Entretien

« L'écologie politique doit mener un gros travail pour accéder au pouvoir »

Grenoble a été nommée le 8 octobre 2020 «Capitale verte européenne 2022». Ce choix vient saluer l'engagement écologique de la ville, dirigée depuis 2014 par Eric Piolle, réélu en 2020 pour un second mandat. L’occasion de redécouvrir l'entretien qu’il nous avait accordé en octobre 2019. Le maire écologiste y évoque son livre Grandir ensemble, les villes réveillent l'espoir (Les Liens qui libèrent, 2019), un plaidoyer municipaliste et optimiste. Il y raconte son expérience, les obstacles qu'il a dû affronter, comme les motifs d'espoir. Car Grenoble espère bientôt ne plus faire exception dans le paysage politique français...

Dans votre livre, vous annoncez l’« ère des villes », celle-ci posant « les jalons d’un monde nouveau ». Pourquoi considérez-vous l’échelle municipale comme le meilleur levier de transformation, aujourd’hui ?

C’est l’espace du projet concret, le retour au réel. L’État, en réalité, ne fait plus grand-chose lui-même : il oriente le cadre d’action et fixe les lois. Or, les États sont de plus en plus gangrénés par des lobbies et des idéologies qui paralysent leur capacité à anticiper les défis. Ils se contentent de « gérer les positionnements des chaises sur le pont du Titanic », comme dirait l’économiste Joseph Stiglitz. À l’échelle locale, on sort de cette paralysie car les initiatives peuvent se développer plus facilement. Nos projets changent concrètement la vie, on retrouve la souveraineté sur nos conditions de vie. Et c’est en transformant le réel qu’on transformera aussi ses représentations.


Quelles sont ces nécessités de transformation ?

Le capitalisme est une langue morte, même s’il sait très bien digérer tout ce qui l’entoure. Le développement durable et la « green-technocratie » ont renoncé à dépasser le capitalisme, ils s’en contentent en l’aménageant à la marge. C’est toute la métaphore des Shadoks : on continue de pomper parce qu’on ne sait pas ce qu’il se passerait si on arrêtait… Ici, à Grenoble, j’essaie de porter une nouvelle langue vivante sur la base des choses qui me tiennent à cœur : garantir les sécurités du quotidien, chérir le vivant et les biens communs, nourrir le désir de sens, etc. C’est ma boussole. Nous devons réfléchir ensemble à comment nous avons envie de vivre. Il faut repartir du fameux « voile de l’ignorance » de John Rawls : si je dois naître demain, sans savoir ce que sera mon sexe ou ma situation familiale, comment ai-je envie de voir fonctionner la société ? L’enjeu, c’est de redéfinir nos propres conditions d’existence.

Les dynamiques de métropolisation peuvent au contraire laisser à penser que ces territoires sont de nouveaux espaces d’exercice du pouvoir capitaliste : c’est le lieu où peuvent s’accroître l’exclusion économique et la ségrégation spatiale, et se révéler différentes fractures…

Tout dépend de comment vous envisagez l’environnement urbain. Pour certains, les métropoles sont le nouveau phare de l’humanité, les nouveaux temples de la « compétitivité-attractivité-gestion-excellence », ce dogme que j’appelle la Cage. C’est nocif pour nos conditions de vie, pour le climat, pour la relation avec la campagne… Nous portons une autre approche pour notre territoire. Si l’humanité va en ville, c’est parce que c’est un lieu qui concentre les échanges économiques, culturels, de solidarité et de connaissance, qui forment les quatre dimensions de l’urbain. C’est aussi pour une certaine idée de la liberté : là où le village peut être l’expression du contrôle social, le citadin peut bénéficier d’un autre rapport à la communauté. Il peut retrouver de l’anonymat, son rôle n’est pas assigné. Cette liberté nécessite de travailler sur les inégalités d’héritage, mais aussi de repenser notre relation avec la nature et le monde paysan : aujourd’hui, les métropoles importent 98 % de leur alimentation, nous sommes donc vulnérables. Cette approche ne balaie pas pour autant les États ou l’Europe. La subsidiarité commence par le local : cet ancrage est un levier pour accélérer la transition, mais il n’existe que par les échanges avec d’autres territoires pour l’alimentation, l’énergie, etc. Le poète portugais Miguel Torga disait que « l’universel, c’est le local moins les murs ». 

