Agriculture

À la ferme Blue Soil : cultiver tout en régénérant les sols

A la Ferme Blue Soil, Céline Basset expérimente une agriculture hors sol à base de micro-organismes et d’urines humaines. Le système qu’elle a mis au point lui permet de produire des légumes sans pesticide pratiquement toute l’année, tout en réintroduisant de la vie dans les sols environnants.

À une demi-heure de Montélimar, quelques centaines de mètres avant la commune de Dieulefit, la ferme Blue Soil surplombe la départementale à flanc de montagnes drômoises. En achetant cette parcelle il y a deux ans, après dix ans de vie entre le Canada, les États-Unis et l’Asie, Céline Basset a étonné le voisinage. « C’est un terrain qui coche tous les pires critères : exposé plein sud et plein vent, en pente donc pas de rétention d’eau, sol argileux qui a été piétiné pendant des années par des chevaux… Personne n’en voublait ! C’était le “stress-test” parfait pour trouver des solutions pour faire pousser quand même et régénérer les sols ! ». 

Après avoir testé pendant plusieurs années les principes de l’aquaponie, un modèle où les déjections de poissons fournissent aux plantes les nutriments dont elles ont besoin, elle expérimente depuis début 2021 un tout autre substrat : les urines humaines. Retour sur le parcours atypique d’une femme qui a mis au point de façons totalement empirique un système qui permet de se nourrir sainement et à peu de frais, tout en reinjectant de la vie dans le sol.

Une démarche empirique dictée par une nécessité : manger sain pour pas cher

Fille d’un gendarme expatrié en Afrique de l’Ouest, jusqu’à ses 11 ans Céline passe des heures à jouer dehors, au contact des oiseaux, des reptiles et des insectes. Une période qui fondera son émerveillement et son respect quasi religieux pour le vivant. Après une adolescence passée en banlieue parisienne, dans les Yvelines, elle finance ses études supérieures en étant réserviste de gendarmerie les weekends et vacances. Elle obtient un master de recherche en psychologie et neurosciences, et part vivre à New-York où elle est prise à la prestigieuse NYU. Elle arrêtera quelques mois plus tard par manque d’argent. C’est à cette époque que sa santé se dégrade subitement.

« J’ai eu de gros soucis de santé en 2014. On m’a diagnostiqué une candidose, c’est à dire un trop plein d’un champignon qu’on a naturellement dans le microbiote intestinal et qui se nourrit de sucre : le candida albican. Or je mangeais très mal à ce moment-là. La maladie m’a beaucoup affaibli et j’ai perdu 20 kilos ». Un choc doublé d’un burn-out qui pousse Céline à réinterroger tous les aspects de sa vie, bien au-delà de son alimentation. Alors en situation précaire, c’est par nécessité de manger des légumes sans pesticide sans se ruiner qu’elle crée ses premières buttes potagères, à l’arrière d’un terrain délabré à Brooklyn. À la même période, des amis lui font visiter dans le Colorado de gigantesques fermes hors sol de cannabis médicinal, cultivés sur les principes de l’hydroponie – donc très gourmandes en eau, en électricité et en engrais chimiques. Une expérience marquante.

Quelques mois plus tard, elle quitte le continent américain direction l’Asie. « La nature me manquait et j’avais très peu d’argent. J’ai rejoint le Vietnam avec l’idée de monter une ferme d'agroécologie ». Là-bas, les besoins sont immenses, car les légumes coûtent cher et proviennent en majorité de l’agriculture intensive chinoise. Il faut donc les produire soi-même... Mais les sols très pollués – notamment  à l’agent orange – l’obligent rapidement à opter pour un système hors sol, seule option possible pour produire une alimentation saine. 

C’est donc en plein centre du Vietnam, dans la province de Quang-Nam, qu’elle fait ses  premières expérimentations, avec une poignée de locaux et quelques volontaires internationaux de passage. « J’ai repris certains principes de l’aquaponie, en travaillant avec des poissons, sauf que je ne les vendais pas, je conservais le cheptel pour conserver une stabilité microbienne et par refus d’exploiter les animaux ». Pendant trois ans, elle analyse (le PH, les températures) et teste différentes solutions (le circuit de tuyaux, les dosages, la vitesse de circulation de l’eau…). Les résultats sont là : la microferme produit de délicieux légumes pour elle et la poignée de locaux qui travaille à ses côtés. Rapidement, elle se met aussi en tête de trouver des solutions pour régénérer les sols pauvres et pollués. « J’ai commencé à injecter des petites quantités d’eau du système hors sol dans la terre environnante, car elle était chargée de bonnes bactéries et vierge de tout polluant ». En parallèle, Céline se forme alors en autodidacte en lisant des articles de recherche et en regardant des vidéos de vulgarisation scientifique sur Internet. C’est à cette époque qu’elle découvre les théories – contestés par une partie importante du monde agronomique actuel – de l’agronome français Claude Bourguignon et de la microbiologiste américaine Elaine Ingham. « Pour eux, il n’y a pas de sols pauvres : tous les sols sont riches en nutriments, stockés là depuis des millénaires. Ce qui leur manque, c’est la clé de déchiffrement qui rend ces nutriments assimilables par les plantes – donc biodisponibles. C’est ça, la microbiologie, c’est le vecteur qui fait la jonction entre les deux ». Ces techniques d'ensemencement des sols, testées au Vietnam puis perfectionnées par la suite en Birmanie, seront validées par un comité d’expert qui permettra à Céline d’obtenir la délivrance d’un brevet à l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI) en 2021, après trois ans de procédure.


