Terres agricoles et foncier

Lucile Leclair : « La terre n'est pas un bien comme un autre »

Photos : Stéphane Dubromel

À la faveur de la crise de l’agriculture française, des multinationales de l’agroalimentaire ou du cosmétique font depuis les années 2010 main basse sur des milliers d’hectares de terres. Échappant à la régulation du marché du foncier agricole, ces grands groupes développent à l’abri des regards une agriculture... sans agriculteurs. La journaliste Lucile Leclair a enquêté dans Hold-up sur la terre (Seuil, 2022) sur l’essor inquiétant de cette « agriculture de firme ».

Quelles sont les firmes qui achètent du foncier en France et quel est leur intérêt à investir dans la terre ?

La terre agricole, c’est un peu plus de la moitié du territoire français. C’est une des ressources les plus précieuses, puisque c’est le réservoir de notre alimentation. J’avais entendu parler de l’accaparement des terres avant de faire cette enquête, mais pour moi c’était quelque chose qui se passait au Brésil, à Madagascar... J’ai découvert que, depuis le début des années 2010, des milliers d’hectares étaient acquis par de grands groupes en France.

Article issu de notre hors-série « Ces terres qui se défendent » à retrouver en kiosque, librairie et sur notre boutique.


Il y a deux secteurs que j’ai identifiés : le secteur agroalimentaire et le secteur dermocosmétique. Ces derniers ont besoin, pour leurs produits, de plantes aromatiques, de fleurs, de plantes médicinales. Ils vont chercher à capter ce foncier agricole pour « sécuriser l’approvisionnement ». Le but, c’est de maîtriser la chaîne de A à Z. 

Vous expliquez que le phénomène est difficile à quantifier. Peut-on néanmoins donner un indicateur de l’ampleur de ces acquisitions ?

Sur les 26 millions d’hectares agricoles que compte la France, on ne sait pas exactement combien appartiennent à des groupes. C’est un phénomène qui échappe à l’appareil statistique. Parfois, les riverains eux-mêmes ne savent pas à qui la ferme d’à côté appartient. 

Il faudrait pourtant que l’on soit informé de cette évolution, qui se fait pour l’instant de manière très silencieuse, profitant de l’omerta des pouvoirs publics. Il est capital de se poser cette question maintenant, car cet achat de foncier n’est pas neutre, notamment en matière d’impact sur notre alimentation. Quel avenir se dessine avec ces exploitations ? On est à un moment de bascule. Dans les trois ans qui viennent, 160 000 fermes seront à transmettre et la question qui se pose dès lors est : qui vont être les agriculteurs demain ? 

Quelles sont les conséquences de l’irruption de ces nouveaux acteurs sur les modes de production et le marché du foncier agricole ?

Dans ces grandes exploitations qui appartiennent à des firmes, il n’y a pas d’agriculteurs indépendants, mais des ouvriers salariés. Qui fait le plan de culture ? Qui décide des rations alimentaires pour les animaux ? C’est le groupe. Cela acte la disparition du savoir-faire de l’agriculteur. Quand la ferme est gérée à distance, comme une entreprise lambda, il n’y a plus de lien entre le paysan et la terre, alors que c’est du vivant dont on parle là ! Il en résulte une standardisation des exploitations : on produit de manière industrielle, homogène. L’agriculture de firme, c’est une nouvelle étape dans l’histoire de l’industrialisation agricole. D’autant que ces exploitations sont immenses, car une entreprise qui dispose d’importants moyens financiers peut acquérir des hectares à l’infini.

Pourtant, en théorie, le marché des terres agricoles est très réglementé en France. Il existe un « gendarme du foncier », les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), qui ont notamment pour objectif de permettre l’installation de jeunes agriculteurs...