Cette dépendance, vous l’avez aussi expérimentée à vos dépens, notamment à travers la réduction des dotations de l’État qui vous a obligé à prendre des mesures plutôt impopulaires à gauche (telles que la fermeture de bibliothèques municipales ou le « plan de sauvegarde des services publics » qui visait à réduire les dépenses de fonctionnement) ou à renoncer à certains engagements de campagne (la gratuité des transports en commun).

Les ressources financières représentent une contrainte majeure : Grenoble, déjà fragile, a perdu un mois de budget. Agir sous contrainte, c’est le défi qui attend celles et ceux qui passent du contre-pouvoir à l’institution. Même si cela demande parfois de faire des choix contre-intuitifs, qui sont forcément difficiles à prendre et à faire comprendre. Se réfugier dans la gestion à courte vue tout en défendant quelques acquis, c’était l’assurance de perdre à chaque fois. Nous voulons maintenir un cap. Ce plan de sauvegarde, on l’assume pleinement, parce qu’il faut se coltiner la réalité – ou alors renoncer à gouverner. L’exigence d’efficacité fait partie de l’écologie grenobloise. Quand on remunicipalise l’eau (en 2000, ndlr), on fait de l’efficacité de gestion : les tarifs baissent, les investissements triplent et la qualité du service s’améliore. Cette exigence d’efficacité, nous la devons aux citoyens, c’est le sens du service public.

C’est la fameuse « radicalité pragmatique » dont vous avez vite fait votre slogan pour ce premier mandat ?

On est là pour changer la vie, pas pour la subir. On essaie à chaque fois d’avoir le plus d’impact possible, quitte à se frotter à l’État ou aux multinationales. Sur la mobilité, par exemple, quand on fait des zones à faible émission, de la circulation différenciée en pic de pollution, de la vidéo-verbalisation ou l’expérimentation de voies de covoiturage sur l’autoroute, on bouscule les codes et ça finit par transformer les lois ! En démocratie, il n’y a pas de tabou : il faut en permanence questionner le fond, aller chercher le sens de ce qu’on fait, à chaque décision. L’essentiel, c’est de se projeter et d’assumer ses décisions. C’est ma conception de la politique.



Quelle est la mesure dont vous êtes le plus fier ?

Le retrait de centaines de panneaux publicitaires (en janvier 2015, la ville de Grenoble fait disparaître 326 panneaux de publicité dans la ville, ndlr) est une mesure passionnante dans ses implications. Elle réaffirme le pouvoir du politique : la première réaction des gens a été de se demander si on avait le droit… Mais la politique, justement, c’est des choses qu’on décide de faire ensemble. Et si on décide qu’il n’y a plus de pub, alors il n’y a plus de pub ! Ce n’est pas l’économie qui prédomine : elle suit dans un second temps. En cela, cette mesure a une vraie puissance symbolique. Et c’est aussi un joli symbole de la combinaison des imaginaires que l’on porte. Beaucoup de gens étaient d’accord, mais pour des raisons très différentes : il y avait les grands-parents qui vivaient très mal de passer devant des pubs de lingerie féminine ou d’alcool quand ils emmenaient leurs petits-enfants à l’école, les environnementalistes parce qu’on replantait des arbres, les anticapitalistes qui y voyaient un recul de la société de consommation, les commerçants puisque c’était souvent leurs concurrents en périphérie qui étaient promus… Mais si on avait dû se mettre d’accord, au préalable, sur un argument idéologique, on n’aurait jamais réussi un seul et unique imaginaire ! Autant je pense qu’il faut qu’on ait une mythologie commune, autant je souhaite laisser s’exprimer cette diversité des regards sur la société et sur la façon de vivre. Mon objectif est tout sauf produire un seul et unique imaginaire.

À en croire la grogne des commerçants suite au plan de piétonisation du centre-ville, vous pouvez être rassuré…

Je les comprends ! Les travaux ne sont jamais une période facile, les commerçants mettent toute leur énergie dans leurs affaires et la concurrence d’Internet est rude. Mais ils me disent aussi qu’on les fait cogiter : certains se rendent compte que les trottoirs plus larges pour les piétons et les arbres, c’est pas si mal, d’autres que le taux de vacances commerciales reste stable… À l’été 2019, le tourisme a bondit de 15 % à Grenoble. Et tant mieux si cela fait réfléchir, les gens voient qu’on ne les prend pas pour des idiots.

