A compléter

Episode 2: Cloner Uber en inventant des "plateformes coopératives"

Socialter, en partenariat avec FYP éditions, traduit ici l'ouvrage de Trebor Scholz, «Plateform Cooperativism», publié en anglais début 2016. L'auteur développe une stratégie de lutte contre les nouvelles formes d'exploitation des travailleurs à l'ère numérique et propose de cloner Uber en inventant des plateformes coopératives. Le texte qui suit constitue le deuxième épisode sur les quatre prévus.

Traduction/Adaptation : Philippe Vion-Dury


Une alternative radicale au capitalisme?


Par où commencer? 51% des Américains gagnent moins de 30.000 dollars par an et 76% n’ont aucune épargne. De 2000 à 2010, le revenu médian aux États-Unis a baissé de 7% une fois l’inflation prise en compte. En terme de bien-être social et de durabilité environnementale, le capitalisme ne fonctionne plus. Alors réfléchissons à comment repenser la propriété et la gouvernance de l’Internet et comment la solidarité pourrait sortir renforcée de ce processus. Mon collaborateur Nathan Schneider s’est demandé si «la Silicon Alley p[ouvait] faire les choses plus démocratiquement que la Silicon Valley?».

Que vous vous préoccupiez de la sécurité de l’emploi, de la sécurité au travail, du salaire minimum, de l’assurance maladie ou des fonds de pension, aucune de ces questions ne peut être abordée fondamentalement sans réorganiser le travail, sans des changements structurels. Aucune ne peut être abordée efficacement sans que l’on redynamise au préalable la solidarité, que l’on transforme la propriété et que l’on instaure une gouvernance démocratique.

Les entreprises «à l’ancienne» donnent généralement le moins possible aux travailleurs. La méfiance envers la volonté des patrons et des actionnaires de prendre soin des travailleurs, la défiance vis-à-vis du vieux modèle extractif, de l’économie de la surveillance, des monopoles et l’extension des frontières de la vie professionnelle ont conduit de nombreuses personnes à ressusciter l’esprit du coopérativisme. Quelles sont les perspectives à long-terme d’un coopérativisme de plateforme? Les coopératives n’appartiennent-elles pas à un modèle de travail qui a fait son temps? Quiconque affirmerait cela devrait commencer par remarquer que partout dans le monde l’économie solidaire prend son essor: les coopératives emploient plus de personnes que toutes les multinationales réunies. Le sénateur américain du Vermont Bernie Sanders, candidat à l’investiture démocrate, défendait la propriété des travailleurs comme étant un des chemins possibles pour aller de l’avant. Si l’on prend le cas des États-Unis, ce sont 900.000 individus qui travaillent au sein des coopératives.

Dans son ouvrage Collective Courage, Jessica Gordon Nembhard présente l’histoire des Afro-américains dans les coopératives comme une expérience d’activisme enracinée dans la lutte en faveur des droits de l’homme. Le syndicat japonais des coopératives de consommateurs approvisionne 31% des foyers nationaux et Mondragon, la 7ème plus grosse entreprise industrielle espagnole, est un réseau de coopératives qui employait 74.061 personnes en 2013. L’Émilie-Romagne, une région de Italie qui encourage la propriété des employés, les coopératives de consommateurs et les coopératives agricoles, affiche moins de chômage que d’autres régions du pays. Selon Marjorie Kelly, Vice Présidente de The Democracy Collaborative, les coopératives représentent 40% de l’agriculture au Brésil et 36% des marchés de détail au Danemark. 45% du PIB du Kenya et 22% du PIB de la Nouvelle-Zélande proviennent de coopératives. Malgré de nombreux échecs, il serait difficile d’affirmer qu’on en a terminé avec le modèle de la coopérative.

Au Royaume-Uni, par exemple, 200.000 personnes travaillent actuellement dans plus de 400 coopératives de travailleurs. A Berlin, des citoyens créent des coopératives d’utilité publique pour acheter et exploiter le réseau électrique de leur ville. Dans la ville allemande de Schönau, une de ces coopératives dirige et assure la gestion à la fois du réseau électrique et de l’approvisionnement en gaz de la ville.