Ces Safer ont été créées dans les années 1960. À l’époque, on est dans l’après-guerre, la population a connu la faim. Les Safer sont alors créées selon une idée simple : la terre n’est pas un bien comme un autre, on ne peut pas la vendre à n’importe qui, puisque c’est l’assurance de l’approvisionnement alimentaire pour la population française. Les Safer deviennent donc le bras armé de la politique foncière du ministère de l’Agriculture. 

Nous sommes les héritiers de cette époque-là. Les Safer existent toujours, et il y en a une par département. Mais leur contrôle a connu un effritement préoccupant au cours des quarante dernières années. Au départ, ces institutions étaient conçues pour faciliter l’installation des agriculteurs. Or, aujourd’hui, elles ferment les yeux sur les ventes de terres à des groupes industriels. 

Pourquoi ces institutions de contrôle du marché foncier que sont les Safer ne remplissent-elles plus leur rôle ?

Il y a deux mécanismes qui expliquent cette évolution. Premièrement, sur le plan juridique, on fonctionne avec un outil qui a été pensé dans les années 1960... sauf que depuis, les fermes ont beaucoup changé. De nombreuses exploitations familiales ont évolué vers un statut d’entreprise classique, avec un capital divisé en parts sociales. Or, les Safer ne peuvent intervenir qu’en cas de cession totale des parts. C’est ainsi qu’en 2016, la société d’agroalimentaire chinoise Reward a pu acquérir 1 700 hectares de terres incognito en rachetant seulement des parts de sociétés. En décembre 2021, le Parlement a voté une nouvelle loi foncière – très attendue par le monde agricole – pour réformer les règles du contrôle des Safer. Elle comporte des avancées mais c’est insuffisant 1

En quoi le mode de financementactuel des Safer pose-t-il également problème ?

Au départ, dans les années 1960, les Safer sont financées à 80 % par des fonds publics. Mais progressivement, à partir des années 1980, l’État va réduire sa part de financement... jusqu’à ne plus rien financer du tout depuis 2017. Or cela détruit sa capacité de contrôle. Les textes donnent aux Safer une véritable capacité à intervenir sur le marché foncier. Il arrive, à l’occasion d’une vente de terres, qu’un grand groupe soit le seul candidat à l’achat, par exemple. En principe, les Safer peuvent alors constituer une réserve foncière : elles ont le droit de préempter la terre agricole et de la sanctuariser pour six mois, un an, deux ans, afin d’attendre qu’un acheteur conforme à leurs critères présente une offre. Mais dépourvues de leurs capacités financières, les Safer n’ont plus les moyens de mener une telle politique.

De plus, les Safer sont aujourd’hui financées à 90 % par les commissions qu’elles touchent sur les ventes de terres, le reste étant issu de missions d’étude et de conseil à destination des collectivités publiques (8 %), et d’argent public qui vient des régions (2 %). Elles sont donc juges et parties puisqu’elles contrôlent le marché des ventes de terres d’une part, tout en touchant des commissions sur les cessions d’autre part. Elles ont donc intérêt à ce que les prix montent et à vendre à de gros acheteurs, ce qui est complètement contradictoire avec leur mission. J’ai recueilli dans mon enquête des exemples édifiants, comme lorsque l’industrie du luxe achète des terres à 150 fois le prix moyen de l’hectare en France afin d’y cultiver des fleurs pour mettre dans ses parfums ! Alors que c’est le travail des Safer de fixer les prix des terres agricoles, elles laissent faire au lieu de faire redescendre la température...

L’agriculture de firme constitue à vos yeux un recul, une dépossession, par rapport à l’histoire longue de « la conquête de la terre » par les paysans, dont vous rappelez les grandes lignes dans votre livre...

