Innovation et storytelling

Inventer un nouveau récit pour les low-tech

Oniriques et étranges, les montagnes russes du Progrès illustrées dans Trenčín, opposent l’ancienne architecture à la techno­logie moderne envahissante.
Oniriques et étranges, les montagnes russes du Progrès illustrées dans Trenčín, opposent l’ancienne architecture à la techno­logie moderne envahissante. Emblématique représentant du surréalisme et de l’expression­nisme slovaque, Imrich ­Weiner-Kráľ ­mélange art contemporain et motifs folkloriques ­venus des Balkans.

À en croire notre imaginaire collectif, le progrès technologique serait un mouvement linéaire, une succession d’innovations toujours plus complexes, plus gigantesques. Pourtant, à plusieurs reprises au cours de l’ère industrielle, d’autres récits ont pris à contre-pied cette histoire mythique en valorisant la sobriété, la maîtrise, ainsi qu’un rapport plus riche à nos outils et au monde.

L'intérêt pour les low-tech s’inscrit dans une longue généalogie de réflexions sur les trajectoires et les choix techniques. Dans les années 1960-1970, beaucoup ont cherché à définir ce que seraient des technologies « intermédiaires » (E. F. ­Schumacher), « libératrices » (Murray ­Bookchin), « démocratiques » (Lewis Mumford) ou encore « conviviales » (Ivan Illich). Il s’agissait d’imaginer des trajectoires techniques à petite échelle, décentralisées, sobres en énergie, res­pec­tueuses de l’environnement et à forte utilisation de main-d’œuvre.

Article issu de notre hors-série de 2018 « L'avenir sera low-tech ». Disponible en PDF sur notre boutique en ligne !


S’émancipant des alternatives trompeuses et trop binaires pensées en termes de ­refus ou d’acceptation des techniques, ces auteurs – et beaucoup d’ingénieurs et d’expérimentateurs avec eux – ont cherché à penser ce que seraient des dispositifs à la fois socialement bénéfiques, écologiquement durables et politi­quement démocratiques. Contre l’idée que les techniques sont neutres et que seul leur usage définit leur sens, les théoriciens et promoteurs des technologies douces – qui ressurgissent au­jour­d’hui sous le terme de « low-tech » – considéraient qu’il ne suffit pas d’intervenir par la fiscalité, le droit ou les prix pour réguler les changements ; c’est le type même des techno­logies et des infrastructures matérielles qui doit être interrogé. 

Un retour avorté

Les années 1970 ont été l’âge d’or de ces technologies douces et des mouvements sociaux qui les portaient. Les publications et les expérimentations ont alors été innombrables, notamment aux États-Unis. Face au déferlement des nouveaux objets, aux débats sur la crise de l’énergie et aux projets grandioses hérités de la guerre froide, beaucoup se sont tournés vers des outils sobres et fabriqués de façon artisanale, certains imaginant même que ces « technologies douces » allaient quitter leur « ghetto marginal » pour conquérir le monde . Pourtant, le mouvement s’affaiblit rapidement au cours des années 1980 avec la multiplication de nouvelles promesses technologiques et l’essor de la mondialisation néo-libérale ; l’enthousiasme initial est retombé avant de renaître timidement aujourd’hui.

Si ce mouvement reste mal connu en France, il a été abondamment étudié aux États-Unis, notamment par ­Langdon ­Winner qui date sa disparition de l’élection de Ronald Reagan à la présidence des ­États-Unis en 1980. L’échec tient à de nombreux facteurs : le poids des grands lobbies industriels, les choix d’investissements, la compétition internationale exacerbée, l’aspect naïf de nombreuses expériences, ou encore les difficultés de définition : quels outils, quels instruments, quels appareils, quelles machines, quels réseaux ou systèmes ­techniques adopter ? Selon quels critères peut-on en effet juger du caractère doux, démocratique ou convivial d’une technique ? Ces questions demeurent décisives. 

Les s douces devaient être écologiques et avoir un faible impact sur le monde, être peu gourmandes en énergie, façonnées avec des matériaux recyclables, produisant peu de déchets et fonctionnant longtemps, en favorisant l’emploi et la polyvalence contre l’obsession de la productivité et l’hyper-­spécialisation. Ces techniques devaient permettre une intervention manuelle et artisanale, être appropriables localement. Mais ce type de listes soulève de multiples problèmes et les critères définissant ce que pourrait être une bonne technologie émancipatrice sont ­ambigus et souvent contradictoires entre eux. Ainsi, l’aspect décentralisé ou profitable en termes d’emplois n’est pas néces­sairement conciliable avec le caractère écologiquement bénéfique de tel ou tel dispositif. 

Retrouver les alternatives passées

L’urgence de ces réflexions s’impose plus que jamais à l’heure de l’effondrement écologique global, de l’épuisement des ressources, et du chômage de masse. Mais les low-tech et leurs défenseurs demeurent mal connus, rejetés de nos imaginaires comme des trajectoires périmées, absents des histoires héroï­ques des techniques qui célèbrent le génie des grands inventeurs, l’innovation et les découvertes qui ont changé le monde. L’histoire des techniques reste souvent le récit de l’avènement des high-tech, de l’accroissement de la productivité et du gigantisme. Les sources à partir desquelles s’écrit l’histoire privilégient certains types de techniques sur d’autres, elles donnent le premier rôle aux dispositifs spectaculaires qui frappent l’opinion et retiennent l’attention des pouvoirs. Elles privilégient les outils permettant l’accumulation de puissance sur les technologies douces qui visent l’autonomie. L’importance des technologies douces n’a donc cessé d’être minorée alors même qu’elles constituaient le monde technique habituel et ordinaire de millions de personnes et que leurs partisans étaient plus nombreux qu’on ne le pense.

