Changer de vie... Et après ?

Olivier Corbin, ancien technicien dans l’industrie devenu guide de randonnée et menuisier

Antoine Seiter

Olivier Corbin a d’abord travaillé dans un grand groupe industriel avant de tout plaquer pour devenir guide de randonnée, puis menuisier autodidacte. Aujourd’hui, il cumule ces deux activités dans sa Seine-et-Marne natale, en lisière de la forêt de Fontainebleau. Sobriété volontaire et contemplation de la nature : son parcours raconte comment le sport est parfois un moyen d’émancipation quasi politique.

Nous sommes au début des années 2000, quelque part dans le Finistère. Coincé dans son Ford Traffic, Olivier Corbin attend que le vent se lève. Il fait moche, l’océan est désespérément plat, surf et planche à voile restent au sec dans le véhicule qu’il a lui-même bricolé en van aménagé. Un an qu’il attendait ça, les grandes vacances d’été, comme n’importe quel salarié. Quinze jours, tout au plus. Le seul moment de l’année où Olivier oublie son travail technique dans un groupe industriel de la région parisienne pour se consacrer entièrement à l’une de ses passions : parcourir la côte atlantique. Mais cet été, la météo est capricieuse. Tout ça pour ça... « Ce jour-là, j’ai compris que ma situation n’était plus tenable. » Dans les mois qui suivent, Olivier décide de quitter son CDI. 

La pratique de la planche à voile conduirait-elle à l’émancipation du travailleur salarié ? Presque. Disons plutôt que le parcours d’Olivier nous montre que le sport ressemble parfois à un outil d’émancipation. Voire de rébellion. 

Le jeune quadra revient pourtant de loin. Au collège, c’est le bouboule du bahut, le gamin introverti que personne ne remarque trop. Ni mauvais ni bon, l’élève moyen qui ne fait pas de vagues. Dès qu’il a du temps libre, il s’enferme dans le garage familial et passe des heures à construire des maquettes de bateaux en bois. Du genre de celles qui flottent vraiment sur l’eau et dont la finition parfaite laisse présager les centaines d’heures de travail acharné. Aujourd’hui encore, quelques-uns de ces navires miniatures trônent fièrement dans son atelier, tout près du pavillon qu’il habite en bordure de la forêt de Fontainebleau. 

Rapidement, la construction de maquettes tourne à l’obsession. « Je ne sortais même plus de chez moi, j’occupais tout mon temps à reproduire minutieusement des plans de construction. » Au cours d’un stage d’observation de troisième, il découvre l’ébénisterie et rentre tout enthousiasmé chez ses parents. La naissance d’une vocation ? L’atavisme familial et scolaire en décidera autrement : le père est ingénieur dans l’aéronautique, les métiers manuels ne jouissent pas d’une bonne réputation à l’école… Finalement, Olivier passe le bac, s’oriente vers un DUT sans grand enthousiasme et finit par intégrer la Snecma, la Société nationale d’étude et de construction de moteurs d’aviation, en tant que dessinateur-­projeteur.

Lundis matin gris

Son quotidien est alors celui de dizaines de milliers d’employés : réveil, voiture, parking, badge à l’entrée, pause café, pausé déj’, écran d’ordinateur, re-café, re-badge, tourniquet... Son rôle, noyé dans une chaîne de fabrication qui compte des milliers de salariés, est d’établir des plans sur logiciel. En pratique : « Il fallait modéliser toute la journée une minuscule pièce mécanique qui servait pour la machine d’essai d’un moteur d’avion. » De quoi perdre le fil. Surtout, quand en bout de chaîne, il y a d’immenses engins qui servent les intérêts du tourisme de masse ou bien, pire encore, ceux de l’industrie de l’armement. « Tout cela me troublait et m’a progressivement amené à me poser tout un tas de questions. » Pendant les pauses, Olivier discute avec les anciens de la boîte. Lui n’a même pas 30 ans qu’il s’imagine déjà vieux à leur place. Avec leurs anecdotes ennuyeuses du lundi matin, leurs week-ends qui se répètent à l’infini et l’air blasé de ceux qui attendent la préretraite. « Je crois que ce que je vais dire est méchant… mais j’angoissais terriblement à l’idée de leur ressembler un jour. »

Les périodes d’introspection se multiplient et voilà que le sport devient un exutoire. Après une enfance passée dans le garage, Olivier avec « physique de rugbyman » s’est mis à la course à pied depuis qu’il a une vingtaine d’années. Son corps a changé, il est devenu plus fort et endurant, continue de progresser, prend du plaisir à se retrouver dehors, été comme hiver. Comme pour les petits bateaux de bois, le plein air devient addictif. Le natif de Fontainebleau est inarrêtable il se met au VTT, se passionne pour la randonnée, bourlingue avec sa Polo trois portes rouge pour se perdre dans la nature. Suivront le surf, le canoë, le trail… Sa bibliothèque se remplit de récits d’explorateurs : Théodore Monod, Paul-Émile Victor ou Nicolas Hulot (période « Ushuaïa Nature » sur TF1, avec les vols en deltaplane et la plongée sous-marine à l’autre bout du globe). Du sport en plein air, souvent seul, loin des chronos et de la compet’. S’inscrire à un marathon ? « Cela ne m’intéresse pas du tout… Je n’ai pas envie de faire la course. » À la place, il préfère préparer son prochain défi : courir le long des 180 kilomètres de l’impitoyable GR20 en Corse avec un ami. 