J’ai le sentiment d’un retour en arrière par rapport aux âpres combats menés par les paysans pour devenir maîtres chez eux. Dans cette histoire, si on schématise, il y a trois étapes-clefs. D’abord, 1789. Même si les changements apportés par la Révolution française ne sont pas à la hauteur des espérances des paysans, une réelle redistribution foncière a alors lieu, quoiqu’elle favorise surtout la bourgeoisie dans un premier temps. Puis, à la fin du XIXe siècle, sous la IIIe République, un tournant s’opère. L’année 1884 marque la naissance du Crédit agricole et permet l’accès au capital. Cela peut nous paraître étrange aujourd’hui, parce qu’on n’imagine plus la difficulté qui existait alors pour obtenir un prêt. Avant 1884, dans les campagnes, les paysans ne sont pas assez crédibles aux yeux des institutions bancaires. S’ils veulent un prêt, ils ne peuvent s’adresser qu’au notaire du coin et les taux sont très désavantageux. À partir de 1884, les pouvoirs publics considèrent que les paysans doivent eux aussi avoir accès au prêt. Ce n’est pas sans lien avec l’instauration du suffrage universel masculin : la campagne devient un enjeu électoral à part entière. Avec la création de ce Crédit agricole et l’ouverture du financement, l’accès à la propriété se démocratise petit à petit.


Et il y a enfin une troisième étape qui s’ouvre avec un autre tournant, après la Seconde Guerre mondiale...

C’est exact. En 1946, il y a la mise en place d’une loi sur le fermage. Les fermiers, locataires de la terre, vont être protégés contre les décisions du propriétaire de ces terres. Avant, on pouvait les virer du jour au lendemain ! Le locataire n’était même pas certain de pouvoir cultiver la même parcelle d’une année sur l’autre. Il faut rappeler ici que pour accéder à la terre, il y a deux voies : la location d’une part [en France, 60 % des terres agricoles sont louées selon les chiffres donnés par l’Agreste en 2016, ndlr] et la propriété d’autre part. La mise en place de ce droit en faveur du locataire est alors révolutionnaire. Les paysans vont pouvoir investir, acheter du matériel et avoir de la visibilité sur le long terme. L’objectif est, après un conflit mondial marqué par les pénuries, d’inciter les paysans à développer les rendements de leurs cultures pour éviter que la production ne soit aléatoire. C’est le début d’un nouveau régime. 

Aujourd’hui, les grands groupes accaparent des terres à la faveur de la crise profonde du monde agricole, caractérisée par une transmission difficile des fermes. Et au vu de la difficulté d’être agriculteur indépendant aujourd’hui, le statut de salarié que propose l’agriculture de firme peut sembler séduisant à certains...

Des agriculteurs proches de la retraite, qui sont souvent endettés, peuvent parfois vendre discrètement leurs terres à des groupes, à défaut d’avoir pu trouver un repreneur. Il faut savoir que la retraite de base pour les exploitants agricoles, c’est seulement 788€ brut par mois. Dans ces conditions, quelle marge de manœuvre ont-ils réellement ? Cette réalité économique crée les conditions pour l’extension de l’emprise de l’agriculture de firme sur les terres.

Le monde agricole accueille l’arrivée de ces nouveaux acteurs puissants avec un sentiment ambivalent. Au cours de mon enquête, j’ai rencontré des agriculteurs qui préfèrent être salariés pour un groupe plutôt que d’être indépendants, parce que quand le cours du porc est à 1,10 euro le kilo et que vous ne savez pas si vous allez pouvoir payer l’alimentation nécessaire pour nourrir votre élevage, vous n’êtes pas tranquille. On comprend ainsi que les groupes apparaissent aux yeux de certains comme des solutions au sein d’un monde agricole en crise. 

Comment peut-on reprendre la main sur le bien commun que constituent les terres agricoles ? 

D’abord, je veux rappeler que la mainmise des firmes sur les terres n’a rien d’inéluctable. L’achat de terres n’est pas toujours facile pour un groupe industriel. Par exemple, dans le Nord, Auchan a voulu développer en 2019 une ferme de légumes dans la commune de Vendeville pour approvisionner ses magasins. C’était un projet pilote destiné à être décliné dans cinquante fermes. Tout un village a lutté contre ce projet qui a finalement été suspendu.

