Lutte interespèces

Guerilla Rewilding : des espèces protégées pour empêcher l'artificialisation

Une nouvelle forme de lutte se développe pour favoriser l’installation d’espèces protégées sur des lieux menacés par des grands projets d’urbanisme. L’occasion de subvertir le terrain juridique tout en repensant ses liens au vivant par de nouvelles solidarités, y compris interespèces.

À  Dijon, dans le quartier libre des Lentillères, l’idée de construire une « mare de défense » est d’abord partie d’une blague. Sur les gravats d’un ancien abattoir, le terrain de BMX constituait l’espace idéal : espaces ouverts et dégagés, le top du top pour accueillir des batraciens. « C’est ce qu’ont suggéré en rigolant les membres de la LPO [Ligue de protection des oiseaux] Côte-d’Or venus faire des relevés faunistiques et floristiques sur cette zone encore menacée par la municipalité, raconte Clément Cadiau, membre du collectif des Lentillères. En tant qu’espèces protégées, les batraciens de ces mares, comme l’alyte accoucheur, permettraient possiblement de protéger le lieu. »

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Cette réflexion, rapidement prise au sérieux, fait l’objet de débats lors des chantiers Reprises de savoirs 2 durant l’été 2022 et se concrétise rapidement. Deux grands trous recouverts de bâches et de pierres ont été creusés en octobre dernier, et permettent aujourd’hui d’accueillir les amphibiens. Par leur seul statut, ces êtres vivants pourraient assurer, sinon la protection définitive du lieu, du moins un délai repoussant les travaux qui les menacent. La préservation des espèces protégées et de leur habitat est en effet inscrite dans le droit de l’environnement. Mais attention à ne pas se piquer de naïveté : « Le droit de l’environnement est un droit à polluer, avertit Chloé Gerbier, juriste au sein de l’association Terres de luttes. La disposition “espèce protégée” précise à l’article 411-1 comment protéger les espèces, et à l’article 411-2 comment cette protection peut être contournée. » Favoriser la présence d’espèces protégées sur un lieu permettrait toutefois d’attaquer les autorisations qu’obtiennent certains projets destructeurs.

Et ce recours s’avère doublement efficace : d’abord parce qu’il peut reconnaître la présence d’espèces protégées qui n’a pas été relevée lors de l’étude d’impact du constructeur, mais aussi parce qu’il ouvre une véritable faille juridique. « Pour qu’unprojet puisse obtenir une dérogation, il faut qu’il y ait un “ intérêt public majeur ”, qui n’est pas défini par le droit, poursuit la juriste. Cela nous permet donc de questionner l’essence même de ce projet : que permet-il ? Pourquoi l’implanter là ? Cet emplacement est-il le plus pertinent ? » Attaquer directement le projet sur la base des espèces protégées apparaît donc plus efficace que s’attaquer, par exemple, à un permis de construire, régi par le code de l’urbanisme,où la notion d’intérêt public majeur n’a pas besoin d’être invoquée. « Selon moi, le recours “ espèces protégées ” s’impose aujourd’hui comme l’un des plus efficaces pour les collectifs », conclut Chloé Gerbier.

Tritons crêtés et balbuzards pêcheurs

Mais encore faut-il que ces espèces soient présentes sur le site à défendre. C’est tout l’intérêt de cette forme de « guerilla rewilding », visant à faciliter l’installation ou le retour d’une espèce sur un lieu menacé de destruction. Au sein des groupes militants, la technique connaît en tout cas un succès grandissant. À Notre-Dame-des-Landes, le collectif informel Naturalistes en lutte a gratté le sol pour permettre le retour du triton crêté, classé espèce protégée. Dans le Loiret, des naturalistes ont construit un perchoir destiné à accueillir un couple de balbuzards pêcheurs, un rapace protégé, ce qui a permis de contester un projet de pont sur la Loire, au sud d’Orléans. Lors de la lutte des Sucs, visant à s’opposer au projet de déviation de la RN88, en Haute-Loire, les Soulèvements de la Terre ont semé des mauvaises herbes protégées sur une parcelle où la route allait être construite…