Respirer les saisons

À force de passer son temps libre à suer dans la forêt, Olivier finit par se poser des questions qu’il ne se posait pas jusque-là. Elle date de quand cette forêt ? C’est quoi cette plante bizarre ? Il ressemble à quoi ce ruisseau, au printemps, lorsque la vie revient ? C’est qu’il y a dans le sport, une lenteur et une patience qui forcent l’éveil des sens : « Partir à pied ou à vélo dans des endroits que je parcourais habituellement en voiture m’a permis d’explorer un nouveau rapport au temps et à l’espace. De redécouvrir la nature qui m’entourait. » C’est sûrement cela, cette rencontre avec la « philosophie de la randonnée », dont il parle tant. Prendre le temps de scruter les chemins de traverse, de renifler le fond de l’air, de respirer les saisons. S’imprégner de la forêt comme pour se laver d’une vie routinière en mode pilote automatique. « Faire du sport m’a sauvé. » À 28 ans, Olivier Corbin plaque tout, prend un congé individuel de formation et passe un brevet pour devenir éducateur sportif. 

La formation terminée, en 2006, il monte son entreprise, devient guide de randonnée et propose notamment aux gens de redécouvrir la forêt de Fontainebleau qu’il a tant pratiquée. Balades thématiques autour de l’environnement, rando déconnexion dans le Morvan ou séjour sur la presqu’île de Crozon… l’offre s’affine et l’activité devient à peu près rentable, soutenue parfois par un job alimentaire chez Decathlon. Mais la crise économique de 2008 frappe durement ; et aux difficultés financières s’ajoute de temps à autre une certaine forme de lassitude. Le pire ? « Les séjours réservés par les séminaires d’entreprise durant lesquels les gens n’ont aucune idée de pourquoi ils sont là et ne s’intéressent à rien… » Les petits bateaux et les maquettes en bois de son enfance restent dans un coin de sa tête. Quelques années plus tard, il tente une deuxième reconversion professionnelle et se lance dans la menuiserie. Il aura donc fallu une vingtaine d’années, beaucoup de sport, quelques chagrins et pas mal de doutes pour finalement retrouver le métier qui le faisait rêver à 14 ans.

Efforts et contraintes

 Problème, après tout ce temps, Olivier Corbin n’a jamais vraiment appris le travail du bois. Pourtant, retaper entièrement sa première maison pendant des mois ne lui a pas fait plus peur que ça. Mais il lui manque un diplôme, un truc officiel, le précieux sésame qui rassure tout le monde. Cela ne l’a pas refroidi : il décide de se former en autodidacte… « Il suffit de se connecter sur YouTube. La plateforme regorge de tutos. Ça m’a complètement décomplexé, je me suis dit que moi aussi je pouvais le faire. » Retour au garage, celui des grands-parents cette fois-ci, qui lui prêtent un local. Il s’y fait la main, pose ses premiers placards, décroche ses premiers chantiers pour agencer des cuisines et s’installe dans son propre atelier. 

Rapidement, une évidence s’impose : il veut créer. Penser et façonner avec ses propres mains des meubles design. Des trucs qui ont de la gueule, épurés à la scandinave, avec des matériaux nobles. Pas question de concevoir des bibliothèqueslow costqui finiront à la décharge trois ans plus tard. Olivier travaille en priorité le bois massif, du chêne ou du hêtre, qu’il souhaite le plus local possible. Il y a ce chiffre qui lui donne le tournis : le nombre de scieries françaises a été divisé par dix en soixante ans – et il se prend à rêver d’un temps où chaque patelin hébergeait un menuisier qui rendait service à tout le voisinage grâce à la forêt d’à côté. « Le chêne français s’exporte actuellement massivement vers la Chine... Tout ça pour quoi ? Réimporter ensuite des produits finis fabriqués là-bas ? Cela n’a aucun sens [lire notre article p. 76-79, ndlr]. »

Cet hiver encore, Olivier Corbin exercera l’essentiel de son activité comme menuisier. Son agence de randonnée n’est pas morte, elle continue de fonctionner avec quel­ques séjours chaque année et des idées de projet qui lui trottent dans la tête. Menuiserie et randonnée... lui, parle d’activités « complémentaires ». Sur le papier, l’attelage a quand même l’air un peu baroque : quel rapport y a-t-il entre le travail du bois et le sport ? À force de bavarder avec lui dans l’atelier, on finit par comprendre. Il y a ce corps qui s’abîme autant qu’il se perfectionne au contact de la matière. La patience ingrate dont il faut faire preuve et le temps qui défile plus lentement durant l’effort, jusqu’à domestiquer l’ennui parfois. Bref, une histoire de contrainte : « C’est cela qui me plaît dans le travail du bois. On ne peut pas tordre la matière comme on veut. Il faut composer avec elle. » Composer avec ces troncs et ces arbres, eux-mêmes prisonniers du grand « cycle des saisons ». On devine alors le menuisier-sportif un brin rêveur. Et l’on se dit que oui, il est sûrement mieux ici, à sa place, perdu dans la forêt de Fontainebleau, plutôt qu’à modéliser des écrous pour les mo­teurs des avions de guerre. 

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