Maria del Carmen Arroyo, conseillère municipale de la ville de New York, a annoncé que 2,1 millions de dollars avaient été dépensés en 2016 dans une Initiative de Développement Commercial des Coopératives de Travailleurs. En 2015, des femmes ont fait fonctionner presque exclusivement une coalition de 24 coopératives de travailleurs à New York. Les travailleurs précaires qui ont rejoint ces coopératives ont vu leur salaire horaire passer de 10 à 25 dollars en deux ans.

 

Les coopératives, moteurs du changement?

Il ne fait aucun doute que les défis qui attendent les coopératives sont immenses. Pensez seulement à Walmart qui est, après le Département de la défense américain et l’Armée populaire de libération chinoise, la 3ème plus grosse organisation mondiale. Pour les coopératives, ce ne sera pas une promenade de santé que d’entrer en compétition avec de tels géants. Néanmoins, dans cette lutte pour dessiner l’avenir du travail, qui devraient être les agents moteurs du changement? Est-ce le propriétaire de la plateforme, l’actionnaire, le PDG et le capital-risque? ou devons-nous nous concentrer sur le collectif des travailleurs épaulé par un mouvement citoyen? La réponse pourrait être… tous ceux qui viennent d’être cités.

Mais, selon moi, le problème commence lorsque le changement est esquissé principalement dans les salles de réunion de la Silicon Valley. Tim O’Reilly a par exemple organisé le “Next:Economy” en novembre 2015, forum qui était largement monopolisé par les dirigeants des entreprises de la Silicon Valley. Et si le choix des intervenants – mis à part deux ou trois défenseurs des travailleurs, principalement des dirigeants d’entreprises – ne suffisait pas à clarifier qui était identifié comme “agent du changement”, les frais d’inscription de 3.500 dollars ne laissaient, eux, plus aucun doute sur l’élitisme de ce type de conférences.

L’ancien ministre du Travail américain, Robert Reich, a déclaré que pour «sauver le capitalisme» les travailleurs devaient bénéficier de protections sociales minimum, sans quoi on s’exposerait à une révolte. Des entrepreneurs de l’économie du partage, comme Robin Chase, la cofondatrice de ZipCar, vont dans le même sens. Effectivement, si l’on veut préserver la paix sociale, il faut donner quelque chose en retour aux travailleurs. On peut en appeler aux dirigeants d’entreprise pour donner le meilleur d’eu-mêmes, comme Tim O’Reilly s’y emploie peut-être, on peut espérer beaucoup de leur bonne volonté, mais cela n’en change pas mons la mission première de ces entreprises. Les travailleurs ont besoin de protections sociales solides et de quelqu’un qui se préoccupe réellement de leur bien-être à long-terme. Être « réaliste » suppose aussi d’évaluer pragmatiquement si les propriétaires des plateformes iront plus loin qu’accorder quelques petites concessions aux travailleurs. Être réaliste nécessite de reconnaître les succès et échecs historiques de «l’économie solidaire» extractive et de l’économie solidaire. On ne peut s’opposer aux inégalités économiques en recourant à la générosité des patrons: nous devons refonder ensemble l’infrastructure et réinjecter de la démocratie en son sein.

Dans le cadre de cette refonte, il est également important de réexaminer l’histoire de la création de structures coopérativistes et de mutualistes aux États-Unis. Les Mennonites allemands, les Amish compris, ont commencé à émigrer aux États-Unis dès 1684. Au printemps 1825, Robert Owen ouvrit les portes de la communauté de New Harmony dans l’Indiana. Dans les années 1930, la Nation de l’Islam et le Mouvement des travailleurs catholiques lancèrent des centaines de projets collectifs. Dans ce contexte, les enseignements sociaux catholiques du distributionnisme furent influents. Ils suggéraient que les communautés pourraient être copropriétaires et partager les outils. Trois décennies plus tard, l’Ashram hindou Kripalu et le centre bouddhiste Karme-Choling furent fondés. Les communautés et coopératives religieuses ont souvent prouvé qu’elles étaient plus résistantes que les coopératives séculières.


