Décryptage

Et si les millenials n'étaient qu'une grande mystification ?

Charlotta Wasteson

« Digital natives », « génération Y », « génération iPhone » ou encore « Bataclan », « Pokémon Go »... la liste des surnoms attribués aux millennials - ces jeunes nés entre 1980 et 2000 - s'étire à l'infini et les études prétendant cerner l'âme de cette classe d'âge ne cessent de se multiplier. Et si le discours générationnel n'était en fait qu'une grande mystification, aux desseins peu louables et aux conséquences désastreuses ? Pauline Porro

« Danseur, photographe, serveur. Ce que j’aime, c’est bouger. Et toi, t’arrives à suivre ? » La figure du « slasheur », ce salarié souvent jeune qui jongle entre plusieurs jobs, ici mis en scène dans un spot publicitaire pour une banque en ligne, est l’un des nouveaux avatars du « jeune cool ». Exit les atermoiements sur le cumul d’emplois subi dans un contexte de flexibilisation accrue du marché du travail et de chômage massif des jeunes. Mobilité, fluidité, polyvalence : le slasheur embrasse avec ardeur sa nouvelle way of life.

« Cette manière glamour de présenter le cumul des boulots normalise ce phénomène. Ce genre de publicité participe à un imaginaire », décrypte Vincent Cocquebert directeur éditorial de Twenty, webzine fait par et pour les 16-25 ans. L’imaginaire dont il est question ici, c’est celui du millennial, dont on dit qu’il est ultra connecté, en quête d’expériences authentiques, hyperactif, quand il n’est pas rétif à l’autorité, nonchalant, infidèle...




Alors que les discours essentialisant les groupes sociaux sont quasi unanimement condamnés, les caricatures sur les
millennials prospèrent, sans que personne ou presque ne s’en émeuve. Confronté quotidiennement au décalage entre ces poncifs et les jeunes qu’il croise dans sa rédaction, Vincent Cocquebert revient sur la genèse de ces classifications hasardeuses dans Millennial burn-out. X, Y, Z... Comment l’arnaque des « générations » consume la jeunesse (Arkhê, 2019) et tente de comprendre à qui profite une telle imposture.
 

D’une classification l’autre


Concept issu du marketing dans les années 1990, repris ensuite dans la littérature managériale et le vocabulaire des ressources humaines avant d’infuser progressivement le discours politique, la génération Y n’a cessé de faire l’objet d’études et de commentaires. Pourtant, cette dernière – pas plus que la X ou la Z – n’existe en tant que génération, soit une communauté d’expériences réunies par une conscience de génération, telle que définie par le sociologue allemand et théoricien de référence du fait générationnel, Karl Mannheim.

Si les caractéristiques attribuées à la génération Y ne résistent pas à l’analyse sociologique, la grille de lecture générationnelle s’est cependant imposée comme l’une des plus mobilisées pour étudier la société.
Le consulting générationnel est ainsi devenu un secteur lucratif, plébiscité par des managers désœuvrés face à des jeunes recrues qu’ils ne savent pas comment diriger. Illustration : « Les Z sont très créatifs, ils cherchent à travailler en mode projet. On les dit digital natives, mais ils restent en demande de relations authentiques. Attention aux stéréotypes ! », prévient Élodie Gentina, enseignante-chercheuse à l’IESEG School of Management et auteure avec Marie-Ève Delécluse de l’ouvrage Génération Z. Des Z consommateurs aux Z collaborateurs (Dunod, 2018).


Cet article a été initialement publié dans le numéro 34 de Socialter "Fin du monde, fin du mois, même combat?", disponible en kisoque et sur notre boutique en ligne.

« Alors que jusque dans le milieu des années 1970, les analyses en termes de classes sociales étaient dominantes à l’intérieur des sciences sociales, cette lecture a connu une dévaluation extrêmement brutale, et on lui a substitué les clivages hommes/femmes, ruraux/urbains, jeunes/vieux...,observe le sociologue Gérard Mauger, auteur de nombreux ouvrages sur la jeunesse. Ces nouveaux clivages s’imposent au détriment de celui qui est, sans doute, le plus pertinent car le plus explicatif. »

Cet abandon d’une lecture en termes de classes sociales est fréquemment reproché à la gauche, accusée de s’être détournée de son électorat populaire pour s’adresser à une société fragmentée en différentes minorités. Est-ce à dire que le vieux clivage de classes aurait disparu ? Une étude IFOP montre qu’en 1964, 61 % des Français avaient le sentiment d’appartenir à une classe sociale, contre 56 % en 2013. En 1964, ils étaient 40 % à estimer que la lutte des classes, en France, était une réalité, contre 64 % cinquante ans plus tard.

