Édito

Peupler Gaïa

Illustration : Laurent Bazart

Parler de surpopulation est généralement malvenu dans les milieux écologistes et de gauche. Découvrez l'édito de notre nouveau numéro "Trop nombreux ?", en kiosques et librairies.

Parler de surpopulation est généralement malvenu dans les milieux écologistes et de gauche. Ce n’est pas un sujet, et ne serait-ce que l’aborder crédibiliserait le discours xénophobe d’une grande invasion à venir en provenance du tiers-monde pour nous ravir notre mode de vie occidental. Et l’on a raison d’attaquer ce discours, ou de se montrer prudent vis-à-vis de l’usage d’abstractions aussi écrasantes que l’« humanité ». La « population mondiale » n’existe pas (vraiment) puisque ce terme nie un fait anthropologique : l’humanité se décline en une multitude de groupes qui, du fait de divers facteurs (historiques, géographiques, culturels, sociologiques, etc.), adoptent des manières extrêmement diverses d’habiter leur milieu , ce que l’on nomme maintenant les « modes de vie ». « Habiter, c’est laisser des traces », écrivait ­Walter ­Benjamin, et il n’échappe plus à personne que les traces laissées par le mode de vie américain ne sont pas de même nature ni de même proportion que celles de la plupart des autres sociétés.

Pour autant, doit-on balayer d’un revers de main toute réflexion démographique ? Un premier réflexe consiste à minorer la démographie en la présentant comme un simple miroir grossissant des effets de l’activité humaine, suivant un modèle linéaire (s’il y avait deux fois plus ­d’Américains, ils pollueraient ou consommeraient deux fois plus). Or, cette vision masque la complexité de phénomènes encore mal compris (effets de seuil, capacités de charge des milieux, rétroactions…). Par ailleurs, cela revient aussi à ignorer l’entropie : les ressources non renouvelables que nous extrayons aujourd’hui, même pour fabriquer des charrues et des bêches, seront perdues pour de lointaines générations à venir, et l’échéance se rapproche d’autant plus que nous sommes nombreux. Sans parler du fait que dédaigner la question de la taille et du « bon nombre » revient à tourner le dos un peu vite à toute une tradition de philosophie politique qui court de la Grèce antique (Aristote, Platon) jusqu’à l’écologie politique (­Illich, ­Schumacher, ­Kohr…) en passant par certaines expériences de socialisme utopique comme le phalanstère de ­Fourier.

Plus profondément encore, se priver du débat quant à la surpopulation ne revient-il pas à manquer de sens historique ? Nous sommes entrés dans l’Anthropocène, et nous redécouvrons ­Gaïa. Au sens que lui donne ­Bruno Latour (lire notre entretien p. 12-19), ­Gaïa est cette fine couche habitable à la surface de la Terre que les vivants ont créée et où ils luttent, dans leurs interdépendances, pour maintenir les conditions biochimiques de leur propre existence. ­Penser la démographie dans Gaïa, c’est justement se penser comme espèce. Freud avait pointé du doigt cette deuxième blessure narcissique de l’homme : après avoir découvert qu’il n’était pas le centre de l’Univers, il a découvert que, descendant du singe, il n’était pas le centre de la Création. Nous sommes aujourd’hui parvenus à la conclusion logique : nous réalisons que nous sommes une espèce comme les autres, soumise aux mêmes lois d’airain, à commencer par le fait que nous affectons notre milieu et ne pouvons nous affranchir de toutes les limites. Et d’une certaine manière, ce « devenir-­espèce » d’une humanité qui pensait que ces considérations ne la concernaient pas n’est-elle pas l’une des finalités de l’écologie politique ? Ne s’agit-il pas, justement, de parvenir à un niveau de vie relativement égal pour tous les humains, soutenable pour les « autres qu’humains » ? Un tel objectif peut-il être envisagé sans que la question du nombre ne soit jamais posée ? Pas question ici de faire la promotion de moyens coercitifs ou même incitatifs pour réguler la natalité. Parler de surpopulation dans ­l’Anthropocène est avant tout l’occasion de faire naître des affects ; non ceux de la peur d’une « bombe population » et ses inévitables boucs émissaires, mais des affects d’humilité : nous sommes une espèce parmi d’autres, nouée aux autres, qui doit réparer et régler ses relations au vivant, face à Gaïa. L’humanité est une espèce qui, fait inédit dans l’histoire de la Terre, doit trouver sa place.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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