Alpinisme et changement climatique

Ludovic Ravanel : la chute du mur de glace

Photos : Léo Pierre

Depuis une trentaine d’années, la fonte du permafrost provoque l’effritement dangereux des sommets alpins. Ludovic Ravanel, géomorphologue et directeur de recherche au CNRS, est l’un des scientifiques français les plus en vue sur le sujet. Descendant de la plus vieille lignée de guides de montagne de Chamonix, son rapport au changement climatique est aussi le récit d’une histoire intime.

Une feuille A4 maladroitement scotchée avertit les nouveaux venus : interdiction formelle de débrancher ce frigo, coincé entre deux bureaux au premier étage d’un bâtiment qui dépend de l’université Savoie-Mont-Blanc, tout près de Chambéry. À l’intérieur : un sac plastique rempli de glace transparente. « Tu veux un pastis ? Y a déjà les glaçons ! », se marre Ludovic Ravanel. Le scientifique, directeur de recherche au CNRS, y a entassé une de ses dernières trouvailles : une carotte prélevée sur la face d’une montagne alpine. Un bloc de glace, vieux de 6 200 ans. À l’heure où le réchauffement des températures frappe deux fois plus rapidement dans les Alpes qu’à la surface du globe, ces couches d’eau congelées sont en sursis. Pour combien de temps encore les glaciers se maintiendront ? Lorsque Ludovic Ravanel arpentait enfant celui des Bossons, au tout début des années 1990, il arrivait que les accumulations de neige fassent des tas aussi hauts que son père. Les apprentis alpinistes, eux, n’avaient qu’à faire quelques pas depuis la route pour rejoindre la langue de glace. Aujourd’hui, « le panneau indiquant des risques de chute de glace est à un kilomètre du front glaciaire »

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Ce n’est pas tant l’inquiétude de voir ce monde fondre qui a suscité la vocation scientifique de Ludovic Ravanel. Plutôt une succession de prises de conscience, et un brin d’atavisme familial. Le père, le grand-père et l’arrière-grand-père portaient la médaille de guide de haute montagne. La lignée paternelle remonte en fait jusqu’à la création de la compagnie des guides de Chamonix, il y a 200 ans, la plus ancienne et la plus prestigieuse au monde. En parcourant les archives, on retrouve même des Ravanel installés à Chamonix « depuis au moins le début du XIVe siècle ». Lui, ne déroge pas à la règle. Petit, comme tous les gamins du coin, il passe le plus clair de son temps dans la poudreuse, chausse des skis chaque mercredi après-midi et valide ses étoiles les unes après les autres.

Après une très vilaine chute, il finit par se mettre au ski de fond puis à l’escalade, sur les conseils d’un ami de son père. Il découvre alors les cascades de glace, se passionne pour la grimpe de ces impressionnants et fascinants murs gelés, entrevoyant lui aussi une carrière d’alpiniste ou de sportif de haut niveau. Jusqu’à l’obsession : « En terminale, mes parents m’ont envoyé étudier plus bas dans la vallée… Il fallait m’éloigner un peu des montagnes pour que je réussisse à décrocher mon bac. » Lorsque c’est chose faite, il s’inscrit en DEUG de géologie, puis bifurque naturellement vers la glaciologie et la géomor­pho­logie, cette science qui étudie les formes du relief terrestre. « Je voulais comprendre les paysages qui m’entouraient », se rappelle le tout juste quadragénaire

La chute du pilier Bonatti

À l’époque, il ne se doutait pas encore que ses recherches allaient l’amener à étudier des sommets à l’agonie, s’effritant à un rythme effarant. Car en plus de fondre, une partie des Alpes s’écroule littéralement sur elle-même, déstabilisée par le réchauffement des températures. Son tout premier frisson d’angoisse remonte à l’été 1998 : alors que dans la vallée, la France célèbre son titre de champion du monde, lui s’occupe à 3 613 mètres d’altitude. Embauché par sa grande sœur – montagnarde évidemment –, il se fait de l’argent de poche comme gardien au refuge des Cosmiques, tout près de l’aiguille du Midi. 

Un soir, l’équipe part se coucher en ayant entendu un drôle de bruit. Un grondement terrible et quelques secousses sous les jambes. « On se disait que c’était loin de nous » – de l’autre côté de la montagne peut-être ? Raté : au réveil, une partie du bâtiment pend dangereusement dans le vide. Une grande dalle rocheuse vient de se décrocher. 


Il y aura plus tard l’été caniculaire de 2003 passé à observer les chutes de sérac et les éboulements tout près du glacier de la Charpoua. Et surtout, le mois de juin 2005, qui traumatise tous ceux qui ont le regard levé vers le massif du Mont-Blanc. Un pan entier de l’histoire de l’alpinisme s’écroule : le « pilier Bonatti », qui se dressait sur la mythique face ouest des Drus. Cinquante ans quasiment jour pour jour après la toute première ascension de cette voie redoutable par l’Italien Walter Bonatti, 292 000 mètres cubes de roche s’affaissent brutalement, laissant pour toujours une large cicatrice à travers le granite. « Il faut bien mesurer ce que cela représente symboliquement, insiste Ludovic Ravanel. Presque l’intégralité des sommets alpins avait été gravie dès les années 1850. » Il aura donc fallu près d’un siècle supplémentaire pour venir à bout de cette voie, désormais totalement disparue.

