Chronique

François Bégaudeau : « Mépriser le mépris »

Marie Casaÿs

François Bégaudeau est écrivain, critique littéraire, scénariste et réalisateur. Auteur de plusieurs romans dont La Blessure, la vraie (Verticales, 2011) et En guerre (Verticales, 2018), il a récemment signé l’essai Notre joie (Pauvert, septembre 2021). Il tient une chronique régulière pour Socialter et livre deux fois par mois un podcast de critique de cinéma, La gêne occasionnée.

On entend beaucoup parler de mépris de classe, ces temps-ci. On pourrait s’en féliciter, songeant que ce succès verbal participe du retour en force, après des décennies de placard, de la catégorie de classes et de la lecture du réel qu’elle outille. Or, dans ce réjouissant tableau d’une pensée sociale réhabilitée, quelque chose fait tiquer. Le succès, justement. Succès veut dire nombre, et dans le nombre il y a de tout. Le nombre est une auberge espagnole où l’on ne croise pas que des amis. Parmi les fieffés rebelles qui dénoncent le mépris de classe, certains n’ont pas du tout la réputation de croire que les classes structurent la société, et encore moins qu’elles sont le moteur de l’histoire, comme aurait dit Marx qu’ils abhorrent. On pense par exemple à cet essai récent s’émouvant du mépris dont les énarques ont jadis couvert le pauvre Sarkozy, qui a grandi dans un ruisseau de Neuilly, et le malheureux François Pinault parti sans rien de sa Bretagne natale comme Bécassine. Ces passages poignants ne sont pas surprenants dans un livre par ailleurs très remonté contre l’égalitarisme et les  privilèges des fonctionnaires. Ils doivent être vus comme parfaitement ajustés à la démonstration libérale d’ensemble. À travers eux on réalise que dans « mépris de classe », « mépris » occulte « classe ».

Gros dossier que le mépris. Zone affective trouble et subtile. Le mépris est plus subtil que la haine. Le mépris infériorise son objet, alors que la haine est toujours un hommage. Le mépris se nourrit du sentiment que l’individu méprisé s’infériorise lui-même. Dans le film nommé Le Mépris (1963), Paul-Piccoli, scénariste, s’est mis lui-même plus bas que terre en se couchant devant un producteur. Dès lors, Camille-Bardot, sa compagne, le regarde de haut. Puis ne le regarde plus. Pour elle, il n’existe plus. Si tu es chômeur et que tu ne cherches pas de travail, c’est parce que tu te complais dans le chômage alors qu’il suffit de « traverser la rue » pour trouver du boulot. Tu ne crois pas en toi, tu as une piètre estime de toi. Regarde-toi, avec ton survêt. Tu te négliges tellement que tu n’as même pas envie de porter une veste. Comment voudrais-­tu qu’on te regarde, alors que tu te planques ? Dès lors, dans une gare, tu fais partie des gens qu’on ne voit pas. Tu n’existes pas.

Mais le parallèle entre Emmanuel Macron et Brigitte Bardot s’arrête là, en dépit de leur criante ressemblance physique. Si, à leurs yeux, Paul et le chômeur ont perdu toute valeur, ce n’est pas dans le même sens. Pour Brigitte, son amant perd sa valeur parce qu’il n’est plus vaillant. Pour Emmanuel, n’avoir aucune valeur signifie n’avoir aucune valeur sur le marché. Le boutiquier qu’il demeure rabat la valeur sur la valeur marchande. Les chômeurs ne sont rien au sens où ils comptent pour zéro dans la richesse nationale. Loin de rapporter, ils coûtent – « un pognon de dingue ». Ce qui est tout à fait vrai. 