Le retour en France : des poissons aux urines humaines

En 2018, la jeune femme ressent le besoin de se réenraciner en France. Elle choisit la Drôme, et cette parcelle en périphérie de Dieulefit dont personne ne veut. Avec ses cheveux ébènes lâchés, débardeur et lunettes de soleil les trois quarts de l’année, sa voix qui porte et son franc-parler, elle fait parfois l’effet d’une petite tornade. Sa chaîne Youtube, où elle raconte les expérimentations qu’elle mène, les difficultés qu’elle traverse, les objectifs qu’elle se donne, ne fait pas forcément l’unanimité dans le monde agricole, plutôt du genre taiseux. Mi-« paysanne », mi-« chercheuse-autodidacte » comme elle se décrit parfois, décolletés et rouge à lèvres, elle attire régulièrement les critiques ou remarques sexistes. Mais la jeune femme reste concentrée sur ses objectifs : construire des solutions alternatives pour les agriculteurs, partager ses erreurs et ses succès, éveiller des vocations chez les actifs non agricoles... 

À quelques enjambées sous la fenêtre de sa chambre, se dresse le cœur de son dispositif : une serre géothermique sortie de terre début 2020, qu’elle a construite à l’aide d’une soixantaine de bénévoles. Le bâtiment de 15 mètres de long sur 5 mètres de large, coiffé d’un toit en polycarbonate, combine des principes bioclimatiques – exposition plein sud, pan nord semi enterré et low tech, murs conçus avec la méthode  « earthship ». Le tout lui a coûté autour de 20 000 euros. Un investissement qui semble important au regard des 480 assiettes végétales produites par an, mais qui est lié aux caractéristiques exceptionnelles de la serre. « J’ai voulu qu’elle dure dans le temps, contrairement aux serres en plastique blanc qui ne résistent pas aux intempéries, et que ses coûts de fonctionnement soient réduits au minimum ». Aujourd’hui, sa facture d’électricité mensuelle tourne autour de 30€. Grâce à tout cela, ses légumes poussent pratiquement toute l’année, sauf quelques semaines en décembre ou janvier : « Même quand on a eu -10°C avec l’épisode de gel du mois d’avril 2021, ça n’est jamais descendu en dessous de +6°C dans la serre ! ».

Un dispositif unique en son genre qui comprend trois étapes. La première : une cuve de plusieurs milliers de litres d’eau, qui accueille l'eau de pluie et les différentes sources de nutriments testées – hier des déjections des poissons, aujourd’hui des urines humaines et demain... peut-être autre chose. L’eau riche en nutriments rejoint ensuite un réseau de bidons dans lesquels Céline cultive les précieux micro-organismes. Le tout se jette ensuite dans la dernière étape du dispositif : six rangées de tuyaux en PVC gris courant à hauteur d’homme. Chaque plant y est déposé dans de petits godets « passoires » garnis de billes d’argiles, de sorte que ses racines sont immergées en permanence. Basilic, salades, tomates, épinards… Ils y resteront de quelques semaines à plusieurs mois, selon leur vitesse de croissance et l’option choisie par Céline de les re-planter en terre dans le champ-prairie adjacent. Une petite pompe électrique crée un courant artificiel dans le circuit fermé, pour éviter l'eau stagnante et oxygéner le liquide – car l’oxygène est indispensable à la prolifération de certaines bonnes bactéries.

Céline a définitivement abandonné « les poissons » début 2021 car le modèle était « trop coûteux, pas assez résilient » et « fondé sur l'exploitation animale ». Et cela faisait quelques temps qu’elle souhaitait tester un protocole à base d’urines humaines. Depuis, elle alimente donc chaque jour sa cuve avec ses propres urines et celles de Fabien, bénévole à la ferme, ce qui les oblige à respecter une hygiène de vie assez stricte : « On mange bio et équilibré, pas de viande industrielle nourrie aux antibiotiques, pour nous pas de traitement hormonal comme la pilule, pas de médicaments, et évidemment pas de tabac ni d’alcool ». Résultat : le précieux liquide obtenu ne contient pas de polluants – à sa connaissance, et est riche en azote, phosphore, potassium et autres micro-nutriments indispensables à la bonne santé des plantes comme des êtres humains.