Un affront pour les entreprises 


Les sceptiques affirment que depuis la première coopérative moderne datant de 1844 à Rochdale en Écosse, on a eu tout le temps nécessaire pour débattre des coopératives de travailleurs. Preuve s’il en est, que tout a été dit et que ce modèle ne fonctionne pas. Et ils ont en partie raison: la plupart des coopératives de travailleurs aux États-Unis se sont soldées par un échec. Mais il est aussi important de garder en tête, comme l’observe l’auteur John Curl, que «l’existence même des coopératives met au défi les entreprises et le capitalisme : les corporations ont toujours travaillé dur à affaiblir, discréditer et détruire [les coopératives] à travers des guerres de de prix, faisant passer des législations diminuant leur viabilité, les étiquetant dans les médias comme subversives et vouées à l’échec, et usant de quelques autres stratagèmes.» (For All the People: Uncovering the Hidden History of Cooperation, Cooperative Movements, and Communalism in America, John Curl, Oakland (CA), PM Press, 2è édition, 2012.)

Rosa Luxemburg était également prudente lorsqu’il s’agissait d’envisager les coopératives comme des alternatives radicales au capitalisme. «Les travailleurs formant une coopérative dans le secteur productif sont ainsi confrontés à la nécessité contradictoire de se gouverner eux-mêmes avec le plus grand absolutisme. Ils sont contraints de jouer le rôle de l’entrepreneur capitaliste à leur propre égard – une contradiction qui n’est pas étrangère à l’échec fréquent des coopératives de production qui deviennent soit de pures entreprises capitalistes, soit– si les intérêts des travailleurs continuent de prédominer–  finissent pas se dissoudre.» Pour une entreprise, tous les moyens sont bons pour faire face à ses concurrents dans un marché, écrivait encore Luxemburg.

Reste néanmoins l’effet indéniable et important qu’ont les coopératives sur les travailleurs dans ces systèmes. Les coopératives existantes se sont montrées capables d’offrir des emplois plus stables et des protections sociales plus sûres que les modèles extractifs traditionnels. Ce serait une erreur de considérer les coopératives comme des alternatives idéales puisqu’elles fonctionnent à l’intérieur d’un contexte capitaliste où elles sont contraintes à la compétition. Les réseaux de coopératives comme Mondragon ne peuvent pas véritablement se dissocier des chaînes d’approvisionnement qui irriguent le capitalisme.

Une objection couramment faite aux coopératives est qu’elles seraient tout aussi soumises aux pressions du marché que n’importe quelle autre entreprise capitaliste, ce qui rendrait inévitable l’auto-exploitation. Tout compte fait, les coopératives peuvent elles aussi recourir à la tactique des stages non rémunérés et des volontaires non indemnisés. Les coopératives sont exposées à la lutte sans merci du marché, mais à la lumière des 20 à 30% de profit que font les entreprises comme Uber, une approche pour les plateformes coopératives serait d’offrir leurs services à un prix inférieur. Elles pourraient partir sur 10% de profits qui seraient ensuite partiellement injectés dans les prestations sociales des travailleurs. Les coopératives pourraient aussi prospérer dans les marchés de niche en prenant des clients et consommateurs à faibles revenus comme leur groupe cible.


Together we will grow old

we will hold

each other close and we will hold each other closer

We will hold each other

as the country changes;

we will hold each other

as the world changes.

- Anonymous


Les coopératives ont également constitué des instruments importants pour bâtir du pouvoir économique pour les groupes marginalisés. Karla Morales, une immigrée hispanophone de la coopérative de puériculture Beyond Care, décrit les avantages tout simples : «dans mon travail, maintenant, j’ai des congés maladie, des vacances et les droits liés à l’emploi». Les États du sud des États-Unis, par exemple, ont une longue histoire de coopératives agricoles qui ont favorisé l’autodétermination sociale et économique des communautés afro-américaines. Parfois, cependant, les coopératives ont renforcé les hiérarchies de race et de genre, reproduisant plus que défiant les pratiques de la collectivité dans son ensemble. Juliet Schor déclare que «si vous vous intéressez à la justice sociale, alors vous devez savoir qu’on trouve dans les environnements non-lucratif de hauts niveaux de discriminations de race, de classe et de genre. Les gens se comportent d’une façon qui renforce leur propre position de classe ou de race. Ces espaces sont souvent plus problématiques dans cette perspective que de nombreux [environnements] commerciaux. Si vous voulez construire une plateforme qui attire des gens de toutes les classes, races et genres, vous devez la lancer avec le groupe de gens que vous souhaitez attirer à votre plateforme».