Réchauffement climatique et chutes de pierres

Au mitan des années 2000, peu d’alpinistes font encore le lien entre une catastrophe comme la chute du pilier Bonatti et les possibles conséquences du réchauffement climatique. « Pendant longtemps, nous savions que le sol de la haute montagne était plus ou moins gelé… Mais comme rien ne bougeait, nous n’avions pas besoin d’en savoir plus », résume Ludovic Ravanel. Il se rappelle le jour où, alors qu’il est encore étudiant, son professeur Philip Deline vient lui causer d’un projet de recherche, avec des financements à la clé. Il s’agissait d’étudier le permafrost. « Le perma-quoi ?! » Le montagnard découvre l’importance de ces terrains habituellement congelés toute l’année, qui agissent comme des joints et cimentent la roche.

Il se plonge alors dans 150 ans d’archives et épluche près de 400 photographies de la face ouest des Drus, de 1855 à nos jours. Cartes postales, revues de montagne, albums laissés par les guides… Le titanesque travail d’enquête donne lieu à une thèse – « Caractérisation, facteurs et dynamiques des écroulements rocheux dans les parois à permafrost du massif du Mont-Blanc » – soutenue en 2010. Principale conclusion : les éboulements sont de plus en plus fréquents, les volumes écroulés ne cessent de grossir, avec une nette accélération depuis les années 1990. Second constat : ces événements coïncident avec la courbe des températures relevées à Chamonix. L’étude accrédite le rôle du perma­frost qui, en fondant sous l’effet de la chaleur, déstabilise les sommets. « Ces travaux nous ont permis de valider notre intuition. » Une piste que le chercheur continue d’explorer et de documenter. À tel point qu’il a fini par se définir lui-même comme spécialisé dans « tout ce qui se casse la gueule au-dessus de 2 500 mètres d’altitude ».

Le couloir de la mort

L’effritement des sommets est tel qu’il opère depuis une trentaine d’années une bascule anthropo­logique : pour la première fois dans l’histoire de l’alpinisme, la montagne tend à devenir plus dangereuse l’été qu’au cœur de l’hiver. Le « couloir du Goûter », passage a priori anodin dans l’ascension du Mont-Blanc par la voie normale – l’itinéraire le plus facile et le plus emprunté chaque année – a été renommé « couloir de la mort ». On y recense plus d’une centaine de décès depuis le début des années 1990. Les caillasses y pleuvent par dizaines, jour et nuit, emportant les alpinistes les plus aventureux.

Ceux qui ne meurent pas fauchés sur le coup dévissent et se blessent gravement en basculant dans le vide. Cet été, avec la sécheresse, les guides de Chamonix ont suspendu leur ascension par ce passage. « Le problème, c’est que cette voie reste celle que prennent les néophytes qui ne connaissent pas forcément grand-chose à la montagne et n’ont pas conscience du danger », regrette Ludovic Ravanel. Quelques jours avant cette décision, c’est en Italie, dans les Dolomites, qu’un glacier s’est fissuré. La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux : on y voit des tonnes de glace maronnasse dévaler la pente à près de 300 kilomètres heure, dans un fracas sinistre. Onze personnes sont mortes. 


Parfois, ces phénomènes dévalent en cascade et vont jusqu’à menacer la vallée. Comme lors de l’éboulement meurtrier du Piz Cengalo, en Suisse, en 2017, qui a provoqué dans son sillon avalanche et coulée de boue, balayant un village entier situé plusieurs kilomètres en contrebas. Enfiler une casquette de scientifique pour se pencher sur cette succession de catastrophes permet surtout de prendre un peu de distance, confesse Ludovic Ravanel. Même si le « montagnard-père de famille » reconnaît que certains moments sont un peu éprouvants pour le moral. Dès qu’il le peut, il continue d’enseigner l’escalade aux plus jeunes. Car lui, comme son père et tous les autres avant, appartient aussi à la compagnie de Chamonix.

Cousu sur la poitrine de sa veste technique, il y a l’insigne qu’arborent tous les guides locaux : une cime montagneuse blanche sur fond noir. C’est celle des Drus, avant l’effondrement du pilier Bonatti. Que restera-t-il de ce dessin d’ici une centaine d’années ? « Nous, les alpinistes, avions envie de croire au caractère éternel de nos parois. »Il a bien fallu se résigner. Dans des classeurs qu’il entasse chez lui, le Chamoniard archive les souvenirs que son père a laissés : un carnet de bord détaillant avec minutie cinquante années de haute montagne. Une bonne partie des voies qu’il empruntait sont désormais condamnées l’été. 

Fondue alpine

Depuis 2007, Ludovic Ravanel a dénombré plus de 1 400 écroulements rocheux d’un volume supérieur à 100 mètres cubes dans le massif du Mont-Blanc. Conséquence directe du réchauffement climatique, la fonte accélérée des glaciers fait courir toujours plus de risques aux alpinistes et randonneurs, particulièrement dans les Alpes. À cause de l’altitude, la hausse des températures y est doublée, et les glaciers alpins sont ceux qui fondent le plus rapidement au monde avec ceux de l’Alaska, à raison d’environ un mètre d’épaisseur par an. À ce rythme, 50 % du volume des glaciers alpins auront disparu d’ici 2050, et 95 % en 2100. Lors de la fonte, l’eau qui se forme en surface peut s’infiltrer par des crevasses et former des poches d’eau à l’intérieur des glaciers, susceptibles de les fragiliser et d’occasionner des effondrements de glace et de roche.

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