Cette combinaison d’imaginaires, vous l’avez incarnée jusqu’à la tête de la ville, dans un exécutif où se mélangent des citoyens et des responsables politiques issus de différents partis de gauche et écologistes. Au vu du contexte national, où ces mêmes partis n’ont jamais réussi à s’entendre, cela apparaît presque comme un tour de force que votre majorité ait su rester soudée. Comment l’expliquez-vous ?

Nous articulons en permanence une mythologie collective, des principes fondamentaux et de l’action. L’action vient déborder les imaginaires, comme pour les panneaux publicitaires, et cela permet une respiration dans laquelle tout le monde se sent libre et respecté, fidèle à ses valeurs. On n’a pas planté un drapeau vert en disant : « Rejoignez-­nous » – dès lors qu’on fait ça, cela ne peut pas marcher. Et ça vaut pour toutes les couleurs de drapeaux, d’ailleurs… Il ne suffit pas de faire un score, il faut vouloir travailler collectivement. La combinaison des imaginaires est fondamentale.


Vous la sentez, l’étiquette EELV, en tant que maire de Grenoble ?

Je l’assume, mais je ne la sens pas : je suis au service des Grenoblois. Faire de la politique, c’est s’inscrire dans une équipe et accepter de travailler avec ceux qui ne sont pas toujours d’accord avec vous, chercher à créer du commun…

Pourquoi la garder ?

Parce que ce mouvement est un espace de travail avec plein de gens extraordinaires ! Je ne me suis jamais demandé si je devais quitter EELV. Cela correspond à mon histoire politique. Quand je m’engage, en 2009, je milite déjà à RESF et en tant que parent d’élève, mais je vois une turbulence politique, avec EELV qui se pense comme un mouvement. J’envoie donc mon CV et une lettre de motivation pour voir ce que ça donnera. Naturellement, mon prisme était plus « social », j’aurais dû voter socialiste, c’était le chemin normal. Sauf que quand j’ai eu le droit de vote, en 1991, le PS était déjà cuit…

Et Jospin ?

Jospin est un homme très intéressant, à l’intégrité presque mendésiste. Mais il n’y avait pas de renouvellement de fond, il n’a pas donné le souffle nouveau qu’on aurait pu attendre de lui. Il a été rattrapé par la gestion de court terme, sans vision. Il reste dans cette social-démocratie qui a dérivé petit à petit et abandonné son ambition de transformation. Les 35 heures ? C’est bien plus un totem qu’une logique de transformation radicale. À l’époque, je défendais déjà la semaine de 4 jours qui portait un vrai projet de lutte contre le chômage.



Aujourd’hui, le terme même de « gauche » fait débat pour certains écologistes…

Pas pour moi. Bien sûr que la définition de l’espace politique est plus riche que ça et ne se réduit pas au seul axe linéaire gauche-droite. Mais nous sommes issus d’une histoire où les rapports sociaux sont déterminants, cela me semble un prisme toujours pertinent que de penser l’humanité comme une histoire de classe. À l’intérieur, il y a d’autres axes qui fracturent cette gauche : les productivistes contre les environnementalistes, l’axe décentralisateur versus le dirigisme étatique, le rapport à l’Europe et à l’international, etc. Tout ceci est bousculé par le dérèglement climatique et les inégalités sociales qui explosent – car pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il n’y a pas un horizon libre devant nous, il y a une butée d’ici quelques décennies. Et ça, forcément, ça transcende ces histoires de curseurs gauche-droite et diversifie les axes. Cela oblige surtout à l’action, car le débat public s’est structuré entre une extrême droite du repli sur soi, un ultra-libéralisme qui s’affirme et se met à l’abri, et ce que j’appelle « l’arc humaniste » que nous essayons d’incarner. Mais pour l’instant, ce sont les deux premiers qui sont 10 points devant ! Les ultra-libéraux jouent la carte du rempart contre l’extrême droite pour être sûrs de l’emporter à chaque fois. Ils jouent avec le feu : en politique, personne n’a jamais gagné tout le temps…

Où situez-vous LREM ? Peut-il faire partie de l’arc humaniste ?

