique collective qui ne sépare pas le visible valorisé du travail fantôme? Comment incarner une écologie relationnelle qui n’attende pas le Grand Soir ? Tout d’abord, en cultivant activement une autre manière de se rapporter aux autres, de faire culture commune. Les liens considérés pour eux-mêmes, et pas seulement comme toile de fond, constituent déjà une remise en cause du système contesté. Hospitalité, porosité, humilité – fondements d’une « métalucidité subversive » selon Médina – tissent une consistance politique pérenne. Au lieu de reconduire le mythe d’une autonomie où nous serions en pure maîtrise, auteur·rices de nous-mêmes, propriétaires de nos idées, nous pourrions considérer les maillages complexes d’interdépendances et de vulnérabilités dans lesquels nous sommes pris·es.

Il s’agit de changer de paradigme en revoyant de fond en comble nos hiérarchies dualistes entre pensée et sensibilité, savoirs théoriques et expérientiels, urgent et subalterne, politique et privé, révolutionnaire et quotidienneté. Certains peuples autochtones nous apprennent justement qu’il est possible de « sentir-­penser » d’autres « textures d’être » : de revenir à la science des relations que l’Occident nomme écologie. De « nouvelles écologies des savoirs », perceptuelles et expérientielles, ne séparent pas l’aventure agentive (chercher un sens actif, créer) et passive (se laisser transformer, toucher, recevoir).

Arendt caractérise l’indifférence aux formes comme aliénation au monde, profondément antipolitique. S’organiser politiquement, c’est ainsi prêter attention aux formes d’élaboration, de formulation et d’expression des idées, des personnes, des liens. Plutôt qu’un productivisme écrasant le multiple, il est possible de se laisser affecter par des savoirs situés, partiaux et contingents. Le commun s’élabore dans le creuset de singularités habitées, à condition que les formes soient pensées pour que les « je » puissent tresser du « nous ». Exemple : rythmer les temps d’échange en enchâssant trois séquences : d’expression singulière, d’analyse des convergences et de structuration d’actions communes. C’est en développant une conscience kaléidoscopique et polyphonique que l’on pourra accéder aux voix réduites au silence – en nous et en dehors – et aux multiples compositions possibles. Alors il sera possible de lutter avec les concerné·es, et non à leur place ou pour leur bien, de sortir d’une division entre un « là-bas » où les expériences se vivent et un « ici » où elles deviennent support à réflexion.

« L’enjeu est de décliner à tous niveaux le paradigme de la lutte d’occupation, ce qui revient indissolublement à s’occuper des liens. C’est se distribuer les tâches de la pré-occupation. Le micro et le macro se connectent dans tous les échanges des plus structurés aux plus informels. » 

Geneviève Pruvost,  Quotidien politique, 2021.

Il importe de regarder les effets concrets de nos idées dans une conjoncture donnée : quelles personnes ou groupes sont écoutés ou déconsidérés ; quels propos sont suivis ou contournés ; quels comportements on cautionne ou soutient ; quelles manières de se parler, de s’organiser nous épuisent ou nous énergisent ? Répondre à ces questions, c’est retrouver le courage de rompre avec des attachements et des agencements mortifères. Tout soutien n’est effectivement pas bon à prendre : soutenir des idées, indépendamment de la manière dont elles sont proposées et incarnées, indifféremment aux manières dont la pensée circule, témoigne d’une absence de sens politique, voire d’une dépolitisation.

Jeter les bases  d’une intersectionnalité des luttes

Trois pistes peuvent convoquer la puissance des collectifs et des fronts communs. Premièrement, se fédérer autour d’une vision, de valeurs, d’intentions communes approfondies permet de dépasser la fragile union autour d’un ennemi commun. Cela implique de structurer l’architecture de l’organisation, de formaliser le fonctionnement et les normes, souvent inconscientes ou tacites (exemple : modalités de prise de décision, de communication, etc.). Cette charpente vient prévenir la captation arbitraire d’élites informelles et le mythe d’une fabrique collective spontanée

« Ce n’est pas seulement se répartir les tâches à faire, mais la charge mentale consistant à savoir quoi faire, quand le faire, qui le fait et comment l’anticiper. »
Geneviève Pruvost, Quotidien politique, 2021.

Deuxièmement, les rôles tournants – facilateur·rices, gardien·nes du temps, guetteur·ses d’ambiance, coordinateur·rices, éclaireur·ses, serpents, araignées – mettent en mouvement nos schémas et responsabilités. Ils génèrent une attention non plus individuelle mais structurelle pour éviter qu’elle passe à la trappe ou soit essentialisée comme étant « naturellement » à la charge d’une minorité. Exemple : l’éclaireur·se a vocation à mettre en lumière les impensés, implicites, présupposés non interrogés. 

Troisièmement, créer des espaces réguliers de retours et critiques constructives qui favorisent l’expres­sion de forces insoupçonnées, mais aussi de tensions afin de les désamorcer et de se réajuster. Exemple : investiguer les chemins, processus empruntés qui empuissantent ou qui bloquent. Éviter les sujets sensibles ne les fait pas disparaître pour autant. Une tension est au contraire une chance pour saisir l’écart entre ce qui aspire à être et ce qui est. Plutôt que de consommer les collectifs de lutte jusqu’à leur explosion, ces itérations réflexives catalysent la mémoire et donc la capacité d’apprentissage des collectifs. Revenir sur les inégalités imbriquées, c’est jeter les bases d’une intersectionnalité des luttes. 

Des penseur·ses de l’éducation populaire, de la psychosociologie, de l’épistémologie, féministes, queers, autochtones ont éprouvé ces savoirs du faire commun. Il nous appartient de les relégitimer et de nous former pour les mettre en pratique. Les formes de nos pratiques collectives et leurs effets conditionnent donc la pérennité de nos luttes et fronts communs. Cela appelle à réarticuler micropolitique et macropolitique, en aiguisant notre attention et en refusant sa spécialisation. Revenir au sens premier du politique, c’est organiser la coexistence de manière plus habitable et désirable. Pour reprendre les mots de Touam Bona, c’est en s’inscrivant dans « les mailles du vivant, qui se manifeste dans les gestes les plus anodins ; dans une façon de cheminer en forêt en étant attentif aux signes » que nos luttes collectives pourront défendre nos terres. 

Texte rédigé par Joël, Marika et Adèle (membres de Reprise de terres)

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