Le mouvement des gilets jaunes, mouvement transgénérationnel, rappelle qu’une grille de lecture classiste de la société reste d’actualité en 2019. « 
Ce sont des corps sociaux qui sont descendus dans la rue avec les gilets jaunes, note Serge Guérin, sociologue spécialiste des enjeux liés au vieillissement. La lecture générationnelle est globalement très anecdotique par rapport à une lecture sociale, géographique et culturelle pour comprendre ce mouvement. C’est une revanche du social sur les autres grilles de lecture. »

Quand la fiction devient réalité


Les poncifs sur la génération Y ne se sont pas imposés sans heurts pour la jeunesse. Pour Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines à l’EM Normandie, les jeunes sortent grands perdants de ces discours essentialisant. « Les stéréotypes sur les jeunes ne sont pas simplement dans l’air du temps, ils ont des conséquences concrètes sur les pratiques des entreprises. Nombre de PME y croient et hésitent avant d’embaucher un jeune. Ces discours ont une part de responsabilité dans le chômage des jeunes. »

Lorsque le sujet des jeunes arrive sur la table, leur rapport au travail est, sans doute, l’une des vieilles lunes les plus agitées. Le refrain ne date pas d’hier : de longue date, les jeunes sont décrits comme instables et moins engagés dans le travail que leurs aînés. En 1967, le médecin Jean Rousselet publie ainsi L’Allergie au travail – qu’il diagnostique chez les jeunes. Des archétypes qui, encore une fois, ne résistent pas à une analyse sociologique plus poussée. « Le rapport au travail est peu déterminé par la génération, mais par un ensemble d’autres facteurs : le parcours, les diplômes, le collectif de travail dans lequel on arrive (structuré ou non avec des syndicalistes), les échanges de confiance ou non avec des salariés plus âgés… »,liste Marc Loriol, sociologue au CNRS, analysant depuis plus de vingt ans le mal-être et le bien-être au travail.



Selon les chiffres du ministère du Travail, la part des embauches en CDD par rapport au CDI a nettement progressé en vingt-cinq ans, passant de 76 % en 1993 à 87 % en 2017. Cette évolution s’accompagne d’une forte hausse des contrats de très courte durée ; en 2017, 30 % des CDD ne durent qu’une journée. Sans surprise, cette dualité du marché du travail se structure au détriment de la jeunesse. En 2017, les jeunes salariés sont 7,8 % à être en intérim, contre 2,9 % des salariés âgés de 25 à 49 ans. Et le phénomène est encore plus marqué pour les CDD qui concernent 31,1 % des salariés de moins de 25 ans, mais seulement 10,1 % des 25-49 ans.

« 
Auparavant, sur un même lieu de travail, tout le monde avait les mêmes horaires et se sentait appartenir au même collectif. Aujourd’hui, participer à une œuvre collective stimulante n’existe plus. Si un jeune arrive dans une entreprise comme intérimaire, il va être perçu comme extérieur à l’entreprise, on ne lui expliquera pas les règles informelles, il n’intéressera pas les syndicalistes et, en conséquence, il apparaîtra comme moins engagé dans le collectif. Lui risque de se dire que, finalement, la vie est ailleurs. Or, au lieu de dire qu’il y a causalité entre la situation du travail et l’attitude de certains jeunes, on dit qu’ils sont difficiles, individualistes et qu’on n’arrive pas à les retenir, alors que les gens font de nécessité vertu », analyse Marc Loriol.

Pour Gérard Mauger, rien de neuf dans ce procédé rhétorique de la naturalisation, ici en défaveur de la jeunesse : « 
Il s’agit d’imputer aux gens des propriétés naturelles qui sont en fait des productions sociales que l’on utilise à son profit. Prenez l’exemple des livreurs Deliveroo : on explique que les étudiants aiment le sport et la liberté, alors qu’ils ont juste besoin d’argent ! » « Flexibilité, indépendance, revenus attractifs » peut-on en effet lire sur la page d’accueil de Deliveroo.

