Agriculture urbaine

Flaminia Paddeu : cultiver sur les ruines du capitalisme

Photos : Emma Birski

L’agriculture urbaine connaît, depuis deux décennies, un regain d’intérêt dans les grandes métropoles occidentales. De Paris à Detroit, des citadins en mal de nature, des ouvriers, des populations ségréguées, des militants contre l’artificialisation des terres cultivent dans les friches et les ruines que le capitalisme urbain a laissées derrière lui. La géographe Flaminia Paddeu a enquêté pendant plus de dix ans sur ces pratiques plurielles, ainsi que sur les alliances et les conflits qu’elles occasionnent.

L’expression « agriculture urbaine » forme un curieux attelage. Pourquoi a-t-on l’impression aujourd’hui que la ville et la production agricole s’opposent comme deux aimants contraires ?

Dans les pays du Nord, on a en effet adopté cette idée que l’agriculture était une activité séparée de l’espace urbain. Mais cela n’a pas toujours été le cas. L’histoire de la métropole parisienne est à ce titre frappante : jusqu’au début du XXe siècle, on avait encore une ceinture maraîchère importante autour de la ville, avec environ 1 800 exploitations et 9 000 maraîchers. La toponymie porte d’ailleurs les traces de ce passé – la station de métro Maraîchers, le quartier Murs-à-Pêches à Montreuil, ou alors l’impasse des Jardiniers dans le 11e arrondissement…

Flaminia Paddeu signera le texte « Cultiver des potagers, contester la métropole » dans Bascules N°3, en précommande sur Ulule.

Entretien à retrouver dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent », disponible en librairie et sur notre boutique.


En plus de l’usage professionnel du maraîchage, il y avait à Paris toute une tradition de potagers individuels dans les arrière-cours, souvent avec quelques animaux, mais aussi de jardins ouvriers. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’agriculture urbaine se nourrissait des déchets organiques de la ville et fournissait en retour des fruits et des légumes frais à ses habitants. Rappelons qu’autour de 1900 en France, les déplacements et le transport de marchandises se faisaient encore à cheval, moyen de transport qui fournissait le fumier animal nécessaire à la fertilisation des cultures. Dans Le Ventre de Paris, Émile Zola met d’ailleurs en scène un maraîcher de Nanterre qui part à l’aube chargé de légumes qu’il va déposer aux Halles, pour ensuite repartir avec sa charrette chargée du fumier qui va lui servir à amender ses terres. Et on retrouve des descriptions similaires dans certains romans de Victor Hugo. Il y avait vraiment une sorte de fascination de certains auteurs du XIXe siècle pour cette complémentarité. Aujourd’hui, c’est clair que les espaces cultivés ont été marginalisés en ville.

Comment cette relation de symbiose a-t-elle été rompue ?

C’est d’abord le résultat d’une spécialisation spatiale extrêmement forte dans les pays du Nord avec, d’un côté, des espaces ruraux vus comme productifs et, de l’autre, des espaces urbains considérés comme lieu de consommation. Ceci dit, je n’aime pas trop le terme « symbiose », parce qu’il recrée un imaginaire un peu romantique du rapport entre la ville et la production agricole. Je préfère reprendre le terme de « rupture métabolique » utilisé par Marx. Il la conçoit comme l’amenuisement des flux de matières entre villes et campagnes, mais aussi comme une aliénation matérielle des humains vis-à-vis de leurs conditions naturelles d’existence, au moment de l’essor du capitalisme et du productivisme. Déjà au milieu du XIXe siècle, Marx s’inquiète de cette rupture, qui se matérialise par le tarissement des engrais naturels, la baisse de la fertilité des sols, l’exode rural, l’urbanisation grandissante ou encore la pollution industrielle.

Vous insistez sur le fait que tout cela concerne surtout les métropoles du Nord. Quelles différences y a-t-il avec celles du Sud ?

Si on s’en tient à un regard occidentalo-centré, on a tendance à oublier que l’agriculture urbaine participe de la subsistance de beaucoup d’habitants dans les villes du Sud : on estime qu’elle permet de nourrir 800 millions de personnes et produit plus de 15 % des denrées agricoles à l’échelle mondiale. Selon des chercheurs dans certaines villes du Vietnam, du Nicaragua ou encore du Ghana, entre 60 et 80 % des habitants participent à une agriculture locale vivrière. Si on compare avec la France, un rapport datant de 2017 qui s’est intéressé à l’autonomie alimentaire des grandes aires urbaines françaises estime qu’elle est en moyenne de 2 %. Garder un potager est, pour beaucoup de ménages, une manière de faire face aux périodes de vaches maigres – ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans les pays du Nord, les périodes de résurgence de l’agriculture urbaine sont aussi des périodes de crise économique ou de guerre.

