Médecine et éthique

Greffe d’organe : tout n’est pas bon dans le cochon

Illustrations : Sam Taylor

Les cochons génétiquement modifiés pourraient devenir le prochain vivier de « donneurs » d’organes. Mais plusieurs médecins mettent en garde : les xénogreffes risquent de devenir une usine à pandémies.

David Bennett a vécu avec un cœur de cochon qui assurait « comme une rock star ». C’est du moins ainsi que le décrivait son chirurgien. L’événement a attiré l’attention des médias internationaux : l’homme, âgé de 57 ans, était le tout premier humain à recevoir une xénogreffe avec un cœur porcin. L’opération, réalisée par une équipe de l’université du Maryland (États-Unis), a été présentée comme un succès historique. Et ça l’a été pendant deux mois.

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À cette première, en a succédé une autre : l’autopsie a révélé que David Bennett était probablement mort des suites d’une infection due au cytomégalovirus (CMV) porcin – un virus propre à cette espèce animale – présent dans son nouveau cœur et qui n’avait malheureusement pas été détecté avant l’opération. Cette infection confirme les craintes qui taraudent certains chercheurs depuis des années : le secteur des xénogreffes, en plein essor, pourrait bien être une future usine à zoonoses – ces maladies qui se transmettent de l’animal à l’homme, que le Covid a récemment mises en lumière. D’autant plus que plusieurs éléments dans le processus nécessaire au bon déroulement des xénogreffes en font un terreau fertile pour de futures pandémies. 

Système immunitaire désactivé

Le principe des xénogreffes est élémentaire : plutôt que d’attendre de recevoir des organes en bon état de patients fraîchement décédés, pourquoi ne pas élever des animaux pour qu’ils servent de banques d’organes aux humains ? Organes dont nous manquons : en France, entre 500 et 800 patients meurent chaque année faute d’avoir pu bénéficier d’une greffe. Reste un hic : il faut des organes humains ou compatibles avec le corps humain, comme ceux des chimpanzés qui partagent 97 % de leur ADN avec l’homme. Mais en 1999, la Food and Drug Administration (FDA), l’autorité de régulation du secteur pharma­cologique aux États-Unis, a interdit ces pratiques sur les primates, jugeant les risques sanitaires trop importants.

Les recherches en France sont pour l’instant encadrées de près, prenant avant tout en compte les impératifs de sécurité sanitaire. C’est donc sur les cochons, avec qui nous avons 95 % d’ADN en commun, que les entreprises de biotechno­logie se sont tournées. Depuis une vingtaine d’années, plusieurs laboratoires développent des techniques afin de créer des cochons génétiquement modifiés, destinés à produire des organes compatibles avec un corps humain. Ce qui a permis de maîtriser ces modifications génétiques, c’est une avancée majeure dans nos capacités à éditer les gènes : les fameux « ciseaux » CRISPR-Cas9, grâce auxquels les scientifiques sont désormais en mesure de modifier des molécules à la surface des cellules porcines pour réduire la probabilité que le système immunitaire humain ne déclenche une réaction au contact de ces nouveaux tissus. Car, comme pour n’importe quelle greffe d’organe, ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est que le corps du patient ne rejette le greffon – c’est-à-dire qu’il le considère comme un intrus et amorce une réaction immunitaire pour essayer de s’en débarrasser. 

Afin d’empêcher ce scénario catastrophe pour le patient, les médecins prescrivent des médicaments (traitement immunosuppresseur) qui mettent en pause le système immunitaire du greffé. Et c’est là que les ennuis commencent. Car ce que met en lumière l’infection de David Bennett, c’est que le corps d’un patient dont on a désactivé le système immunitaire est « un environnement parfait pour qu’un virus prospère, met en garde Roger Jacobs, biologiste à l’université McMaster (Canada). Le virus, qui est naturellement disposé à évoluer pour trouver des manières d’infecter ses hôtes, a dans cette configuration tout loisir de muter et de devenir extrêmement dangereux pour l’homme ». Après quelques jours, semaines ou mois d’incubation, le virus évolué serait alors prêt à se propager d’un individu à un autre. Incuber un super-virus pourrait alors représenter une menace non négligeable. 

« Tourisme des xénogreffes »

Ce risque est pris au sérieux par la communauté scientifique. Le Nuffield Council on Bioethics, un centre de recherche basé au Royaume-Uni, recommande ainsi de soumettre les patients qui reçoivent une xénogreffe à une surveillance permanente, tout au long de leur vie. Mais cette solution pose plus de problèmes qu’elle n’en résout : sera-t-il vraiment possible de contrôler régulièrement la santé de tous les patients qui reçoivent une xénogreffe sans entrer dans une surveillance intrusive de leur vie privée ? Syd M. Johnson, philosophe bioéthicienne à la SUNY Upstate Medical University (État de New York), pointe un autre problème, concernant cette fois-ci les donneurs d’organes « désignés » volontaires : les cochons.

Ces derniers, qui sont génétiquement modifiés et clonés, doivent être élevés dans des conditions qui minimisent tout risque d’infection : environnement stérile, insémination artificielle, transfert d’embryon, accouchement par césarienne... sans oublier une vie à l’isolement et des actes (prélèvements de tissus ou de sang) qu’il leur faut subir tout au long de leur existence. Autant de facteurs « à même de causer à ces animaux sociaux et très intelligents des souffrances physiques et psychiques », argumente la philosophe.

Syd M. Johnson évoque également un autre risque à prendre en compte : « On peut envisager que se développera une forme de tourisme des xénogreffes », tout comme il y a actuellement des patients qui se rendent en Turquie pour une intervention d’implants capillaires. Ces voyageurs multiplieraient les risques de diffuser d’autant plus rapidement un virus au cours de leur trajet de retour. En somme, « les risques sont trop grands, et les bénéfices trop ténus, pour continuer les recherches dans le domaine des xénogreffes, tranche-t-elle. Cela reviendrait à potentiellement transformer des millions de personnes en sujets involontaires d’une recherche expérimentale si un virus émergeait ». Autrement dit, à risquer les vies de millions de personnes si se déclenchait une pandémie à partir de l’une de ces greffes, tout cela pour prolonger de quelques mois ou années la vie d’une poignée de patients en mesure de s’offrir l’opération. 

Roger Jacobs s’insurge aussi contre certaines pratiques : malgré les risques, quelques entreprises de biotechnologie spécialisées dans l’élevage de porcs à des fins de xénogreffes – comme United Therapeutics ou eGenesis – pourraient commencer les phases d’essais cliniques d’ici un à deux ans. « De la même manière que pour le Roundup [un herbicide développé par Monsanto, ndlr], les entreprises du secteur, qui ont un intérêt financier à aller vite, négligent les risques et la phase de consultation avec le public. » Le biologiste espère toutefois que la FDA aura « pris la mesure des implications de l’infection de David Bennett et examinera les enjeux de manière adéquate ». D’ici là, peut-être qu’une proposition « low-tech » formulée par Syd M. Johnson pourra être valorisée : « faire plus de sensibilisation à propos du don d’organes d’humain à humain ». Un simple effort de communication qui pourrait épargner bien des peines. 

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