Entretien

David Graeber : le revenu universel, remède aux jobs à la con ?

© Cyrille Choupas

L'anthropologue David Graeber, universitaire et figure médiatique de l'anarchisme anglo-saxon, sort un nouvel opus, Bullshit Jobs, où il revient sur le néologisme de « job à la con » qu'il a lui même forgé en 2013. Socialter a saisi l'occasion d'une rencontre pour un entretien garanti zero bullshit.

David Graeber, la rock star de l’anarchisme. Une rock star de salon, tout de même, puisque l’essayiste, après s’être fait viré de Yale (excusez du peu), enseigne dorénavant à la London School of Economics. Un pied dans le système, donc. Mais résolument grinçant, l’esprit affûté et toujours de bonnes intuitions : là où il passe, il marque. Considéré comme l’un des intellectuels les plus influents au monde par le New York Times, il se fait connaître du grand public (de gauche) en 2011 lorsqu’il prend activement part au mouvement social Occupy Wall Street, dont il devient l’une des figures de proue, puis lors de la publication d’un article dans Strike! en 2013 qui fera le tour du monde : « Sur le phénomène des jobs à la con ». Depuis, deux de ses livres ont fait les têtes de gondoles des librairies en France et ailleurs (Dette : 5 000 ans d’histoire, Les liens qui libèrent, 2013 ; et Bureaucratie, Les liens qui libèrent, 2015). Cinq ans ont passé depuis qu’il a lancé le terme « bullshit job », désormais entré dans le vocabulaire courant de la modernité managériale sans pour autant être précisément circonscrit. Dans son dernier ouvrage, sobrement intitulé Bullshit Jobs(Les liens qui libèrent, 2018), l’anthropologue termine le boulot et tente une définition précise, une typologie exacte et une analyse plus fine du phénomène et de ses ressorts. Propos recueillis par Philippe Vion-Dury - Photos : Cyrille Choupas

Qu’est-ce qu’un bullshit job ?

C’est un travail qu’une personne fait, tout en estimant secrètement que si ce job n’existait pas, cela ne ferait aucune différence – ce serait peut-être même mieux pour tout le monde. Vous devez prétendre que le job existe pour une bonne raison, mais vous vivez dans le mensonge. 

Il y a souvent une sorte de dégoût vis-à-vis de son job également...

Ce n’est pas nécessairement le cas à chaque fois, mais ça l’est bien souvent. 

Il n’y a pas que des bullshit jobs « purs », il  y a aussi des jobs « en voie de “bullshitisation” ». Comment l’expliquez-vous ?

J’ai les statistiques pour les États-Unis, mais j’imagine que ce n’est pas différent ailleurs : seulement 37% du temps de travail de la plupart des employés de bureau est en réalité consacré à leur véritable activité professionnelle. Le reste n’est que réunions inutiles, courriels, paperasse. Même si vous rajoutez les réunions utiles, vous arrivez à peine à 50% du temps. Vous pourriez vous dire que tout ça ne concerne finalement que des emplois de bureau – qui ne servent déjà pas forcément à grand-chose. Mais cela concerne aussi des gens qui exercent des métiers extrêmement importants comme les infirmières, qui consacrent entre 50 et 80% de leur temps à des formalités administratives.

"Nous passons de plus en plus de temps à rapporter, décrire ce que l’on fait et justifier de ce que l’on fera à l’avenir... au lieu de faire réellement ces choses."



Dans mon propre domaine, à l’université, je suis soumis à une pression croissante. Nous passons de plus en plus de temps à rapporter, décrire ce que l’on fait et justifier de ce que l’on fera à l’avenir... au lieu de faire réellement ces choses. Alors pourquoi cela se produit-il ? Il y a une conjonction de deux mécanismes. D’une part, il y a la multiplication des bullshit jobs par l’embauche. À l’université, par exemple, si vous recrutez un nouveau vice-président, auparavant il n’aurait eu qu’une secrétaire à sa disposition alors que désormais, il aura avec lui une ribambelle d’assistants, en partie parce qu’il voudra se sentir important, tel un président d’entreprise avec un bureau comptant de nombreux employés. On embauche des gens avant de savoir ce qu’on peut leur faire faire, et on se retrouve naturellement à leur donner des tâches ennuyeuses. 