La ville du Nord est finalement une sorte de trou noir : elle exerce un mode de prédation colonial sur certains territoires qu’elle ponctionne. Autrefois, cette pression s’exerçait sur son « arrière-pays », mais désormais, cette vassalisation est mondialisée…

Oui, la ville autonome est un oxymore : l’autonomie urbaine ne peut exister sans les hectares aux alentours, sur lesquels la ville agit comme une gigantesque pompe à matières. C’est vrai pour les denrées agricoles, mais ça l’est aussi pour les autres ressources : extraction de pierres et de bois pour les chantiers, approvisionnement en eau… Les dépendances sont inégales entre ces deux espaces, façonnées par un rapport extractiviste de la ville sur les espaces ruraux. La métaphore coloniale est intéressante : j’aime beaucoup la notion d’« hectares fantômes » (lire ci-dessous) de Kenneth Pomeranz, qui s’est intéressé au développement de l’Angleterre grâce à l’exploitation de son empire colonial. En s’inspirant de ce concept, on pourrait dire que la ville n’artificialise pas seulement ses propres sols, mais aussi des millions d’hectares dans les périphéries colonisées. La déforestation en Amazonie pour faire pousser du maïs ou du soja destiné à l’élevage intensif et produire de la viande ou l’extraction de sable en Inde pour l’industrie du bâtiment sont pourtant les conséquences d’une consommation majoritairement urbaine. 

Les « hectares fantômes » sont un concept développé par Kenneth Pomeranz, historien américain né en 1958 dont les recherches portent principalement sur la Chine et les écarts de développement entre les mondes européens et asiatiques. Il élabore cette notion pour illustrer la prédation que l’Angleterre fait subir à son empire colonial, conçue comme une externalisation de la pression écologique à d’autres terres pour les besoins du développement de la métropole.

À l’intérieur des grandes métropoles du Nord, il y a aussi de fortes inégalités alimentaires : vous avez choisi dans votre ouvrage Sous les pavés, la terre (Seuil, 2021) de vous intéresser à Paris, mais aussi à New York et Detroit. Pourquoi ?

J’ai commencé à m’intéresser à New York, car c’est la ville où est né le jardinage collectif dans les années 1970. C’est vraiment un cas très concret de l’émergence d’un droit à la ville (lire ci-dessous) théorisé par Henri Lefebvre, cette idée que les habitants peuvent reprendre le pouvoir de façonner la production urbaine. Ça passe notamment par des reprises des friches urbaines, par exemple en balançant des bombes à graines de l’autre côté des palissades. Ces actions de désobéissance civile, suivies de manifestations et de luttes juridiques, naissaient alors autour de la revendication d’accès à des espaces pour les jardiner, la plupart étant situés dans les quartiers populaires de New York.

« Une fois leur valeur d’échange retrouvée, les municipalités et les promoteurs vont vouloir faire main-basse sur ces friches. »

Les jardiniers allaient chercher du fumier à Central Park pour fertiliser les terres qu’ils occupaient et s’interposaient déjà face aux bulldozers qui tentaient de les expulser. Quand je suis arrivée à New York autour de 2010, on m’a dit : « Si tu t’intéresses à l’agriculture urbaine, il faut absolument aller à Detroit ». J’ai donc pris mon sac, un bus de nuit et je me suis retrouvée catapultée dans cette ville qui a subi de plein fouet la crise du capitalisme automobile dans les années 1960. Alors que New York grouillait d’initiatives et de gens, le contraste avec Detroit a été saisissant : la ville avait l’air déserte, victime d’une décroissance urbaine massive. C’est pourtant dans ce vide, depuis les années 1990, que les populations afro-américaines ont commencé à installer des fermes urbaines, pour répondre à la situation d’apartheid alimentaire qu’elles subissaient – les classes moyennes blanches s’étant éloignées du centre-ville après la vague de suburbanisation des années 1980.

Le « droit à la ville » est une notion développée par le philosophe marxiste Henri Lefebvre proposant d’élargir les droits des citoyens en les intégrant pleinement aux choix politiques qui président aux processus d’urbanisation, dont ils sont tenus exclus par les élites et les bureaucrates. S’inspirant de ce concept, Flaminia Paddeu élabore l’idée d’un « droit à la terre en ville » qui serait conçu comme « la prétention à pouvoir accéder à la terre pour y façonner des espaces agricoles urbains apportant une sécurité foncière, un contact avec le vivant cultivé et la possibilité vivrière ».

Qu’est-ce que l’apartheid alimentaire ?