Non. La République en marche, c’est Macron, point. Il n’y a aucune structure démocratique, c’est Paris qui nomme les référents dans les départements et les candidats aux municipales, jusque dans les villes de 9 000 habitants ! Il n’y a jamais eu de congrès dans lesquels on peut discuter des orientations… Macron a créé une entreprise – c’est son fameux modèle de start-up – avec une logique d’entrepreneur, qui analyse le marché et fait des joint ventures au besoin, avec des gens salariés de l’entreprise qui n’ont pas leur mot à dire sur la stratégie. Et derrière ça, il y a ce néodarwinisme du XXIe siècle, qui est un discours très pauvre philosophiquement : d’un côté, les winners, les nantis qui se protègent, et de l’autre, « ceux qui ne sont rien », tout simplement pas faits du même bois. Entre les deux, c’est la loi de la jungle. Pour moi, Macron porte une rupture anthropologique forte : j’en viens parfois aujourd’hui à me sentir plus proche des valeurs de gens de la droite républicaine que du macronisme.

Vous notez ce paradoxe, dans votre livre : « Le paysage politique a été chamboulé et il ne ressemble plus à ce qu’il était il y a encore dix ans, [mais] le poids institutionnel des écologistes, lui, reste équivalent. » Pourquoi ?

Les écologistes restent dans une culture de contre-pouvoir. On a beau dire qu’on veut gagner, tout transpire encore qu’on est des seconds, dans une logique de gagne-petit… Quand je me suis lancé pour les municipales en 2014, ça ne m’intéressait pas de faire un truc d’écolo pour être à 15 % – je voulais gagner pour de vrai. Et ça change tout, j’étais prêt à y aller et à tout donner. Prendre les institutions et être au cœur du système,  c’est mon choix et je le défends. C’est un débat qui traverse les contre-pouvoirs depuis toujours. Certains préfèrent rester dans l’interpellation et la critique de l’extérieur et il en faut. Mais pour moi, cette fonction d’aiguillon du pouvoir en place, on ne peut plus s’en contenter. Ce changement de posture est majeur, c’est une vraie révolution interne. L’écologie politique doit mener un gros travail pour accéder au pouvoir : il faut se décaper de l’intérieur, se questionner sur ses pratiques, sur le leadership, sur le travail d’équipe… Et il reste beaucoup à faire dans cette articulation entre société civile et institution. Pour faire comprendre que ce n’est pas parce qu’on a conquis l’institution qu’on devient un suppôt du système.

Revendiquez-vous d’être un leader ?

Bien sûr, c’est fondamental. J’assume cette responsabilité qu’on m’a confiée à Grenoble. C’est plutôt original pour un écolo, car d’habitude, chez les Verts, c’est « pas de chef et pas une tête qui dépasse ». Alors que pour transformer la société, à court comme à long terme, il faut assumer qu’on ait chacun des rôles : ceux qui sont dans la sphère politique, ceux qui sont dans la société civile, etc. Ça ne retranche rien à ce qu’on est comme individu ni aux ambitions qu’on a tous en tant que citoyen ! Mais la politique, c’est incarné, c’est une histoire humaine. Les gens voient beaucoup l’exercice politique comme un sacrifice, pas moi : je le fais parce que j’y trouve du plaisir, de la nourriture intellectuelle et humaine dans la vie quotidienne. Je me suis enrichi de la diversité des gens autour de nous, c’est une des merveilles du mandat. C’est tout sauf un sacrifice. Et ce que j’ai envie de conduire à nouveau, c’est une aventure humaine forte qui puisse entraîner de nouvelles personnes, au-delà des horizons traditionnels, en bousculant les sphères politisées.


En 2014, vous étiez une surprise aux municipales, puis vous êtes devenu un laboratoire. Aujourd’hui, vous sentez-vous comme un favori ?

Ce n’est pas mon état d’esprit, je ne calcule pas comment faire la course en tête ou garder les deux points d’avance à l’arrivée. Je veux porter notre projet plus loin. En 2014, l’enjeu était de bousculer les propriétaires d’un système et une façon de faire des politiques publiques. C’était la gauche et la droite qui se repassaient le pouvoir, chacune son tour. Aujourd’hui, la flèche de l’Histoire a changé de direction : nous ne sommes plus « l’autre gauche », nous sommes les humanistes qui changent la vie. La COP21, Hulot ministre, l’encyclique du Pape, Trump ou l’Amazonie sont passés par là... la prise de conscience climatique est partout. Le moment est historique : nous sommes à présent majoritaires. Le défi, passionnant, c’est donc de transformer cette majorité culturelle en majorité politique. Et les villes sont en première ligne pour cela.


Cet article a été initialement publié dans le numéro 37 de Socialter "Bienvenue en lobbycratie", disponible sur notre boutique en ligne.



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