“L’histoire des techniques reste souvent le récit de l’avènement des high-tech, de l’accroissement de la productivité et du gigantisme.”

Depuis les débuts de l’industrialisation, de nombreux observateurs ont en effet dénoncé les ravages écologiques et ­sociaux des nouvelles techniques de production capitalistes et tenté d’imaginer des dispositifs permettant d’instaurer une harmonie avec le monde et les autres. Les premiers socialistes du XIXe siècle, comme ­Charles ­Fourier, s’opposaient ainsi aux effets avilissants et dégradants des machines de leur temps, ils repoussaient la technologie bourgeoise comme un instrument d’accroissement des inégalités et, parfois, de danger pour l’intégrité physique du globe.

Souvent ingénieurs, ils croyaient pourtant au progrès de la science ; pour réconcilier leur aspiration à l’égalité et leur foi dans le progrès technique ils ont tenté d’imaginer des technologies qui seraient à la fois harmonieuses et bénéfiques pour le plus grand nombre. Outre-Manche, le poète ­John ­Ruskin rêve de son côté dans  les années 1870 d’une commu­nauté idéale où les machines qui suppriment l’exercice physique et le travail artistique seraient ­interdites, et où seuls seraient utilisés les outils permettant l’épanouis­sement de la créativité individuelle. Contre les machines à vapeur qui ­polluent et exploi­tent, les seuls moteurs autorisés ­seront ceux qui utilisent les forces naturelles du vent et de l’eau. 

Certains moments de changement des systèmes techniques furent particulièrement propices à ce type de réflexion, comme le fut l’apparition de l’électricité à la fin du XIXe siècle ou celle du numérique un siècle plus tard. Toutes deux ont inauguré l’espoir d’un monde technique plus doux, décentralisé et socialement plus acceptable que la grande ­industrie capitaliste, avant d’être réinvesties par les logiques du gigantisme et du gaspillage. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que les transferts techniques s’intensifiaient vers les pays du Sud, ­certains ont également contesté l’exportation sans nuance des grandes technologies occidentales peu adaptées aux besoins du « tiers-monde ».

La Forge - Par Adolph Van Menzel - © BPK, Berlin, Dist RMN-Grand Palais - Klaus Göken

Une rivalité constante

Mais au-delà de ces multiples projets et utopies cherchant à réorienter le sens de l’évolution technique, c’est la réalité même des objets techniques du passé qui doit être réexaminée. L’histoire des techniques est largement une histoire mythique. Contre le schéma modernisateur polarisé par la seule innovation, par l’obsession de la concurrence, et identifiant l’industrie aux vastes machines et infrastructures imaginées par les laboratoires et les multinationales, ce sont les outils simples, ordinaires, bricolés, qui ont longtemps façonné la vie des individus et accompagné l’industrialisation. Vivant dans un monde aux ressources et à l’énergie rares, les sociétés passées ont longtemps ­privilégié les low-tech en recourant prioritairement à des outils simples, peu ­coûteux et fabriqués localement, maîtrisables par des groupes restreints. 

Au XIXe siècle, à côté de la production de masse encore minoritaire qui employait des machines spécialisées et du travail déqualifié afin de produire des biens standardisés, il existait ainsi une production « flexible » fondée sur un travail qualifié et des machines souples, qui permettait la fabrication de produits variés en utilisant peu de force. Avant de s’imposer massivement au XXe siècle, l’automatisation, le taylorisme et les énergies dites fossiles restèrent longtemps limités, en dehors de quelques régions. L’énergie hydraulique, comme celle du vent et des animaux, ont ainsi fait l’objet de nombreuses améliorations et perfectionnements avant d’être rendues peu compétitives par le bon marché factice des énergies fossiles.

Aujourd’hui encore, les techniques agricoles douces et les animaux de travail restent utilisés dans le monde et sont souvent plus efficaces et adaptés aux ­situations locales que les vastes machines fonctionnant au pétrole ou que les high-tech disruptives imaginées dans les laboratoires et start-up de la ­Silicon ­Valley.

L’histoire des techniques devrait cesser d’être le récit linéaire de la victoire inéluctable des high-tech sur les techno­logies anciennes pour penser plutôt la ­rivalité constante entre hautes et basses technologies, entre des technologies de la puissance fondées sur l’exploitation des ressources et sur la spécialisation des tâches et des technologies sobres et économes vers lesquelles ­devrait s’orienter la créativité des ingénieurs, malgré la pression des actionnaires et des pouvoirs publics. Il faut dorénavant être capable de s’opposer aux hautes technologies qui réduisent le vivant à un ensemble de paramètres physiques abstraits ou qui impliquent une gestion autoritaire et technocratique du monde et des humains. 

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