D’autre part, le second facteur à l’œuvre est, selon moi, la numérisation. La productivité s’envole dans tous les secteurs où l’on peut recourir à des ordinateurs, des robots et de l’intelligence artificielle. Mais si vous employez ces technologies dans une tâche supposant une interaction avec des êtres humains, alors l’effet est inverse, et la productivité s’effondre. On remarque d’ailleurs que dans des secteurs comme la santé et l’éducation, aux États-Unis, la productivité a baissé tout au long des trente dernières années. Et les ordinateurs ne sont pas innocents dans cette histoire. Si vous tentez de traduire des expériences qualitatives en informations quantitatives traitées par un ordinateur, on ne saura pas par où commencer ; seul un humain peut faire ça ! De plus en plus d’êtres humains passent un temps croissant à faire des listes, des procédures, des formats compatibles pour pouvoir comparer les résultats… 

Cet entretien a été initialement publié dans le N°31 de Socialter, paru le 10 octobre 2018. Retrouvez-le en kiosque et sur notre boutique.




Comment reliez-vous la « bullshitisation » du monde du travail à vos analyses sur la bureaucratie ?

D’une certaine manière, mon livre sur la bureaucratie représentait le phénomène vu de l’extérieur, et ce livre-ci le phénomène vu de l’intérieur. Ça a tout à voir avec la convergence du public et du privé que je décris. Je commence mon livre [Bullshit Jobs, ndlr] avec ce gars, Kurt, qui est sous-traitant pour un sous-traitant d’un sous-traitant de l’armée allemande. L’armée paraît un bon point de départ, car on s’imagine que c’est bien là une institution qui n’a pas besoin qu’on lui enseigne comment devenir efficace. Et pourtant, d’une façon ou d’une autre, une partie du travail a été externalisée, avec des couches et des couches de bureaucratie. Pour qu’un soldat puisse déménager son ordinateur dans une autre pièce, il lui faut 8 personnes.



© Cyrille Choupas


Cela détruit l’idée que le secteur privé est naturellement efficace en tout cas. Vous avez une phrase forte dans le livre (pour un anarchiste) : « Le système actuel n’est pas le capitalisme ». Pouvez-vous développer cette idée selon laquelle nous serions entrés dans un « nouveau féodalisme » ?

(Rires.) Nous autres anarchistes, nous nous fichons pas mal que ce soit le capitalisme ou un système féodal ! Quand j’étais sur les bancs de l’université et que j’apprenais les bases de la théorie marxiste, on m’enseignait que le capitalisme c’est employer des personnes pour  produire des marchandises que les consommateurs achètent, et que le profit que vous en tirez est basé sur le fait que vous payez moins cette force de travail que ce que vous gagnez. Le féodalisme est au contraire une appropriation directe par le pouvoir politique.

"C'est le gouvernement qui détermine de quelle manière et dans quels domaines vous pouvez faire des profits."



Aujourd’hui, une part toujours plus importante des profits des plus grandes entreprises provient en réalité de la rente et du paiement et maintien de la dette. Officiellement, 0% des profits à Wall Street proviennent du secteur FIRE [acronyme regroupant la finance, l’assurance et l’immobilier – Finance, Insurance and Real Estate, ndlr] mais, en réalité, c’est bien davantage puisque même des entreprises industrielles ont aujourd’hui leurs départements financiers : General Motors ne réalise en fait presque plus aucun bénéfice en vendant des voitures, mais fait d’énormes profits en prêtant aux gens de l’argent pour acheter des voitures. La plupart des profits sont donc issus de rentes régulées, ce qui est capital puisque cela signifie que c’est le gouvernement qui détermine de quelle manière et dans quels domaines vous pouvez faire des profits. C’est pour cela que je dis que le public et le privé fusionnent, et que cela fait sens avec l’idée de féodalisme – un système où, historiquement, il n’y avait aucune distinction entre le politique et l’économique.

Un autre aspect du féodalisme est le besoin d’avoir des larbins qui servent de faire-valoir… 

Oui, effectivement, les entreprises abritent de plus en plus de laquais, et c’est pour ça que je parle de féodalisme managérial ! La seule chose positive dans le féodalisme, c’est qu’on avait au moins une certaine idée de l’autonomie du travail : seuls des cordonniers étaient légitimes pour commander d’autres cordonniers. Idem pour les universités qui sont une institution assez féodale basée sur le principe des guildes, auto-organisée, où des enseignants dirigent d’autres enseignants. Mais tout ça, c’est fini ! Le féodalisme managérial est l’exact opposé : seuls les managers ont compétence pour diriger les autres.

Il y a aussi le fait que le système actuel est d’une grande perversité, car celui qui veut changer de travail pour retrouver du sens est confronté à une échelle inversée de valeur?: plus le job est utile, moins il est payé, et vice versa.

