Artificialisation des sols

Le Vaucluse, département artificiel

Photos : Yohanne Lamoulère

Entre projets d’entrepôts logistiques et construction de lotissements, le Vaucluse subit une pression foncière continue. Les menaces qui pèsent sur les terres fertiles de ce département historiquement agricole ont suscité l’émergence d’un mouvement citoyen de contestation, qui alerte sur l’impact environnemental, alimentaire et hydrique d’une telle bétonisation.

Un combat a toujours besoin d’un chiffre choc. Dans le Vaucluse, on compte avec la même unité que la déforestation en Amazonie : un terrain de football y est en moyenne englouti chaque jour par l’urbanisation, selon la chambre d’agriculture locale 1. D’après cette dernière, l’artificialisation a consommé 18 % de la surface agricole utilisée 2 entre 1990 et 2018. Et une dizaine de projets de grande ampleur sont actuellement en préparation dans le département, selon le collectif Sauvons nos terres 84. Comme à Entraigues-sur-la-Sorgue, dans la périphérie d’Avignon, où l’extension d’une zone d’activités doit artificialiser 26 hectares de terres, dont les deux tiers sont pourtant jugés par l’étude d’impact « à aptitudes agronomiques intéressantes à excellentes ».

Reportage à retrouver dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent », en  librairie et sur notre boutique


Un terrain de football, c’est-à-dire trois hectares, cela correspond justement à l’expropriation qui guette Aurélie Lenglumé. Cette agricultrice, installée depuis trois ans sur 22 hectares de terres familiales, cultive du maïs, des fèves, des courges, des pommes et des poires. Sa famille avait reçu il y a cinq ans une offre alléchante de l’opérateur privé chargé du projet, qui lui proposait jusqu’à huit fois le prix du marché. Cet été, la pression s’est amplifiée : une lettre d’expropriation a été envoyée, proposant une prime d’éviction « odieuse et idiote ». Car l’extension de la zone – qui implique un trafic de 320 véhicules par heure de pointe – signifie bien plus que la perte de 15 % de ses terres : il s’agit d’une « question de survie » pour cette agricultrice, dont les 500 000 euros de dettes contractées pour se lancer reportent sa rentabilité à une échéance de dix ans.

Outre l’isolement d’une de ses parcelles, cette expropriation aurait aussi pour effet de mettre en péril l’irrigation de son exploitation, assurée par un cours d’eau qui jouxterait les futures constructions. Ce dernier risque de servir de déversoir en raison d’un système d’assainissement « déjà sursaturé » : cette probable pollution mettrait en danger toute sa production. Ces derniers temps, Aurélie Lenglumé a multiplié les recours et les courriers, mais se sent écrasée : « Personne ne daigne s’intéresser à moi, même pas la chambre d’agriculture qui a émis un avis favorable au projet. » Elle a tout de même pu compter sur Claude Ranocchi, une Entraiguoise engagée contre l’extension. Depuis l’année dernière, cette retraitée de l’enseignement, qui milite à gauche depuis Mai 68, dispose d’un point de vue panoramique sur l’artificialisation.

Hangars fantômes et résidences inhabitées

Engagée avec la branche locale de France nature environnement (FNE), elle représente l’association au sein de la commission départementale de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers (CDPENAF). Cet organe consultatif, qui rassemble une vingtaine de personnalités sous l’égide de la préfecture, se prononce sur tous les projets conséquents d’artificialisation des terres. Outre les zones d’activités, Claude Ranocchi observe une nouvelle tendance liée au photovoltaïque : la construction de hangars agricoles juste pour installer des panneaux sur le toit. Financé par l’opérateur qui versera ensuite une redevance à l’agriculteur, le mécanisme encourage des hangars fantômes. Comme sur l’île de la Barthelasse, à Avignon, où des mouvements écologistes se sont récemment élevés contre un « méga-hangar » destiné à ces panneaux. « Ce hangar monstrueux était en pleine zone inondable et classée Natura 2000. On s’est en plus rendu compte que cet agriculteur, l’un des plus riches d’Europe, détenait une société de photovoltaïque », s’indigne Zehor Durand, avocate qui a représenté FNE dans cette affaire.


L’agricultrice Aurélie Lenglumé se bat contre l’expropriation d’une partie de ses terres, qui doivent être bétonnées pour l’extension d’une zone d’activités à Entraigues-sur-la-Sorgue, dans la périphérie d’Avignon.

À la CDPENAF, Claude Ranocchi voit aussi passer les projets de plans locaux d’urbanisme (PLU), dont la modification est nécessaire pour rendre constructibles de nouvelles terres. Certains entendent simplement « boucher les dents creuses », ces espaces non construits entourés de parcelles bâties dont le comblement est encouragé par la loi en vue de densifier plutôt qu’étaler. Ce qui conduit certains élus à des « qualifications abusives », note Me Durand, qui a récemment défendu une contestation de PLU : « La commune de Séguret a fait passer une coulée verte en dent creuse, car le maire ne sait plus comment faire pour urbaniser, alors que ça va finir en résidences secondaires inhabitées. » D’autres modifications de plans d’urbanisme visent à construire des zones industrielles, comme pour l’extension à Entraigues.