Malaise français

Il ne s’agit donc pas de mépris. La formule macronienne emblématique du mépris de classe n’en procède pas. Parlant « des gens qui ne sont rien », Macron expose un fait objectif pour lui et les start-uppers qui l’écoutent religieusement. Ce n’est pas un jugement, c’est une donnée. Cela ne révèle pas la psychologie de ces winners, mais leur représentation de la société. Ce n’est pas de la psychologie, c’est de l’idéologie. Ce n’est pas du mépris de classe, c’est un point de vue de classe ; la sécrétion idéologique d’une position de classe. Le mépris relève de ce lexique médico-psychologique qui infuse aujourd’hui tous les discours et joue un grand rôle dans la dépolitisation générale. L’agora dépolitisée dit qu’une société est malade plutôt qu’injuste ; que la société doit être réparée plutôt que subvertie. C’est en bon conservateur que Marcel Gauchet parle du « malaise français ». La France fait un malaise, appelons le Samu, réanimons-la par massage cardiaque, gardons-la trois jours en observation chambre 232 et la voilà requinquée. Car la France, n’est-ce pas, est résiliente.

Si le problème est psychologique, il n’est pas social. Si le problème est le mépris de classe, le problème n’est plus la classe mais le mépris. Si on demande juste à Macron de s’amender du mépris qui suinte de son visage glabre, il peut à loisir continuer à arroser de cadeaux le grand capital. Retirez les quelques saillies méprisantes de son quinquennat et le bilan est globalement positif. Que le riche renonce à sa morgue et nous lui laisserons ses privilèges. Est-ce seulement cela que nous voulons ? Que ces gens ravalent leur mépris ? Qu’ils acquiescent en silence quand on leur fait part de doléances ? Qu’ils prennent un air d’écoute attentive ? Qu’ils affectent l’empathie ? La flat tax, on a admis ; la « réforme nécessaire » de l’assurance-chômage, on admettra, mais de Macron on ne peut plus supporter l’absence d’empathie. Alors que sa femme, l’autre Brigitte, en a des kilos à revendre. Hier encore elle répondait personnellement à la lettre d’une jeune myopathe. Emmanuel, lui, ne répondrait même pas à un dyslexique. Moyennant quoi on se demande si en avril on ne va pas lui préférer Valérie Pécresse, femme et donc empathique.

Ces gens qui n’existent pas

Psychologiser la politique, c’est l’individualiser. Indivi­dualiser la politique, c’est se déshabituer à penser politiquement et donc socialement les situations. Macron ne souffre pas d’un déficit d’empathie envers les pauvres, il n’est juste pas en position d’exercer cette empathie. Être sensible à la vie d’un individu suppose qu’on soit en contact avec lui. Fils de médecin, passé directement d’un lycée jésuite de province à un lycée d’excellence parisien, puis de l’ENA aux cabinets ministériels en passant par la banque sous Cloche, Macron n’a jamais été en présence d’un prolo. Il ne saurait être plus sensible au sort des précaires que je ne le suis à son lyrisme de banquet militaire. Pour lui, les gens qui n’existent pas n’existent vraiment pas, ils n’ont pas de réalité tangible. Son défaut n’est pas le mépris mais la classe. Et la place qu’elle lui fait occuper. Et l’étroit point de vue sur le monde auquel elle le contraint. Une malencontreuse distraction au moment de l’acquisition a fait que la maison du Touquet a vue sur la mer et non sur une usine.

Et quand bien même ce mépris existerait, est-ce vraiment un problème, est-ce vraiment le problème ? Si une telle pente psychologique est repérable chez les dominants, mérite-t-elle notre attention, notre indignation ? De quoi souffre le prolétaire : d’essuyer le mépris de classe ou de subir l’oppression de classe ? S’il était donné à une femme de ménage de choisir entre quatre heures de moins par jour sans baisse de salaire et un bonjour poli du DG de la boîte qu’elle croise à 9 h 15 en sortant du bureau qu’elle vient de nettoyer, elle choisirait quoi ? Peut-être que je minimise l’humiliation du mépris social, et que je la minimise parce que mon sillon petit-­bourgeois me l’a épargnée. Peut-être que je serais moins désinvolte sur le sujet si un regard condescendant de patron me laissait une blessure aussi vive que le sourire de Magalie Barrault pour décliner mon invitation à danser un slow au bal du 14 Juillet 1986. Il n’empêche que notre perfectionnement politico-esthétique passe par l’indifférence au mépris des hautes classes. Nous gagnerons à le mépriser, au sens où un individu noble d’âme méprise les honneurs. Nous gagnerons à trouver ce mépris flatteur, étant entendu qu’il n’est rien de plus gratifiant que le mépris d’un méprisable.

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