Et le plus surprenant, ce n’est pas tant que la magie du marché produise ce résultat pervers, c’est que les gens semblent trouver cela normal ! Certains disent des choses comme : « On ne devrait pas trop payer les enseignants, car on ne veut pas que des gens cupides prennent soin de nos enfants. » On n’entend pas ça pour les banquiers ! (Rires.) 

N’y a-t-il pas un levier, par exemple au niveau des salaires, pour qu’un gouvernement puisse « dé-bullshitiser » l’économie ?

J’y ai réfléchi, puisque je suis sensible aux demandes des gens qui s’inscrivent dans la transition… Je pense que tout ce qui peut donner aux gens plus de temps et de liberté sert en définitive la cause de l’anarchie, puisque cela permet à ces personnes de développer de l’auto-organisation, d’avancer vers une société plus juste. Mais comment mettre en place un mécanisme ou une action gouvernementale qui ne crée pas encore plus de bullshit jobs…? Une piste à explorer serait peut-être en effet d’augmenter le salaire des boulots utiles.

Vous avez également évoqué dans Bullshit Jobs le sujet du revenu universel, qui vous apparaît comme un levier « anti-bullshit ». Quel genre de revenu universel souhaiteriez-vous ?

C’est effectivement très important de préciser les choses puisqu’il y a au moins trois genres de revenu universel : une version de droite, qui consiste à donner de l’argent aux gens pour ne plus avoir à s’occuper d’eux ; une version plus libérale, qui l’envisage comme un supplément ; et une version radicale, qui veut en faire un revenu suffisant pour vivre, indépendamment de tout emploi ou aide, puisque le but ultime est de disjoindre le travail du revenu. Cette dernière idée est particulièrement radicale, sachant que nous avons passé les cinquante dernières années à aller dans le sens inverse. Mais ça demandera une sorte de révolution culturelle – et prendra donc du temps. Cela étendrait enfin le concept de liberté à l’économie d’une manière authentique. La liberté, c’est quand vous êtes en mesure de décider ce que vous souhaitez faire et que vous n’êtes pas menacé par la faim.

Cet entretien a été initialement publié dans le N°31 de Socialter, paru le 10 octobre 2018. Retrouvez-le en kiosque et sur notre boutique.

Pourtant, cela peut paraître surprenant qu’un anarchiste défende l’idée d’un revenu universel. Il y a la dimension libertaire, certes, en ligne avec les analyses de Michel Foucault : les anarchistes peuvent trouver dans le revenu universel un moyen de se débarrasser de l’aspect très inquisitorial des aides publiques, avec un État qui inspecte la vie des gens pour leur distribuer des aides adaptées. Mais ça n’en reste pas moins un outil très étatique – et donc très peu anarchique – non ?

Cela détruit l’élément le plus nocif de l’État?: l’interférence avec votre vie, la surveillance. Est-ce que vous cherchez avec assez d’ardeur un boulot ? Est-ce que vous élevez vos enfants suffisamment bien, etc. ? En outre, l’État dans son ensemble en devient plus petit et moins puissant.

Vous étudiez l’impact de l’intelligence artificielle et de l’automatisation sur le travail. N’avez-vous pas peur qu’un revenu universel puisse être un moyen un peu pervers de renforcer une société duale avec, d’un côté, une élite de travailleurs et, de l’autre, une masse de chômeurs ?

C’est en réalité une situation où nous sommes déjà, et je ne crois pas que ça puisse l’aggraver. Avec un peu de chance, cela pourrait aider les personnes aujourd’hui exclues du système à faire quelque chose de complètement différent. Lorsque vous regardez les conséquences de l’instauration d’un revenu universel dans les endroits où il a été expérimenté, vous vous apercevez qu’il génère de l’organisation communautaire. Par exemple, lors d’une expérience, chacun avait gardé les deux tiers du revenu pour soi et reversé le tiers restant sur un compte commun de façon à pouvoir décider collectivement de ce qu’ils allaient en faire – en l’occurrence, ils décidèrent de construire un bureau de poste. L’un des principaux problèmes avec l’auto-organisation politique, c’est que les gens n’ont pas assez de temps ! On peut ajouter la menace de la précarité, l’incertitude concernant leur boulot…


© Cyrille Choupas

 


Comment expliquez-vous que nous ayons perdu de vue cette lutte centrale des mouvements socialistes et ouvriers du xixe siècle, à savoir la diminution du temps de travail et le partage de ce travail entre les membres de la société au fur et à mesure du développement des moyens de production??