Avec ce concept, où l’alimentation de qualité produit des urines qui, combinées à des microorganismes, régénèrent les sols et produisent à nouveaux des légumes de qualité… Céline a l’impression d’avoir re-déclenché un cercle vertueux à tous les niveaux. Écologique, bon pour la santé, économique...  « Le pipi c’est gratuit, accessible à tous, partout, tout le temps, il n’y a pas besoin de le faire venir du bout du monde et a priori, il est plutôt à l’abri du risque de pénurie ! »,  sourit-elle. 

Dans le futur, Céline Basset aime à penser que les grandes exploitations qui épuisent le vivant auront disparu au profit d’une multitude de petites fermes, comme le prône son ami Stéphane Linou, ancien conseiller départemental de l’Aude et pionnier des questions de résilience alimentaire. « Demain, si on a des petites unités un peu partout, en ceinture des villes, tout le monde sera plus résistant en cas de crise, car si un point est hors service, ceux d’à côté prendront le relais » explique-t-elle. 


Une solution à grande échelle ?

« La consommation des engrais azotés de synthèse a été multipliée par neuf depuis 1960 » et cette surconsommation est « un désastre écologique, social et économique » rappelaient une soixantaine d’agronomes et agriculteurs dans  [lien] une tribune  [lien] publiée dans Le Monde en avril 2021. Il est donc urgent de trouver un substitut, et les urines humaines sont un candidat sérieux.

Tristan Martin, chercheur à l’Institue national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), travaille depuis quatre ans sur l’usage agricole des urines. L’expérimentation Agrocapi entamée en 2018 sur le plateau de Saclay, dans les Yvelines, a déjà démontré son intérêt sur différents types de cultures céréalières comme le blé, le colza et le maïs grain. Mais pour le chercheur, bien des obstacles subsistent encore à l’utilisation des urines comme fertilisant agricole. 

D’abord, les urines ne s’inscrivent dans aucun cadre réglementaire à l’heure actuelle, il est donc très compliqué pour les agriculteurs d’y recourir légalement, y compris dans le bio, car elles ne font pas partie des engrais autorisés. Ensuite, les urines sont souvent polluées par l’alimentation et le mode de vie de ceux qui les produisent. « C’est l’inquiétude qui revient le plus chez les agriculteurs » précise Tristan Martin. Se pose également un problème matériel très concret : celui des réservoirs des tracteurs d’épandage, qui ne sont pas du tout adaptés aux volumes des urines : « Elles sont beaucoup moins concentrées en azote que les engrais de synthèse, donc il faudrait que les tracteurs aillent se réapprovisionner des dizaines de fois, ou installer des réservoirs beaucoup plus grands, ou trouver un moyen d’isoler l’azote des urines ». (Note :  sur ce dernier point, l’entreprise suédoise Sanitation 360 travaille déjà sur un procédé de solidification de l'azote de l'urine ; et l'entreprise girondine TOOPI Organics est en phase de test auprès d'agriculteurs d'un engrais naturel ultra concentré à base de bactéries cultivées dans l'urine : deux procédés qui pourraient permettre un épandage plus adapté au matériel agricole actuel). Enfin, reste la question des investissements considérables qu’il faudrait engager pour installer un peu partout des toilettes à séparation – qui permette de récolter les urines seules – et surtout, mettre en place un système de collecte et de traitement des urines, partout dans le pays. 

Du côté de Dieulefit, Céline Basset garde l'œil ouvert sur ces expérimentations à plus grande échelle mais émet des réserves.  « Vouloir remplacer les engrais azotés de synthèse par les urines, ça va dans le bon sens, mais ça ne résout pas le problème qui est que, pour assimiler l’azote, les plantes ont besoin de clés microbiologiques. C’est ce que je fais avec mes protocoles d’ensemancement : en deux ou trois ans, je réactive la microbiologie du sol et par la suite, plus besoin d’engrais azotés, il n’y a plus qu’à laisser faire les sols ! ». Mais pour que cela fonctionne, ce n’est pas juste un ajustement de loi, d’habitude ou de matériel qu’il faut entreprendre. C’est une refondation totale du modèle agricole actuel : « Retrouver des parcelles à taille humaine, sans pesticides, engrais ni mécanisation, oublier la monoculture, couvrir les sols, revenir aux principes de base de la permaculture et du maraîchage sur sol vivant…» Bref. Tout remettre « au service du vivant ».


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