Changer de vie

Florence Robert, ancienne bergère reconvertie : « c'est la même chose lorsque l'on devient dompteur de lion »

©Thomas Baron

À 37 ans, Florence Robert a quitté son travail de calligraphe pour devenir bergère et élever des brebis dans les Corbières (Aude). Une reconversion pour accomplir un rêve d’enfant, celui de vivre loin de tout, en pleine nature. Mais au-delà du mythe, l’expérience s’avère parfois difficile. Treize ans après sa reconversion, elle a préféré abandonner ce métier qui l’a tant usée.

Florence Robert n’a jamais pu oublier cette montagne. Celle qu’elle voyait, enfant, par la fenêtre de la voiture sur le trajet des vacances. Ses 600 mètres d’altitude calcaires, dépliés au milieu d’une garrigue tabassée de soleil et noyée par les vignes, visibles depuis l’A61 – la route qui permet aux Toulousains de rejoindre la Méditerranée en moins de deux heures. « C’était magnétique. À chaque fois, je n’avais qu’une envie : sortir de la voiture et m’immerger dans cette nature. » Elle se l’était promis : plus tard, elle vivrait ici, au pied de l’Alaric, dans le massif des Corbières.

Retrouvez le reste de nos articles dans notre numéro 51 - L'écologie recrute ! disponible sur notre site

Il lui faudra attendre trente ans et une vie d’adulte pour que la promesse se réalise. Florence Robert vit alors dans le Gers, débarquée dans le coin un peu par hasard après des études de sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) à Toulouse. Elle y exerce le métier de calligraphe, multiplie les petits projets avec des groupes scolaires, des artistes locaux ou des touristes, en plein cœur d’un village médiéval typique de la région. Mais cette vie commence franchement à l’ennuyer, elle qui rêve toujours de grands espaces. Quelques rencontres et la mort d’un ami proche précipitent sa réflexion : « Je me suis remise à me poser cette question entêtante : de quoi étaient faits mes rêves d’enfant ? » En quelques semaines l’affaire se conclut : la voilà qui coche la case « ovin viande » sur le formulaire d’inscription à une formation agricole. Suivent huit semaines de stage, réparties sur huit mois. C’est peu. Surtout lorsque l’on n’a jamais gardé une seule brebis de sa vie.

Florence Robert avance à l’instinct, certaine de ce qu’elle désire, convaincue que ces vastes étendues de caillasse et de solitude feront « taire le vacarme du monde ». Être seule, avec ses brebis, son chien et son bâton. « Le pouvoir d’attraction de ce métier est incroyablement puissant. C’est un fantasme, une image dans laquelle on rêve de se couler pour qu’elle amplifie notre existence. » Elle sera donc bergère à Albas, bourgade de 79 habitants. La « bergère du village » même, puisqu’un métier aussi dense suffit à vous résumer aux yeux de tous. « J’imagine que c’est un peu la même chose lorsque l’on devient dompteur de lions. » 

Connaître chaque caillou, chaque pin

Durant trois années, son troupeau de brebis va rythmer sa vie. Derrière l’image d’Épinal, il y a la réalité métronomique qu’impose le remplissage de la panse des bêtes : chaque jour, elles doivent ingurgiter des kilos de broussailles et parcourir des centaines de mètres de garrigue pour continuer leur croissance. Les journées défilent selon le même rituel : sortir les bêtes de leur enclos, les promener durant six ou sept heures sur une parcelle suffisamment préservée, les ramener à la bergerie, puis changer de pâturage le lendemain.

L’hiver, le départ se fait en fin de matinée. L’été, il faut les sortir avant les grosses chaleurs, à 4 h 15 du matin, tant que le soleil n’écrase pas tout. Et s’il pleut des cordes ou qu’une grippe cloue la bergère au lit ? « On peut laisser exceptionnellement les brebis dans leur enclos… mais ça ne doit pas durer longtemps. » À 38 euros la balle de foin, mieux vaut éviter de tomber malade trop souvent. 