 

C’était une idée centrale, et ça ne l’était pas vraiment. Le temps de travail à cette époque était tellement indécent que presque tout le monde souhaitait alléger les horaires. Mais au tournant du xxe siècle, il y a une sorte de scission : les socialistes vont progressivement demander de meilleurs salaires, les anarchistes de meilleurs horaires !

"Le capitalisme a créé quelque chose de complètement contre-intuitif : vous n’en avez jamais assez." 



(Rires.) Les anarchistes ne veulent pas consommer plus, ils ne convoitent pas le boulot des gens qui sont dans les bureaux, ils souhaitent simplement prendre leurs distances avec le système. Il y a un instinct humain naturel qui est de travailler jusqu’à obtenir un revenu visé, puis de s’arrêter. Au Moyen Âge, lorsqu’il y avait une pénurie d’un certain type de denrées et que les prix décollaient, les producteurs, au lieu de produire plus pour faire davantage de profits, produisaient moins, car ils atteignaient plus rapidement le revenu qu’ils espéraient. Le capitalisme a créé quelque chose de complètement contre-intuitif : vous n’en avez jamais assez. 

En tout cas, les débats entre socialistes et anarchistes à la fin du xixe et au début du xxe se sont cristallisés autour de ça. Il y avait aussi la question de savoir où émergerait la révolution qui renverserait le système. Marx pensait que ce serait dans un pays où le prolétariat était le plus développé – l’Allemagne ou l’Angleterre. L’anarchiste Bakounine, lui, avançait que ce serait dans les pays récemment prolétarisés, où il y avait une masse de paysans et d’artisans avec des traditions et un rapport à leur production – l’Espagne ou la Russie. On sait maintenant qui avait raison ! Ce qui est amusant, c’est que, alors que les anarchistes se rebellaient pour avoir plus de temps, les leaders socialistes voulaient, eux, édifier une utopie de consommateurs et accumuler des richesses pour tous. Mais on observe que, finalement, les États socialistes n’ont pas réellement créé plus de richesses... En revanche, ils ont libéré beaucoup de temps ! Les gens qui travaillaient peut-être 9 heures par jour sur le papier ne travaillaient dans les faits que 5 ou 6 heures. Et ils ne pouvaient pas être licenciés ! On peut donc mettre à leur crédit le fait qu’ils ont libéré du temps. Mais eux ne pouvaient le revendiquer ; ils devaient mettre ça sur le compte de l’absentéisme.

 

Comment va Occupy ?

Occupy peut se développer de diverses manières, mais ce mouvement a posé les fondations d’une génération politisée. C’est le principal succès d’Occupy. Quand on regarde les sondages en Amérique, une majorité de jeunes de 18 à 30 ans se considèrent plus socialistes que capitalistes. C’est sans précédent.

"Je pense qu’Occupy est l’un des mouvements sociaux les plus efficaces qu’il y ait jamais eu." 



D’où cela vient-il ? Clairement pas des médias, qui ne disent jamais rien de mal sur le capitalisme ou de bien sur le socialisme ; ça ne vient pas non plus des politiciens ; donc ça ne peut venir que des mouvements sociaux comme le nôtre. D’une certaine manière, je pense qu’Occupy est l’un des mouvements sociaux les plus efficaces qu’il y ait jamais eu. Le Parti démocrate a été très réformiste – et assez assommant –, mais maintenant, c’est devenu ce mouvement massivement jeune où toutes les tendances de la gauche sont représentées.

 

Ne croyez-vous pas que le slogan « Nous sommes les 99?% » et la dénonciation du 1% restant étaient une erreur ? N’est-ce pas une lecture politique qui gomme les classes sociales, les subtilités des rapports entre groupes, en amalgamant tout le monde ?

C’était mon idée ce slogan?! J’ai toujours l’e-mail, je peux le prouver (rires). C’est vrai que la question n’était alors pas celle des classes. D’une part, le 1% regroupe les personnes qui tirent tous les profits de l’augmentation de la productivité. D’autre part, ce 1% est celui qui fait presque l’intégralité des donations de campagne. Ce sont en gros des gens capables de transformer leur richesse en pouvoir, et leur pouvoir en richesse. Dans une forme financiarisée de capitalisme, la corruption du système électoral fait partie intégrante du processus d’accumulation.

Cet entretien a été initialement publié dans le N°31 de Socialter actuellement en kiosque.





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