C’est une notion développée par la militante afro-américaine Karen Washington, selon laquelle la ségrégation sociospatiale dans les villes américaines se mesure aussi sur le plan alimentaire. À Detroit, des habitants se sont retrouvés dans des situations où, pour aller se nourrir, il faut aller à la station essence, un commerce où on ne vend pas de légumes, surtout de la junk food et des plats préparés, produits phares du capitalisme boulimique (lire ci-dessous). Dans les années 2010 à Detroit, le taux d’obésité tournait autour de 70 %. Des acteurs participent à cette ségrégation, notamment les chaînes de grande distribution qui ont fui ces quartiers paupérisés en prétextant l’insécurité qui y régnait – en réalité, plutôt parce qu’elles y faisaient moins de profits. À l’inverse, l’agriculture urbaine s’est alors insérée comme une manière de se réapproprier son alimentation, de produire localement, d’avoir accès à une nourriture saine. De plus, il y avait énormément de vacance foncière, et donc une occasion de recréer des espaces communs et de redonner de la vie à des friches.

Le « capitalisme boulimique » désigne, pour la sociologue Julie Guthman, le fait que les corps soient devenus un territoire d’expansion et d’accumulation capitaliste. Les agro-industriels, stimulent à la fois la production de denrées grasses et celui de produits amaigrissants.

L’agriculture urbaine relève finalement de pratiques et de logiques extrêmement différentes : culture vivrière d’appoint, réponse à un besoin de nature en ville, lutte contre la malnutrition... Mais d’ailleurs, qui sont les agriculteurs urbains ?

Quasiment toutes les classes sociales participent à l’agriculture urbaine – sauf peut-être les ultra-riches ou les classes supérieures vraiment aisées, soit parce qu’elles ont déjà accès à des ailleurs de nature (jardins individuels, résidences secondaires…), soit parce qu’elles sont des hyper-mobiles, assez peu ancrées dans dynamiques locales de jardinage. Mais dans le traitement médiatique de l’agriculture urbaine, on va se focaliser sur des populations plus bourgeoises et des espaces déjà surreprésentés : comme l’agriculture urbaine sur les toits des immeubles, par exemple, ou les jardins partagés dans des quartiers gentrifiés. Mais en banlieue parisienne, les classes populaires pratiquent aussi l’agriculture urbaine ! Il y a par exemple les jardins de pieds d’immeubles, en bas des grands ensembles, ou les jardins ouvriers, notamment ceux d’Aubervilliers, dont on a entendu parler depuis qu’un projet de construction d’infra-structures pour les JO de 2024 à Paris menace de les détruire. Ces espaces ont une fonction vivrière importante, mais ce sont aussi des espaces de sociabilité et de solidarité. 

À Paris, on donne la part belle ces dernières années à une agriculture urbaine entrepreneuriale et hyperconnectée, qui convoque tout un imaginaire futuriste et fait miroiter la possibilité pour les villes de devenir un jour autosuffisantes sur le plan alimentaire. En quoi est-ce une chimère ?

Il y a toute une dimension prométhéenne d’une agriculture urbaine high-tech et productiviste, qui développe des fermes hydroponiques ou des cultures sous LED dans des containers… Les tenants de cette agriculture urbaine adoptent des perspectives techno-scientifiques. Au cœur de cet imaginaire, il y a vraiment l’idée de pouvoir construire une ville sur plusieurs niveaux, en verdissant les toits et en s’intégrant à la production immobilière standard sans la remettre en cause. On voit bien en quoi ce modèle est opposé aux modes de production agricole respectueux des dynamiques écosystémiques, comme l’agro-écologie ou la permaculture. Déjà parce qu’il est très gourmand en énergie, mais surtout parce qu’il est déconnecté du travail humain, avec toute une recherche autour de l’automatisation de la production.

Enfin, il est coupé du tissu social urbain : pour accéder à ces toits d’immeuble cultivés, il y a une logique d’accès sécurisés, il faut badger à l’entrée, etc. Il s’agit donc d’espaces dont profitent peu les habitants qui sont dans le quartier, et de démarches totalement imbriquées dans la production urbaine immobilière et foncière dominante. Les acteurs qui sont derrière ces projets sont par exemple la filiale immobilière de BNP Paribas, ou des grandes enseignes comme Truffaut et Carrefour, donc des grandes multinationales dont on connaît les ravages en termes écologiques et sociaux. Ils investissent dans une agriculture urbaine qui devient alors le front pionnier du capitalisme vert. 

Les projets d’agriculture urbaine ne sont-ils pas également de nature à amplifier les processus de gentrification ?