La tâche est sisyphienne mais elle a un avantage : la ressource en nourriture se gère au millimètre près. La survie de l’exploitation dépend de la faculté de la bergère à ne rien gaspiller : chaque sortie se pense méthodiquement, en fonction de la quantité et du type de plantes disponibles. Au bout de quelques mois, Florence Robert connaît le moindre centimètre carré des 300 hectares de garrigue qui entourent l’exploitation, « chaque caillou, chaque pin ».

Il faut la voir, des années après, naviguer dans cette garrigue, écraser instinctivement le genêt scorpion, sorte de boule d’épines tranchantes, « immangeable pour les brebis et qui devient envahissant en cas de surpâturage », se frayer un chemin dans ces tas de caillasse où tout se ressemble, repérer les touffes d’aphyllanthes de Montpellier, la plante préférée des troupeaux, « aussi réjouissante qu’un bon plat de pâtes ». Et puis il y a les bêtes, « elles sont là-bas, plus haut, je les entends ça y est ». Silence total… Un berger développe-t-il des pouvoirs surnaturels ? 

Florence Robert évoque un « lien invisible et magique ». Celui qui unit la gardienne du troupeau, les brebis, ses chiens « et tous les éléments autour ». Avec ces dizaines de bêtes que l’on pilote à distance, lentement, d’un mouvement d’épaule ou d’un cri sec lancé au border collie – Ramène ! À droite ! À gauche !... Symbiose absolue qui enivre la bergère. « Au milieu de cette garrigue, j’ai éprouvé des sensations incroyables. L’impression d’être à ma place, d’appartenir à quelque chose de plus important que moi. »

Le matin, quand la fatigue de la veille pèse trop lourd sur les genoux et les épaules, il suffit d’ouvrir l’enclos des bêtes. « L’énergie du troupeau emporte tout. Le voir se mettre en mouvement, le sentir vibrer avec ses 10 tonnes, ses 200 brebis affamées et les chiens qui sautent de joie, cela vous rattrape. » L’étirement du temps, aussi, efface tout – jusqu’à en perdre l’usage de la langue : « Le soir, après ces longues heures passées toute seule dans la contemplation, je n’avais même plus la force de parler. C’est comme si les mots avaient perdu leur intérêt. » 


« J’ai appris à égorger des agneaux »

À ce moment-là de sa vie, Florence Robert n’est plus qu’un corps, un réseau de nerfs et de terminaisons sensorielles perpétuellement sollicités. Sauf qu’un corps ça fatigue et ça s’use. À 20 h à peine, elle sombre chaque soir dans un demi-­coma. Une torpeur abrutissante, durant laquelle son esprit s’absente, comme pour « donner à mon énergie l’occasion de se recomposer sans moi ». Moindre mal pour affronter les tendinites, la boue et le dos en miettes. Au fil de la conversation, Florence Robert égrène le nom des anciens, ceux qui pâturaient là avant elle et qui ont souvent planqué du vin rouge dans leur musette, histoire de tenir le coup. Une liste à rallonge d’alcooliques ou de fumeurs de joints. 

Elle ne boit pas mais a fini par craquer différemment, au bout de trois ans. Sa solution pour souffler un peu : embaucher quelqu’un qui garde les brebis à sa place et lui libère du temps pour se consacrer davantage à l’élevage. Vente des produits, demande de subventions, soins vétérinaires… Un boulot déjà très chronophage qu’elle menait jusqu’à présent en parallèle de son activité de gardienne de troupeau. « C’était de la pure folie de penser que je pouvais tout faire en même temps. »

En plus de toute la paperasse, l’élevage implique aussi de gérer la reproduction des bêtes et l’arrivée de nouveaux agneaux. Moins usée physiquement, Florence Robert se découvre une passion pour l’agnelage, passe des heures à accompagner les brebis qui mettent bas, avec cette impression d’être au cœur du grand cycle de la vie : « Quand tu baignes tes mains dans le sang, le liquide amniotique et le fumier, c’est une autre réalité qui t’apparaît. » Revers de la médaille : ces animaux adorables ne naissent que pour finir un jour ou l’autre à l’abattoir.

