EDITO

SENSURE ! La falsification du monde (Édito)

« Croissance verte », « collaborateur », « opération Résilience », « charges sociales »… Notre époque est celle d’un délabrement langagier. Découvrez l'édito de notre nouveau numéro « SENSURE ! », en kiosques et librairies.

En 1993, Cornelius Castoriadis livrait un entretien remarquable qui sera par la suite publié sous le titre de La montée de l’insignifiance. L’économiste, psychanalyste et philosophe helléniste remarquait alors que la faillite de la critique dans la société et ce qu’il qualifiait de pseudo-consensus généralisé étaient le résultat d’une crise bien plus profonde : une crise du sens. « Les voix discordantes ou dissidentes ne sont pas étouffées par la censure ou par des éditeurs qui n’osent plus les publier, elles sont étouffées par la commercialisation générale. La subversion est prise dans le tout-venant de ce qui se fait, de ce qui se propage. » Dans la société des années 1980 déjà, l’abus de langage et la récupération ravageaient le paysage sémantique et donc critique, puisqu’on disait d’un livre qu’il révolutionnait son domaine et, de la même manière, que les pâtes Panzani révolutionnaient la cuisine – quel sens reste-t-il dès lors au mot « révolutionnaire » ? Il n’échappait pas à ce grand penseur du totalitarisme que la modernité tardive avait atterri bien loin du stalinisme et de l’oppression dystopique imaginée par un George Orwell dans son roman 1984 : « Tout cela n’est pas le fait d’un dictateur, d’une poignée de grands capitalistes ou d’un groupe de faiseurs d’opinion ; c’est un immense courant social-historique qui va dans cette direction et fait que tout devient insignifiant. »

Décédé quatre ans après cet entretien, il ne serait certainement pas surpris de l’état de la critique, du délabrement langagier que nous connaissons aujourd’hui, et de la dépolitisation généralisée qui en résulte. Car qu’est-ce qui tient encore debout ? La conflictualité et la violence ont été complètement gommées du langage, particulièrement là où elles sont les plus manifestes, dans l’entreprise : plan social, restructuration, départ volontaire, collaborateur... Tout phénomène social ou politique divergent est renvoyé à des catégories à bords flous qui conjuguent l’ignorance à l’anathème : populistes, complotistes, casseurs, rassuristes – généralement des derniers de cordée, voire des gens « qui ne sont rien ». Et que dire de l’écologie institutionnelle, championne toutes catégories dans la récupération et la production de néologismes, parvenant à faire tenir ensemble ce qui ne devrait pas l’être : développement durable, énergie propre, croissance verte et, plus récemment, résilience aux catastrophes. Pas étonnant que les citoyens soient déboussolés au point de se déclarer « pour le climat» (comme si on pouvait être «contre»), qu’ils lèvent à peine le sourcil quand on leur parle de « confinement hybride » et « innovant », ou que le medium privilégié du débat et de la communication politique soit l’aphorisme numérique en 280 caractères.

Comment en est-on arrivés là ? Il faudrait certes plus qu’un édito pour tenter de l’élucider, mais Cornelius Castoriadis, à défaut d’une raison historique profonde, nous a livré quelques facteurs explicatifs, parmi lesquels « l’effondrement graduel puis accéléré des idéologies de gauche ; le triomphe de la société de consommation ; la crise des significations imaginaires de la société moderne (significations de progrès et/ou de révolution) ». Cette idée de « signification imaginaire» est déterminante, puisque c’est peut-être là que se dessine une sortie de l’impasse : résoudre la crise du sens passera par la production d’un sens nouveau. On peut déjà en discerner les contours, empruntant à l’idéal d’autonomie collective et individuelle dont nous héritons des Grecs et en partie des Lumières, mais enrichi de nouveaux rapports entre les êtres humains et ce dont ils dépendent, réconcilié avec l’idée que certaines limites ne sont pas destinées à être franchies. Par ailleurs, la condition pour qu’émerge une signification imaginaire nouvelle est de s’armer d’un langage réellement subversif. Autant dire qu’il faudra encore beaucoup d’effort pour cesser de se faire mithridatiser au quotidien par la récupération de la critique, et lutter contre ce qu’il faut bien appeler la falsification du monde.

Notre numéro 45 « SENSURE ! » est disponible en kiosques et librairies dès aujourd'hui, ainsi que sur notre boutique en ligne


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