Certaines associations peuvent en effet avoir de très bonnes intentions, comme vouloir améliorer les conditions de vie des habitants en proposant des espaces à jardiner. Mais la valorisation d’espaces de nature dans certains quartiers va souvent mécaniquement participer à une augmentation des prix de l’immobilier. Les classes populaires peuvent alors subir l’augmentation des loyers et être contraintes de déménager, alors même que ces projets leur sont destinés et/ou qu’elles ont participé à leur élaboration ! C’est le phénomène de la gentrification verte.

L’agriculture urbaine est aussi une manière de redonner une valeur d’échange aux ruines que le capitalisme laisse derrière lui. On le voit par exemple dans le Grand Paris : on considère que l’agriculture urbaine doit être temporaire. On va accorder des baux précaires à des associations dans des lieux délaissés, dégradés, voire pollués, en attendant que ces espaces soient revalorisés. Une fois leur valeur d’échange retrouvée, les municipalités et les promoteurs vont vouloir faire main-basse sur ces friches pour qu’elles soient réaffectées à des usages plus rentables et productifs.

Pour contrer ce capitalisme urbain, il y a également des projets qui s’inscrivent dans une démarche de contestation, qui revendiquent un « jardinage populaire »…

… et qui font primer la valeur d’usage sur la valeur d’échange ! En avril 2022 se sont tenues les premières Assises du jardinage populaire, rassemblant plusieurs initiatives et collectifs : les jardins des Vertus d’Aubervilliers, les Vaîtes à Besançon, le Jardin joyeux à Rouen, la Friche Saint-Sauveur à Lille ou encore le quartier libre des Lentillères à Dijon (lire notre article p. 104). Parler de « jardinage » plutôt que d’« agriculture » permet en effet de se départir de cet idéal technoproductiviste qui est en train de coloniser l’appellation d’« agriculture urbaine » et de rappeler qu’il est illusoire de vouloir concurrencer l’agriculture rurale. Le terme « populaire », quant à lui, rompt avec l’idée d’un jardinage inoffensif et bourgeois. 

Aux Lentillères, par exemple, ce qui est intéressant c’est qu’on a un ancrage dans le temps et dans le sol qui est assez inédit en contexte urbain, qui s’inscrit dans une occupation contre un projet urbain, en l’occurrence la construction d’un « écoquartier ». D’un point de vue symbolique et même matériel, c’est tout à fait exceptionnel, d’abord parce que cette lutte s’est soldée par une victoire – certes précaire – contre la municipalité, mais aussi parce qu’il s’agit d’un projet assez abouti qui résonne avec ce que j’appelle les « communs agricoles urbains ». Dans ce quartier libre, les espaces ne sont ni publics ni privés, mais autogérés par un groupe de personnes qui se sont dotées de leurs propres règles de fonctionnement tout en gérant et en préservant les ressources. C’est la définition des communs. Concrètement, on a vraiment des formes de maraîchage qui participent à des stratégies de subsistance, assez fortes pour pouvoir soutenir les bouffes collectives du quartier. Mais cela coexiste avec d’autres usages, comme des habitations, des espaces festifs, un terrain de BMX, en vue d’accueillir des personnes très différentes. 

Une telle initiative est-elle capable de réparer la rupture métabolique dont vous parliez précédemment, au moins sur le plan symbolique ? 

Elle la répare d’abord matériellement, parce que tout un travail est fait à partir des engrais naturels (compost, fumier ou même « fumain »), qui permet de renouer de manière très concrète les boucles métaboliques. Ça se fait aussi par la production et la distribution de fruits et de légumes sur place, avec un « marché à prix libre », qui permet de raccommoder la rupture entre production et consommation. Sur le plan symbolique, le fait de retravailler la terre, de comprendre à nouveau comment fonctionnent les cycles de production et de se rappeler l’importance de préserver ces espaces dans les villes sont effectivement une manière d’atténuer l’aliénation suscitée par la rupture métabolique dont parlait Marx. C’est une remise en cause profonde de la séparation entre espaces urbains et agricoles, du rapport à la terre et de la production urbaine capitaliste. Et surtout, c’est un aperçu de ce à quoi pourrait ressembler une écologie populaire ancrée dans des luttes locales. 


Biographie

Flaminia Paddeu est géographe et maîtresse de conférence à l’université Sorbonne Paris Nord, co-fondatrice de la revue Urbanités. Elle a publié en 2021 son premier livre, Sous les pavés, la terre.Agricultures urbaines et résistance dans les métropoles (Seuil), fruit de plusieurs années d’enquête auprès des pratiquants de l’agriculture urbaine à New York, Detroit et dans le Grand Paris.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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