Une crainte la hante depuis le commencement : sera-t-elle assez forte pour supporter la mise à mort de ses brebis ? À vrai dire, au moment de choisir ce métier, c’est même la seule chose qui l’avait fait douter, elle qui avait été végétarienne. Confrontée aussi régulièrement à la mort, on doit finir par l’accepter. « J’ai appris à égorger les agneaux. Je ne pensais pas que j’en étais capable. » Joie simple et rustique de pouvoir cuisiner une viande que l’on a soi-même élevée puis tuée. L’abattoir, en revanche, revêtira toujours une autre dimension, celle de la « trahison », du « scandale moral » : « Il n’y a rien de pire que ce moment où les bêtes vous font naïvement confiance et vous suivent pour embarquer dans le camion qui les mène à l’abattoir. »

Pire encore : cette grande sécheresse en 2015, qui voit périr 50 brebis, dans des conditions épouvantables. Au moment de faire le bilan de toutes ces années, on sent que l’omniprésence de cette mort a pesé aussi dans la fatigue éprouvée. 

« Il n’y a rien de pire que ce moment où les bêtes vous font naïvement confiance et vous suivent pour embarquer dans le camion qui les mène à l’abattoir. »

Tourner la page

Treize ans après son arrivée dans les Corbières, voilà que pointe à nouveau le désir de tout recommencer. Il y a quelques mois, Florence Robert a complètement cessé son activité d’éleveuse. Christophe, le jeune repreneur, fait paître son ancien troupeau sur les hauteurs du village. Un échec ? « Non, pas du tout. Mais j’avais besoin de tourner la page. » Dans les phrases qu’elle refuse parfois de terminer (« Non en fait, ne parlez pas de ça, vous allez faire pleurer mon père… »), on devine la détresse qui l’a par moments habitée. Rien d’étonnant à vrai dire dans une profession encore rongée par le tabou de centaines de suicides qui s’accumulent depuis de nombreuses années. À 50 ans, elle souhaite désormais se consacrer totalement à ses engagements en faveur de l’environnement, et pourquoi pas profiter de son expérience pour animer des formations.

Sa vie de néopaysanne, Florence Robert l’a d’ailleurs beaucoup racontée. Sur internet, d’abord, via une infolettre, puis dans un livre, Bergère des collines, paru aux éditions Corti en 2020. Comme pour transmettre et éclairer la voie à tous ceux – citadins, écolos, rêveurs ou nostalgiques – qui rêvent d’épouser la vie ascétique du berger. Aujourd’hui encore, en pleine « re-reconversion », elle reçoit des jeunes de passage, prêts à se lancer dans l’aventure. « La première chose que je leur dis est simple : ne le faites pas ! ».


Elle le sait déjà : la majorité d’entre eux ne l’écouteront pas. Alors, l’ancienne bergère les emmène faire une balade dans la garrigue, éprouver ces Corbières que rien n’affecte, pas même les saisons. Peut-on se lasser du paysage où l’on s’est senti chez soi si longtemps ? Lorsque les brebis passent près de Florence, leurs sabots soulèvent des odeurs tièdes de thym, de miel et de romarin. Une seule bouffée suffit à vous faire tourner la tête. Elle paraît surprise. « Vous sentez quelque chose ? Je crois que cela n’a plus aucun effet sur moi… » 

Cet article vous a plu ? Abonnez-vous pour débloquer tous nos contenus en illimité et recevoir nos prochaines parutions.


Soutenez Socialter

Socialter est un média indépendant et engagé qui dépend de ses lecteurs pour continuer à informer, analyser, interroger et à se pencher sur les idées nouvelles qui peinent à émerger dans le débat public. Pour nous soutenir et découvrir nos prochaines publications, n'hésitez pas à vous abonner !

S'abonnerFaire un don