Quoique l’idée puisse paraître séduisante, il ne s’agit pas d’introduire de force des espèces protégées sur un lieu, mais de leur fournir l’espace nécessaire pour se développer. « C’est marrant parce qu’il y a aussi un truc autour de la notion de consentement, plaisante Clément Cadiau. Nous, on crée les conditions pour que le gîte puisse se construire. Ensuite, ce sont les espèces qu’on vise qui choisissent de venir ou pas… » Dans leur essai Nous ne sommes pas seuls(Seuil, 2021), Léna Balaud et Antoine Chopot parlent d’« invites », un néologisme qui désigne « ce qu’un environnement donné offre à la perception sensori-motrice et affective d’un individu ». Si le vivant règle son action en fonction de ce qu’il perçoit, alors « tout collectif […] doit prendre le temps de percevoir ce que nous appelons des invites politiques non humaines : une situation de résistance, une force, une topographie propice, qui peut composer et peser avec nous dans le rapport de force ». L’occasion donc de décentrer le regard, afin de s’intéresser aux besoins des espèces qui pourraient venir habiter un espace menacé, mais aussi de remettre le non-humain au cœur du combat. « C’est pratiquer le vivant qui nous permet de le connaître et de lui donner une visibilité, explique Clément Cadiau. Si on ne nomme pas les choses, elles n’existent pas. À Notre-Dame-des Landes, les Naturalistes en lutte ont montré la présence du triton crêté, et d’un coup, il existait. Sans ces inventaires, il aurait péri sans bruit. » 

Un grain dans la machine

Les différents collectifs qui recourent à cette technique restent toutefois lucides sur sa portée, car son application demeure soumise à plusieurs facteurs. « Actuellement, c’est la lenteur de la justice qui bloque les luttes environnementales, déplore Xavier Métay, coordinateur à France Nature Environnement Pays de la Loire. Pour les recours juridiques, le temps de traitement est très long, les travaux commencent souvent avant que l’affaire ne soit jugée sur le fond. » Aux Jardin des Vaîtes à Besançon, les nombreuses espèces protégées de ces 34 hectares de terres maraîchères enclavées en ville n’ont pas empêché le début des travaux visant à construire un éco-quartier. L’association Jardins des Vaîtes s’est rapidement constituée pour s’opposer à la dérogation obtenue par la mairie, et si les travaux ont été suspendus, la procédure s’apprête à reprendre aujourd’hui sur le fond. « Favoriser la venue d’espèces protégées, c’est quelque chose qu’on est en train de penser », expose toutefois Claire Arnoux, présidente de l’association. Le but : empêcher une reprise des travaux et garantir la qualité du lieu pour les êtres qui y vivent. 

Toutefois, la loi évolue. Les listes d’espèces protégées, déterminées par un simple arrêté, peuvent tout à fait se voir enrichies de nouveaux membres – ou au contraire délestées – par cette même voie. Quant aux espaces menacés qui ne disposent pas d’une richesse de faune et de flore préalablement reconnue, tout est à faire. « Trouver une espèce protégée, c’est une technique qui fonctionne, mais de nombreux collectifs ne sont pas au courant de son existence », reconnaît Léna Lazare, membre des Soulèvements de la Terre (lire notre entretien). La militante travaille donc à l’élaboration d’un Réseau de naturalistes en lutte à l’échelle nationale. Une telle organisation permettrait de diffuser le savoir et les bases pratiques de l’élaboration d’une mare ou d’un nichoir, mais aussi de centraliser les besoins des luttes en cours pour envoyer les écologues les plus adaptés sur le terrain. Le tout avec un objectif affirmé : contrer plus efficacement les grands projets inutiles et imposés. 


Les chantiers-pluriversités Reprises de savoirs, qui se sont tenus pour la première fois cet été, ont visé à concrétiser des initiatives lancées par différents groupes partout en France, alliant ainsi le théorique à la pratique.

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