Chronique

François Bégaudeau : « Légitime toi-même »

Illustration : Uli Knörzer

Dans sa dernière chronique pour Socialter, l'écrivain et critique François Bégaudeau s'attaque aux procès en légitimé fait en politique.

La scène dite politique est aussi répétitive que sont figés les rapports sociaux. Régulièrement s’y redonnent des pièces classiques, ponctuées de joutes dialoguées structurellement creuses. Ces derniers mois, c’est la comédie de la légitimité qui nous a été resservie par les saltimbanques en exercice. Comme Molière a son « que diable allait-il faire dans cette galère ? », cette comédie a sa réplique culte : le président de la République est légitime.

Suite de la tirade : le président tire sa légitimité de l’élection, c’est-à-dire du peuple. Si un candidat en campagne annonce que lui président les réverbères seront jaunes, il aura, une fois élu, toute légitimité pour faire peindre les réverbères en jaune. En revanche mon cocker n’aura aucune légitimité à uriner dessus au cas où cette couleur lui déplaise. S’il le fait, il sera verbalisé par des policiers nantis du monopole-de-la-violence-­légitime. Le cocker refuserait-il d’obtempérer qu’il serait neutralisé par un tir de LBD légitime.

Retrouvez cette chronique dans notre numéro 58 « L'empire logistique », en kiosque, librairie et sur notre boutique.


Or, au sortir de sa garde à vue, le cocker n’en démord pas. Cette jaunification des réverbères est inutile, inesthétique, et scandaleusement coûteuse à l’heure où l’hôpital public s’appauvrit. En plus il n’a pas voté pour le président en place, dont cette mesure était le point 342 du programme, écrit en petit en bas à droite.

On fait quoi ?

À ce moment de la dramaturgie, tout est en place pour lancer la grande scène de l’Acte 3 : le conflit de légitimité. Côté jardin, le comédien prodigue en tirades rappelle qu’en démocratie le suffrage de la majorité assure la légitimité. Côté cour, le cocker oppose à la démocratie électorale la démocratie sociale, au regard de laquelle le suffrage de la rue est tout aussi légitime. La rue c’est la foule, ce n’est pas le peuple ! s’étrangle le comédien. Le peuple est éduqué, continue-t-il, il lit les livres de Nicolas Bouzou ; alors que la foule se gave de junk food devant une chaîne de catch. Rien à voir.

Comment !!? se rengorge le cocker. Deux millions de gens dans la rue ce n’est pas le peuple ?

Alors le duel à l’épée se résorbe en concours de chiffres. Le comédien alléguant que 2 millions de manifestants c’est peu par rapport à 68 millions de Français, le cocker sort de son fourreau un sondage où l’écrasante majorité des sondés expriment leur opposition à la réforme des réverbères. Et le comédien de ricaner : hier encore le cocker déniait toute légitimité aux sondages, les déclarant biaisés, manipulés par des instituts à la solde du grand capital. On espère qu’il les trouvera aussi fiables le jour où ils établiront que 75 % des Français sont favorables à la suppression des allocations pour les parents de délinquants.

Le comédien a porté le coup fatal. Le cocker transpercé n’a plus qu’à rentrer à la niche.

Je n’ai que ma conviction

Après revisionnage du combat, il apparaît que le cocker a, comme toujours, perdu de s’être laissé entraîner sur le terrain de l’adversaire. En sécessionniste conséquent, le cocker aurait dû rester sur son propre terrain. Se donner ses propres mots, au lieu d’emprunter ceux de l’adversaire dans l’espoir absurde de les retourner contre lui. Refuser que la majorité, qu’elle s’exprime dans les urnes ou dans la rue, soit l’étalon de la légitimité. Refuser tout bonnement la notion de légitimité. 

Cette notion est un écran. Une oiseuse question de forme qui cache de substantielles positions de fond. On trouve toujours légitime une action politique qu’on approuve, et illégitime une action politique qu’on désapprouve. Les mêmes qui trouvent illégitime de brûler une effigie du président Macron trouvent légitime que la contestation iranienne agresse des mollahs dans la rue. 

