Entretien avec le sociologue Ugo Palheta

Face à l'extrême droite : « Il faut refaire exister une perspective de gauche là où elle s’est affaiblie »

Photos : Antoine Seiter

Spécialiste des inégalités sociales et ethno-raciales, le sociologue Ugo Palheta, co-directeur de la revue marxiste Contretemps, est de ceux qui prennent depuis longtemps au sérieux « la possibilité du fascisme ». Socialter l'a interrogé pour mieux comprendre la tentation autoritaire et raciste qui traverse le pays et évoquer les moyens de déjouer la catastrophe que représenterait l'accession du RN au pouvoir.

Vous observez depuis des années les dynamiques du « néofascisme » et vous alertez dans plusieurs livres parus depuis 2018 sur « la trajectoire du désastre » dans laquelle semble engagée la société française. Comment analysez-vous le moment d’accélération qu’a déclenché en juin la dissolution de l’Assemblée nationale par le président Macron ?

La crise politique que connaît la France depuis 15 ans est entrée dans une phase aiguë, qui constitue une épreuve de vérité. La France se singularise depuis 2017 par une tripartition du champ politique, avec des pôles qui étaient de force à peu près égale, du moins en 2022 : un pôle néolibéral dirigé par Macron, un pôle de gauche – dominé par LFI depuis plusieurs années – et un pôle d’extrême droite, où le RN est de très loin la force dominante. Cette situation ne pouvait pas durer éternellement, à la fois parce que Macron n’a plus depuis 2022 de majorité absolue à l’Assemblée nationale, mais aussi parce que le pôle néolibéral a connu un recul électoral aux élections européennes.

Entretien issu de notre numéro 65 « Fric fossile ». En kiosque, en librairie et sur notre boutique.

Macron disposait déjà d’une base sociale étroite, dès son arrivée au pouvoir en 2017, en raison de son projet de régression sociale, mais cette base s’est encore rétrécie depuis, n’étant compensée que par le ralliement de secteurs de l’électorat de droite qui votait antérieurement LR. Au point que les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty ont pu affirmer, à partir d’une étude empirique des élections en France depuis la Révolution française, qu’en 2022 le vote Macron était « le plus bourgeois de l’histoire de France ».

Si on ajoute à cela la défiance très profonde dans le pays à l’égard des élites politiques, en particulier macronistes, et les importantes luttes sociales qui ont déstabilisé depuis 2017 encore un peu plus le pouvoir – Gilets jaunes, mouvements contre la réforme des retraites, mobilisations dans la santé publique, etc. – il est clair que la Macronie n’était plus du tout en mesure d’entraîner des forces derrière elle et que la situation était devenue en grande partie ingouvernable.

Comment lisez-vous le résultat inattendu sorti des urnes le 7 juillet ? Faut-il y voir davantage qu’un sursis offert face à la menace d’une conquête du pouvoir par le RN ?

Ce n’est pas une large victoire pour la gauche, mais c’est clairement une défaite pour le RN par rapport à ce que ses membres espéraient, même s’ils voient leur nombre de députés progresser. Il y a d’abord eu un sursaut du peuple de gauche. Beaucoup de gens ont fait une première expérience de militantisme pour obtenir la victoire de tel ou tel candidat du Nouveau Front populaire. Sans cela, rien n’aurait été possible. Et puis évidemment on a pu mesurer que, malgré toute l’opération de « dédiabolisation » orchestrée par Marine Le Pen, dont de nombreux médias ont été complices ces dix dernières années, l’extrême droite reste perçue comme une menace pour la démocratie, les conquêtes sociales, les droits des minorités, les mouvements d’émancipation. Donc il y a eu aussi un vote barrage.

Ce sursaut peut être davantage qu’un sursis pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cela met en doute le récit lepéniste selon lequel l’extrême droite parviendra inévitablement au pouvoir. Ensuite, cela fait de la coalition de gauche la principale opposition, donc la principale alternative, au moins pour un temps, au macronisme. Enfin, imposer une défaite – même partielle et provisoire – au camp ennemi est toujours un point important dans une bataille de longue haleine, parce que la défaite démoralise, désoriente et désorganise toujours ; plus ou moins il est vrai, selon l’habileté des dirigeants adverses.

« L’unité est un combat » écriviez-vous en juin dans un édito de la revue Contretemps. Le Nouveau Front populaire, né dans l’urgence et sorti en tête des législatives anticipées, apparaît extrêmement fragile. L’éclatement est-il évitable ?

Il faut prendre au sérieux le fait que le Nouveau Front populaire est un front, donc rien d’étonnant à ce qu’il soit sensible aux divergences, voire aux antagonismes politiques entre ses composantes, en particulier entre LFI et le PS. On doit se garder de dépolitiser les clivages en son sein en les ramenant – comme le font les médias dominants – à des querelles d’ego ou à des intérêts de boutique, même si bien sûr cela existe aussi.

À partir de là, dire que l’unité est un combat doit s’entendre au moins en trois sens. Le plus évident, c’est qu’à ce stade on a besoin de cette unité pour vaincre le macronisme et le lepénisme, donc il faut se battre pour la maintenir. Mais faire l’unité ne veut pas dire qu’il faut cesser de débattre au sein de la coalition et de sa base sociale sur des questions politiques, programmatiques ou stratégiques : la Palestine, les réformes en matières économique et sociale, l’Europe… Enfin, il y a le combat pour faire entrer au sein de cet espace unitaire les préoccupations et les actions des mouvements sociaux : syndicats, collectifs antiracistes et féministes, associations environnementales…

Pour éviter l’éclatement, il ne faut pas simplement parier sur la droiture de tel dirigeant ou telle dirigeante. Le plus crucial, c’est d’élargir et d’approfondir politiquement la mobilisation unitaire, de manière à accroître le coût de la division pour les forces qui composent la coalition et qui, à un moment, pourraient être tentées de jouer une autre carte que le renforcement du NFP.