Les sceptiques déplorent le fait que les banques coopératives n’ont pas réellement transformé l’économie dans son ensemble, et que les coopératives de travailleurs ne sont pas devenues les têtes de pont du socialisme ainsi qu’elles se promettaient de l’être. Mais, tout de même, il y a les indiscutables bénéfices à long-terme pour les travailleurs de ces entreprises – cela ne compte-t-il pour rien? Ces derniers y contrôlent leur travail d’une manière qui contribue à leur propre bien-être. Les coopératives, aussi petites soient-elles, peuvent fonctionner comme des alternatives éthiques et auto-gérées qui offrent un modèle d’entreprise ne reposant pas sur l’exploitation de ses travailleurs. Les coopératives peuvent être créatives non seulement dans la consommation des produits mais aussi dans la réorganisation du travail.

De nombreuses références ont été faites récemment à Hannah Arendt qui observait qu’un chien errant a une meilleur chance de survie lorsqu’on lui a donné un nom. Alors bienvenu dans le coopérativisme de plateforme.

 

Innovation, solidarité, redistribution

Le concept de coopérativisme de plateforme repose sur trois points.

Tout d’abord, il faut cloner le noyau technologique d’Uber, Task Rabbit, Airbnb ou UpWork. Il s’agit en fait d’épouser la technologie tout en l’utilisant avec un modèle de propriété différent, en adhérant aux valeurs démocratiques, de manière à cracker le système déficient de l’économie du partage ou à la demande qui ne bénéficie qu’à un petit nombre. C’est en ce sens que le coopérativisme de plateforme constitue un changement structurel, une transformation de la propriété.

Ensuite, le coopérativisme de plateforme est une affaire de solidarité, solidarité qui manque cruellement à cette économie fondée sur une force de travail éclatée et parfois anonyme. Les plateformes peuvent être la propriété de et pilotées par des syndicats, villes et diverses formes de coopératives faisant preuve d’inventivité, allant de coopératives de travailleurs ou multipartites à des plateformes coopératives de produsers.

Et, enfin, le coopérativisme de plateforme repose sur une refonte de concepts tels que l’innovation et l’efficacité avec l’impératif de bénéficier à tous et non plus seulement de siphonner les profits pour quelques uns. Je proposerai pour le coopérativisme de plateforme dix principes adaptés aux problèmes critiques que rencontre actuellement l’économie numérique. Le capitalisme de plateforme est incroyablement inefficace quant à la protection des gens.





Le concept de coopérativisme de plateforme, ou au moins une partie du concept, est confronté à un obstacle. Les gens comprennent la partie coopérative, mais la partie «plateforme» reste mystérieuse. Comment appelle-t-on les endroits où l’on traîne et où l’on génère de la valeur lorsqu’on a allumé son smartphone? Une plateforme, dans le contexte de cette étude, est un terme utilisé pour décrire un environnement dans lequel des intermédiaires coopératifs ou extractifs offrent leurs services ou des contenus.

Permettez-moi de préciser, concernant le concept de coopérativisme de plateforme qu’il ne s’agit pas d’une aurore boréale technologique. Le coopérativisme de plateforme ne relève pas de l’engouement occidental pour les progrès technologiques, c’est un état d’esprit. Evgeny Morozov et Siva Vaidhyanathan ont tout à fait raison de se dresser contre le «solutionnisme technologique» et le «web-centrisme».

Le coopérativisme de plateforme est un terme désignant des changements technologiques, culturels, politiques et sociaux. C’est un rectangle d’espoir. Ce n’est pas une utopie concrète mais une économie émergente. Certains des modèles que je vais décrire maintenant existent déjà depuis deux ou trois ans tandis que d’autres sont toujours des «applis» imaginaires. Si certains sont des prototypes et d’autres des expérimentations, tous instaurent un corpus de valeurs alternatif.

Ensuite, je vous présenterai plusieurs types de plateformes coopératives et leurs différents principes. Il s’ensuivra des réflexions sur l’écosystème des coopératives, des critiques et des défis.



Trebor Scholz est professeur à la New School fo Social Research de New York depuis 2009 et l’un des premiers à s’être attelé à analyser le phénomène du Digital Labor. Il est également l’auteur de «Uberworked and Underpaid: How Workers Are Disrupting the Digital Economy».


[Illustration : Adrià Fruitós]

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Le premier épisode de la série sur les plateformes collaboratives


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