Les actuels gardiens de la légitimité, qui ne sont que les gardiens de l’ordre, justifieront ce deux poids deux mesures par le fait que l’Iran n’est pas une démocratie, alors que la France en est une. Symétriquement, si mon cocker et moi avons si peu de scrupules à saccager la permanence d’un député favorable à la réforme des retraites, c’est que nous estimons que nous ne sommes pas en démocratie. Voilà la vraie discorde de fond.

Concrètement, je ne vis pas en démocratie. Le fragment de planète où j’habite est administré dans un sens opposé à celui que je désirerais. Libre à toi de virer ceux qui l’administrent en votant ! me sermonne le comédien, mais cette liberté ne prend jamais effet. Que je vote ou non, à chaque élection je vois se constituer une majorité favorable à l’ordre bourgeois que je réprouve. Je subis le dispositif électoral. C’est un dispositif où paraît-il le peuple décide mais ce n’est pas le peuple qui a décidé ce dispositif, c’est un juriste conservateur aux ordres d’un général arrivé au pouvoir par un coup d’État. 

Je suis né par hasard dans un pays ainsi régi. J’ai dû prendre l’essentiel de ses lois comme des faits accomplis. J’ai dû prendre l’école comme un fait accompli – on m’y a envoyé sans me demander mon avis. Par la suite, j’ai dû prendre la loi du marché comme un fait accompli. Je n’ai écrit aucune des règles sociales qui ordonnent mon quotidien. Je fais avec.

Je peux décider de manifester mon désaccord, mon désir de changer les règles. À ma propre initiative, je me manifeste. Je descends dans la rue. Je transforme un territoire en ZAD. Je me mets en grève. Je passe des nuits dehors à crever des pneus de SUV. Je fauche illégalement un champ d’OGM. Je le fais sans vergogne car je ne confonds pas le légal et le légitime. Parce que j’estime que certaines lois sont illégitimes. 

Pour autant je ne me sens pas légitime. J’ai révoqué le paradigme de la légitimité. Pour justification de mon action, je n’ai que ma conviction. Ma conviction que cette action me situe du côté de la solution et non du problème. J’attente aux méga-bassines parce que j’ai la conviction que l’agriculture intensive qu’elles irriguent attente à la vie. C’est attentat contre attentat. 

La force des minorités consistantes

J’escompte que cette conviction soit assez partagée pour que ceux qui la partagent acquièrent une force susceptible de s’imposer à la force sociale qui a intérêt à la multiplication desdites bassines. C’est force contre force. Les Soulèvements de la Terre remettent en question le productivisme ? Le ministre dissout le mouvement. Parce que la force sociale qu’il représente attend de lui qu’il sécurise la production polluante d’aliments. La dissolution a force de loi. Mais une force hors-la-loi s’érige contre la dissolution.

La force c’est quoi ? C’est la force physique, c’est la puissance de séduction, c’est le pouvoir de persuasion. C’est l’éloquence, l’inventivité, la ruse, la lucidité, etc. C’est aussi le nombre, oui. Mais pas la majorité. Jamais les mesures radicales que nous considérons comme justes et vitales ne seront majoritaires. La politique est l’affaire de minorités consistantes. Autour des bassines s’affrontent la FNSEA minoritaire et l’écologie radicale minoritaire. S’affrontent et non discutent. S’affrontent à balles réelles et corps perdus.

Sur son lit d’hôpital, un corps meurtri se souvient – si une capacité de mémoire persiste au fond de son inconscience post-coma – que la journée de résistance à Sainte-Soline ne fut pas un pique-nique. La politique c’est rude. C’est pas très convivial, pas très apaisé, pas très concertation, participation, délibération, collation. Mais c’est ça et pas autre chose. C’est comme ça que la politique a lieu dans le réel, et non dans les abstractions formelles des docteurs en sciences politiques et des acteurs de la comédie française.

Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don