Le piégeur piégé


« Il y a un moment de rupture dans les années 1990. L’idéologie néolibérale a besoin de remplacer une relation stable entre entreprises et salariés par une relation contractuelle, un engagement éphémère que chacun peut résilier quand il le souhaite », avance Jean Pralong. S’installe peu à peu la « cité par projets », telle que théorisée par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (Gallimard, 2011 [1999]). Biberonnés aux discours sur l’impossibilité de faire carrière au sein d’une même entreprise, les millennials envisagent ainsi leur trajectoire professionnelle bien différemment de leurs aînés.


Paradoxalement, cette intériorisation de la contrainte par une partie des jeunes se retourne aujourd’hui contre les entreprises, en recherche de main-d’œuvre pérenne. « Les propos sur la flexibilité et la fin de l’emploi à vie ciblaient plutôt les plus de 40 ans. Les jeunes ont repris ce discours à leur compte et, résultat, personne ne reste vraiment à son poste, que ce soit par contrainte ou par choix. Je vois beaucoup de salariés qui quittent leur entreprise pour mettre une ligne sur leur CV, dans un souci permanent de parcours performatif. C’est ce que les entreprises ont fini par générer. Or, aujourd’hui, nombre d’entreprises ont besoin de fidéliser leurs salariés et déploient un discours favorisant la mobilité interne. Mais elles se heurtent à un mur », analyse Jean Pralong.

Pourtant, toutes les études convergent vers les mêmes résultats : les jeunes, tout comme les générations qui les précèdent, recherchent avant tout la stabilité dans l’emploi. Dernière en date, l’enquête Harris Interactive, réalisée en janvier 2019 auprès d’un échantillon de Français âgés de 18 à 34 ans, recueille des données allant dans ce sens : 56 % des sondés déclarent préférer travailler pour une seule entreprise tout au long de leur carrière. On est très loin du slasheur fantasmé dans les manuels de management.


Tous perdants, tous perdus


Les effets d’un tel discours sur la jeunesse seraient en fait beaucoup plus perfides. Les travaux de la sociologue Sylvie Monchatre montrent comment certaines directions utilisent les représentations sociales associées aux jeunes (adaptabilité au changement, dynamisme, individualisme...) pour promouvoir des changements managériaux (flexibilité, polyvalence, individualisation des statuts et des rémunérations, dévalorisation des « savoir-faire » au profit des « savoir-être »...) qui fragilisent globalement le statut des salariés.

Dévalorisation des plus âgés et maintien dans la précarité des jeunes, telles seraient les conséquences de ces archétypes sur la jeunesse. « 
Je pense que la figure du millennial a été utile pour donner un visage humain aux changements structurels voulus au niveau économique. Au lieu de dire qu’il s’agit de changements faits au forceps dans un pur souci économique, on dit que cela correspond aux attentes de la nouvelle génération », déplore Vincent Cocquebert.

Des évolutions sociétales concernant le monde du travail, mais pas seulement. « 
Les moins de 22 ans sont bercés par le web 2.0, leur rapport au savoir a donc changé car ils ont la connaissance à portée d’écran. En conséquence, ils contestent le savoir des professeurs, des parents, et remettent en question la crédibilité des porteurs d’autorité statutaire. Pour être légitime, l’autorité doit être plus relationnelle », affirme ainsi Élodie Gentina, l’auteure de Génération Z.

« 
Ces propos préparent un discours sur l’ubérisation de l’éducation, alors qu’à Twenty, les jeunes que je rencontrais étaient en demande de transmission, de cadre et de validation ! », rétorque Vincent Cocquebert. Pour l’auteur de Millennial burn-out, si la focalisation autour de la figure du jeune est une aubaine pour le management et le marketing, elle est aussi le symptôme d’un monde vieillissant, s’accrochant comme il peut au mythe du progrès. Refusant de se regarder en face, ce monde sous-traite ainsi à une jeunesse porteuse de ses fantasmes des problèmes qu’il ne sait pas résoudre.

Illustration de tête : Aurore Carric

 

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