Les détérrés

La science contre le silence, Rachel Carson

Illustration : Marine Benz

La biologiste américaine Rachel Carson s’est imposée comme une figure fondatrice de l’écologie avec Printemps silencieux (Silent Spring, Houghton Mifflin, 1962). Dénonçant l’impact des produits chimiques sur l’environnement, ce livre culte a montré que la contamination du monde par l’humain est le symptôme d’un rapport détraqué au reste du vivant que la science doit avoir le courage de documenter.

La science est devenue prévisible. Lassante, presque. Comme au début du mois d’août, lorsque la remise du premier volet du 6e rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), venant confirmer des trajectoires anticipées depuis plusieurs décennies, a donné lieu à la énième chorégraphie de médias relayant « l’alarme des scientifiques » et de politiques promettant d’agir. Quelques jours après, plus rien... À tel point que certains observateurs s’interrogent : à quoi sert encore le Giec, à l’heure où ce ne sont « plus les scientifiques qui nous alertent, mais les pompiers et les secouristes », si ce n’est à alimenter une interminable chronique scientifique quand le sujet relève d’abord de l’action politique ? Rappelons que le Giec, créé en 1988, a pour mission d’établir un consensus scientifique validé par tous les gouvernements : aucune responsabilité précise ne sera jamais pointée, seulement d’abstraites et vagues « activités humaines ».

Si la science promue par le Giec est prévisible, c’est parce qu’elle est inoffensive. Donc indigne du geste fondateur de l’écologie contemporaine qui fut celui d’une scientifique, la biologiste américaine Rachel Carson (1907-1964), et d’un livre : Printemps silencieux (1re édition française chez Plon en 1963, puis plusieurs rééditions chez Wildproject), dont l’importance se récapitule dans les mille et un classements qui en font l’un des ouvrages majeurs du XXe siècle. Écoulée à plus de deux millions d’exemplaires, l’œuvre est à la fois une étude scientifique sur les effets des produits chimiques sur l’environnement, un manifeste pour l’action politique et un chef-d’œuvre d’écologie, puisque Rachel Carson y explore les infinies interactions entre vivants. Sa plume, qui n’hésite pas à piocher des références dans la culture classique – les frères Grimm, Jean Rostand, Médée… –, respire un talent d’écriture qu’elle exerça dès son enfance. Cette native de Pennsylvanie, passionnée par la nature, rédigea en effet très jeune ses premières nouvelles.

Jouer avec les atomes

L’immense notoriété de Printemps silencieux a éclipsé la première vie de Rachel Carson : c’est de zoologie marine qu’elle sort diplômée de l’université Johns-Hopkins (Baltimore), mais aussi dans ce domaine qu’elle rencontre la célébrité. Employée à partir de 1935 au bureau fédéral de la Pêche, cette vulgarisatrice hors pair intègre un programme radio destiné à parler au grand public de la vie marine, signe de nombreux articles dans les journaux et publie son premier ouvrage, Under the Sea Wind (Simon & Schuster, 1941), prélude à son triomphe. En 1951, The Sea Around Us (Oxford University Press), vendu à des centaines de milliers d’exemplaires et traduit dans une trentaine de langues, devient une référence mondiale sur l’univers marin. Rachel Carson décide alors de quitter le bureau de la Pêche pour se consacrer à l’écriture et, après The Edge of the Sea (Houghton Mifflin, 1956), travaille à Printemps silencieux, qui sera son quatrième et… dernier ouvrage : la biologiste succombe en 1964, à 56 ans, d’un cancer du sein.

Mais ce dernier livre n’oublie rien des premiers âges. De l’enfance, Rachel Carson gardera l’enchantement qui transparaît dans son écriture – elle qui aimerait « offrir à tout nouveau-né, à son entrée dans le monde, un sens de l’émerveillement si indestructible qu’il persisterait tout au long de sa vie » autant qu’une conviction : « L’arbre de vie, qui s’écoule d’un passé lointain vers un futur incertain, est en réalité une seule et même force. » Cette vision totale du vivant offre le souffle qui fait de Printemps silencieux une grande œuvre. Loin des rapports du Giec et de leur champ lexical technocratique, Rachel Carson replace son sujet technique et alors méconnu dans une approche globale de l’agir humain sur un monde qu’il soumet à une pression inédite : quand le temps de la nature s’écoule en millions d’années, nous lui imposons des changements à une vitesse inouïe, rendant impossible toute adaptation. Rachel Carson pointe en particulier l’un des plus profonds bouleversements, celui des « créations artificielles de l’homme, qui joue avec les atomes » à travers la chimie. Insecticides et herbicides sont le symptôme d’une agriculture nouvelle, obsédée par les rendements, qui déclare la guerre au reste du vivant.

L’écologie du monde à l’intérieur de nous

De ce fait, « en dehors du risque d’extermination de l’humanité par une guerre atomique, le problème crucial de notre époque est donc la contamination de notre environnement par des substances d’une incroyable nocivité ». Cet « âge du poison », où l’humain préfère pulvériser plutôt que cohabiter, promet un désastre collectif. Méticuleuse, Rachel Carson explore chacune de ces chaînes de contamination, documentant tous les effets connus ou supposés de ces produits dont les traces sont désormais partout, jusque dans les œufs des oiseaux. Talentueuse, elle le fait avec une plume qui métamorphose le lecteur. Car il est une chose de dire que les eaux sont polluées, la vie souterraine étouffée, la végétation saccagée et la santé de tous menacée. Mais il en est une autre de décrire la mort cruelle d’écureuils tordus de douleur, gisant au sol avec leurs petits poings fermés ; d’évoquer les rouges-gorges qui, à force d’avaler des vers intoxiqués, deviennent stériles ; de raconter les yeux blancs des truites rendues aveugles par le DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) et qui errent dans l’eau comme des spectres ; ou de détailler le cas d’un fermier, mort après une surexposition au même DDT qui l’avait vidé de sa moelle osseuse.

« Il existe une écologie du monde à l’intérieur de nous », et c’est pour cela que cette contamination généralisée finira par nous tuer du dedans, prévient Rachel Carson : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, tous les êtres humains sont en contact avec des produits toxiques, depuis leur conception jusqu’à la mort. » La parution de Printemps silencieux fut un choc d’ampleur mondiale. Aux États-Unis, le président John F. Kennedy lança, par l’intermédiaire de son conseil scientifique, une investigation sur le DDT. Les scandales mis au jour par Rachel Carson ont aussi conduit à la création de l’Agence américaine de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency - EPA) en décembre 1970. Le DDT fut finalement interdit en 1972, dix ans après la parution du livre. Un demi-siècle plus tard, en 2022, ce sera l’intégralité du 6e rapport du Giec qui sera dévoilé. Sans surprise : on devine déjà son contenu et les réactions qu’il suscitera. Mais le 60e anniversaire de Printemps silencieux sera aussi l’occasion de se souvenir qu’une science indépendante peut doublement changer le monde. Politiquement, en impulsant des réglementations, comme poétiquement, en transformant à jamais notre regard.

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