Là est tout l’enjeu de la déclaration d’utilité publique (DUP), qui permet de forcer la constructibilité de la zone. Un tel objectif s’anticipe : le Grand Avignon, qui porte ce plan voulu par le maire d’Entraigues depuis 2005, a « systématiquement racheté des petites parcelles depuis 2014, dans une stratégie d’anticipation », relève Claude Rannochi. Laissées en friche, elles aident à justifier la bétonisation au motif de l’inutilisation des terres. Ainsi, 16 des 26 hectares de l’extension appartiennent déjà à la communauté d’agglomération. Et le reste, hormis la parcelle d’Aurélie Lenglumé, devrait être acquis sans difficulté, car les quelques hectares du projet couvrent des dizaines de parcelles différentes, souvent inexploitées car détenues par des descendants d’agri­culteurs : cette dispersion favorise l’artifi­cialisation.

« Le parcellaire du Vaucluse est très émietté », confirme Fabrice Triep Capdeville, directeur de la Safer du département (lire notre article p. 43), le plus agricole de toute la région Paca. S’y greffe la tension entre l’intérêt collectif à conserver des terres et une population d’agriculteurs proches de la retraite qui « ont souvent la tentation de vendre à des prix au-dessus du marché ». Cette situation amplifie une dynamique historique qui joue contre le département, analyse ce dernier, qui siège lui aussi à la CDPENAF : alors que la bétonisation s’est longtemps concentrée sur l’arc méditerranéen, de Marseille à Nice, la diffusion du modèle pavillonnaire à partir des années 1980 a provoqué « un développement urbain à plat » auquel s’est ajoutée une « grosse pression » commerciale liée à la position stratégique d’Avignon, qui connecte les axes Paris-Marseille et Espagne-Italie.

« Une volonté de perdre le citoyen »

À Entraigues, l’enquête publique – qui permet aux citoyens de déposer leur avis sur le projet – a connu un rebondissement spectaculaire quelques heures avant sa clôture, fin octobre. Il est venu de Claude Ranocchi, qui a déniché plusieurs dysfonctionnements : une contribution favorable a été déposée par un adjoint avec la signature du maire sur le document, tandis que le commissaire enquêteur désigné pour assurer la bonne marche de la procédure ne s’est pas présenté à plusieurs permanences. Informée par cette dernière, la préfète du Vaucluse a pris un arrêté d’annulation de l’enquête publique, qui sera donc reportée.


Claude Ranocchi a pris la tête de la fronde comme le projet d’extension de la zone d’activités d’Entraigues-sur-la-Sorgue. Elle est aussi active au sein de France nature environnement.

Du côté de Cavaillon, à trente kilomètres au sud, on a atteint les sept enquêtes publiques. Sols très fertiles, terres irriguées, zones inondables : le projet de la zone des Hauts Banquets a tout du bingo de l’artificialisation. Avec la communication en plus, puisque les promoteurs de ce « parc dédié à l’économie de la naturalité » ont baptisé l’ensemble Natura’Lub, jouant sur le prestige du Luberon. Sur ces 46 hectares, qui ont nécessité de modifier le plan de prévention du risque inondation (PPRI) pour devenir constructibles, promesse avait été faite de ne pas accueillir d’entrepôts logistiques. Pourtant, des dépôts de permis pour en construire ont déjà été déposés. Un signe de plus du respect très relatif des processus de concertation : « L’appel d’offres pour la réalisation de la zone était lancé avant même l’arrêté d’autorisation du préfet et la modification du PLU ! Les habitants se disent forcément que c’est joué d’avance. Et, avec 1 900 pages d’enquêtes publiques à lire, on se demande s’il n’y a pas une volonté de perdre le citoyen », s’irrite Marie-Renée Blanc, de Sauvons nos terres (SNT) 84.

Les maires contre l’intérêt général

C’est de cette ancienne sous-préfecture qu’est parti le collectif en 2019. Le mouvement des Gilets jaunes, très important dans le Vaucluse, a joué un rôle d’incubateur. « Je l’ai vu comme une possibilité de prise de conscience générale », confie le Cavaillonnais Jacky Rebatel, cofondateur et principal interlocuteur de SNT. Grâce à la mobilisation, des liens se sont tissés et des initiatives ont germé. La première fut de créer un répertoire des terres menacées ; la seconde de faire dialoguer les luttes grâce à ce collectif. Trois ans plus tard, cet ancien commerçant se sent « complètement dépassé » par le nombre et l’ampleur des projets : « C’est usant car ça demande beaucoup de temps, d’autant que la plupart des citoyens et des élus se désintéressent de ces sujets pourtant vitaux ».


Pour lutter contre l’extension d’une zone d’activités à Pertuis, les opposants ont occupé le terrain durant plusieurs mois, jusqu’à une expulsion de leur « Zone à patates » par les forces de l’ordre en juin 2022.