Du côté politique, le premier levier, c’est la modernisation des Safer. La France a la chance de posséder cet outil d’intervention redoutable que de nombreux pays nous envient. Imaginez un instant : si vous vendez votre appartement ou votre maison, vous pouvez les céder à n’importe qui, mais si vous possédez une terre agricole, vous n’avez pas le droit de vendre à qui vous voulez. En termes de régulation, c’est énorme. Simplement, les Safer sont pour l’instant obsolètes par rapport aux nouvelles règles de jeu. 

Il faudrait aussi donner davantage de transparence à cette « démocratie de la terre ». Lors d’une vente, les Safer opèrent comme une sorte de « parlement du foncier » : dans le comité technique, il y a les syndicats agricoles, les chambres d’agriculture, les élus des collectivités et enfin le monde associatif du milieu rural. Tout est très encadré et l’on procède à un vote. Mais tout ça se passe à huis clos. Un agriculteur me disait justement : « Mais pourquoi on n’a pas le droit de rentrer dans un comité technique comme on rentre dans un conseil municipal ? ». D’autant que si vous habitez à côté de ces terres, vous pouvez légitimement chercher à savoir si l’agriculture qui se développe à deux pas est à base de pesticides, ou bien si elle est bio ou paysanne. Il pourrait y avoir un droit de regard des citoyens, qui aujourd’hui est inexistant. 

Enfin, pour juguler l’agriculture de firme, une partie de la réponse se situe sur le terrain économique. On parlait de la fragilité des agriculteurs et de comment ils se retrouvent acculés... C’est aussi en favorisant leurs conditions de travail qu’on pourra envisager plus sereinement les passages de relais lors de leur départ à la retraite. Aujourd’hui, le métier n’est plus suffisamment attirant. D’ailleurs, s’il y a certaines exploitations qui font l’objet de nombreuses demandes lors de leur cession et qui doivent donc faire l’objet d’un arbitrage des Safer, il y en a d’autres où il n’y a parfois qu’un seul acheteur qui se présente, voire même aucun acheteur du tout. 

Quel regard portez-vous sur les initiatives qui visent à favoriser l’installation de jeunes agriculteurs, par exemple en proposant aux citoyens d’investir dans des terres comme le fait Terre de liens ?

Ce sont des initiatives qui sont louables et intéressantes. Mais comme le dit un texte de la Via Campesina, la coalition internationale des syndicats paysans, que je cite à la fin de mon livre : « Nous ne renverserons pas la tyrannie industrielle en bichonnant une petite oasis bio, mais en transformant radicalement les rapports sociaux. ». Il faut vraiment articuler ces initiatives locales avec des politiques à grande échelle. 


Toute cession de droit à partir d’un seuil d’agrandissement considéré comme excessif (déterminé par le préfet de la région) devra désormais obtenir une autorisation administrative.

Biographie

Depuis dix ans, la journaliste Lucile Leclair s’intéresse aux mutations du monde agricole. En 2022, elle publie Hold-up sur la terre, dans la collection Reporterre au Seuil, une enquête sur l’accaparement des terres fertiles par certains groupes industriels dans laquelle elle dénonce l’opacité du marché foncier en France. Elle est aussi l’autrice de Pandémies, une production industrielle (Seuil, 2020), et Les Néo-paysans (Seuil, 2016) dans lequel elle retrace les reconversions professionnelles de citadins se tournant vers des pratiques agricoles alternatives.

La Via Campesina

Mouvement international autonome fondé en 1993, la Via Campesina défend la culture et la production paysannes de petite échelle. Elle rejette les politiques néolibérales agricoles lancées dans les années 1990, lutte contre l’accaparement des terres et de l’eau, et combat la marchandisation du vivant. Présente dans 81 pays via 182 organisations locales, elle représente environ 200 millions de petits producteurs et revendique la mise en place d’une souveraineté alimentaire.

Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don