Entre rendez-vous en préfecture et lettres ouvertes aux organisations agricoles, SNT remue ciel et terre pour alerter sur la perte de biodiversité, la souveraineté alimentaire bradée, la pollution de l’air et des sols, ou encore la disparition du patrimoine agricole du Vaucluse et de ses paysages… Mais face à eux, l’offensive est puissante. « Les élus ne jurent que par l’emploi », se désole Claude Ranocchi. Outre la pression du secteur privé, les grands artisans de l’artifi­­c­ia­lisation sont les maires. Au nom de l’attrac­tivité, mais pas seulement, décrypte une source au ministère de l’Écologie : « Les maires incarnent les travers structurels de l’urbanisme, puisqu’ils prennent des décisions financières lucratives pour les acteurs d’une zone dont ils sont issus, ce qui crée des situations propices aux abus… Comment définir un intérêt général à un niveau local, où les intérêts particuliers sont si proches ? »

Ces derniers mois, les maires concentrent leurs efforts pour déboulonner le principe du « zéro artificialisation nette en 2050 », acté par la loi climat et résilience, en 2021. L’Association des maires de France (AMF) a attaqué, dès leur parution, les décrets d’application devant le Conseil d’État. Et l’exécutif ne souhaite pas trop brusquer ces élus puisque, au cœur de l’été, une circulaire du ministère de la Transition écologique a demandé aux préfets « de ne pas imposer dès à présent » l’objectif de diminution de moitié de l’artificialisation en 2030. Reste que, sur le terrain, beaucoup sentent qu’un vent se lève. « On a l’impression que cette machine nourrie à l’urbanisation galopante est encore bien forte, mais, en réalité, elle a peur de tomber », assure l’avocate Zehor Durand. « J’ai le sentiment qu’ils se dépêchent de faire des projets avant 2030 », analyse Marie-Renée Blanc. « Il y a une corré­lation entre cette pression foncière et la prise de conscience climatique », abonde Jacky Rebatel. Qui cultive un secret espoir : « Si un gros projet tombait, ça ferait un appel d’air. »

« Zone à patates »

Cette victoire pourrait venir d’une autre ville située sur les rives de la Durance. À Pertuis, un projet de zone industrielle de 86 hectares, dont une partie doit accueillir l’entreprise du maire de la ville, prévoit d’exproprier une trentaine de familles et de nombreuses parcelles cultivées. Les opposants ont réussi à attirer une attention nationale sur leur lutte en cultivant des pommes de terre, légume emblématique de la ville, sur les parcelles en danger… Jusqu’à créer une ZAD version locale, la « Zone à patates », occupée par une quarantaine de personnes à partir de septembre 2021. Mais les « Zapatatistes » ont été brutalement délogés en juin par les forces de l’ordre. « C’était dingue, ils ont débarqué à trois cents en courant, avec deux hélicos », raconte Nicolas El Battari, engagé dans la lutte. Cette « répression débridée » s’est poursuivie durant l’été, lorsqu’un pique-nique sur la zone a été évacué. « Un bus de gendarmes a débarqué, ils nous ont expulsés en gazant tout le monde », relate ce jeune paysan-­meunier-pastier, installé depuis six ans.


Le projet d’artificialisation prévu à Pertuis menace 86 hectares de terres fertiles.

Pour l’instant, un moratoire suspensif gèle le projet. Comme à Velleron, petite commune de 3 000 habitants, où un jeune maire s’est interposé pour mettre en échec un projet qui aurait bétonné sept hectares en vue de construire un mégalotissement de 200 logements. « C’était une catastrophe écologique, mais aussi économique car un tel projet impliquait sept millions d’euros d’infra­structures pour la commune, sans compter un rond-point financé par le département et la station d’épuration par le Grand Avignon », explique Philippe Armengol. Ce professeur des écoles a été élu au premier tour en mars 2020. Signe que les temps changent, il a en partie fait campagne contre ce projet d’artificialisation. « On a embarqué tout le monde, car on a créé du sens à long terme avec le triptyque écologie, social, économie », rapporte ce maire sans étiquette, qui a depuis obtenu une suspension des travaux.

Il se souvient d’une rencontre « musclée » avec le propriétaire de la parcelle, venu faire de « l’intimidation physique » dans son bureau : « Ils mettent la pression car ils savent que ce sont les dernières grosses opérations où ils feront des profits à outrance. » S’il prend garde à tenir un discours « mesuré, mais déterminé », Philippe Armengol admet que son arrivée « faisait bizarre » aux autres maires du Grand Avignon. « J’ai invité le sous-­préfet pour évoquer l’artificialisation. Il m’a confié sa surprise : c’était la première fois qu’un maire le sollicitait pour s’y opposer, et pas pour lui demander de déroger à une règle, sourit le maire de 46 ans, qui mise sur la pédagogie pour changer de cap. Au lieu de se protéger comme des Gaulois, il faut expliquer pourquoi le projet est incohérent » et « développer des alternatives ». Sans attendre 2050. 

« La consommation de foncier en Vaucluse : une pression exacerbée », chambre d’agriculture du Vaucluse, 2019.

La SAU comptabilise les terres arables, les surfaces toujours en herbe et les cultures permanentes.

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