Quels sont les principaux ressorts à vos yeux de la montée en puissance continue de l’extrême droite, que l’on constate dans les urnes depuis 15 ans ?

Il faut d’abord préciser que la percée de l’extrême droite au niveau national date de l’élection européenne de 19841. Le FN/RN dispose donc d’une assise ancienne, qui n’a pas été érodée par des expériences de pouvoir à l’échelon national puisque ce parti a toujours refusé de gouverner en position subalterne dans le cadre d’une coalition de droite. Il peut jouer ainsi une carte « dégagiste » ou « anti-système », même si son programme économique est aujourd’hui en pleine continuité avec les partis qui se sont succédé au pouvoir depuis 40 ans : une politique libérale, en faveur des entreprises et qui n’apporterait rien de bon, au contraire, aux salariés.

Au cœur des succès de l’extrême droite, il y a le fait qu’elle est parvenue à politiser les peurs qui traversent notre société – en particulier la peur du déclassement, pour soi ou ses enfants, la peur du chômage, de la précarité, de l’insécurité – sous l’angle de la menace de l’immigration, des étrangers, des musulmans. Elle a réussi à transformer ces peurs en l’espoir qu’on pourrait vivre mieux si on stoppait l’immigration, si on « mettait au pas » les minorités. Cela a pu fonctionner parce que, dans le même temps, les forces politiques dominantes ont elles-mêmes diffusé des discours xénophobes, islamophobes, sécuritaires.

« Imposer une défaite au camp ennemi est toujours un point important dans une bataille de longue haleine, parce que la défaite démoralise, désoriente et désorganise toujours. »

Une autre raison importante, c’est que les coalitions de gauche qui sont parvenues au pouvoir sous la domination du PS – dans les années 1980, entre 1997 et 2002, puis entre 2012 et 2017 – ont suscité une très forte déception et désorientation dans les classes populaires et plus largement parmi les salariés, en menant des politiques économiques très similaires à celles de la droite. Si le « ni droite ni gauche » a pu si bien fonctionner, c’est que la gauche, sous Hollande notamment, a gouverné à droite. 

En outre, tout un matraquage politique et médiatique a imposé l’idée dans une bonne partie de la population que, de toute façon, il n’est pas possible de parvenir à un partage des richesses plus égalitaire entre travailleurs et patrons, entre riches et pauvres, qu’on ne peut plus vraiment changer la société. La montée de ce fatalisme de classe à partir des années 1980 a en quelque sorte été compensée par la progression d’un volontarisme raciste. Tout ça a favorisé l’idée que la seule chose qu’il est possible d’espérer, c’est une politique consistant à prendre aux étrangers pour donner aux Français – ou aux « vrais Français » dans une vision raciste. C’est toute la politique de « préférence nationale » devenue « priorité nationale » dans la rhétorique actuelle du FN/RN.

Quels sont les différents groupes sociaux qui composent aujourd’hui l’électorat RN ? Que nous disent les travaux récents des sciences sociales sur les motivations du vote d’extrême droite ?

L’électorat de l’extrême droite est loin d’être composé uniquement d’ouvriers ou de membres des classes populaires comme on le dit parfois, et apparaît davantage comme un conglomérat. Lors de la dernière présidentielle, Zemmour a fait d’excellents scores dans des communes ou des quartiers riches, mais le FN/RN est parvenu aussi à divers moments de son histoire à attirer des électeurs des classes favorisées. C’est le cas aujourd’hui, de manière croissante, à mesure que s’effondre le macronisme et que l’extrême droite apparaît à une partie des riches et des patrons comme une alternative à la gauche unifiée. 

Cela étant dit, il y a des zones de force pour le FN/RN et des facteurs qui prédisposent au vote d’extrême droite. D’un point de vue de classe, l’extrême droite est particulièrement forte parmi les petits indépendants – commerçants, artisans, chefs de petites entreprises – mais aussi dans les fractions stables des classes populaires, notamment parmi les travailleurs blancs. Cet ancrage social est d’autant plus fort que ces personnes habitent dans les petites villes ou dans ce que le sociologue Benoît Coquard a nommé les « campagnes en déclin » (ce qui ne signifie pas toutes les campagnes), particulièrement dans les régions historiquement hostiles à la gauche.

Il faut par ailleurs tordre le cou à deux idées communes, faisant du FN/RN le parti des pauvres et des jeunes. Lors du premier tour de la présidentielle en 2022, Jean-Luc Mélenchon faisait jeu égal avec Marine Le Pen parmi les personnes gagnant moins de 1 250 euros et se situait devant elle parmi celles et ceux gagnant entre 1 250 et 2 000 euros, alors que le RN le distançait chez les revenus situés entre 2 000 et 3 000 euros. Et si l’extrême droite a progressé parmi les jeunes par rapport aux années 1990, Marine Le Pen a été battue nettement en 2022 par Jean-Luc Mélenchon, aussi bien chez les 25-34 ans que chez les 18-25 ans.

Concernant les motivations de l’électorat d’extrême droite, il faut insister sur le fait que fonctionnent ensemble la volonté d’avoir davantage de pouvoir d’achat et la volonté de s’en prendre aux « immigrés », aux « étrangers », aux « minorités » – ces catégories étant utilisées de manière volontairement floue par l’extrême droite. En effet, le tour de force du FN/RN a consisté à nouer un lien étroit entre le « social », l’idée d’améliorer les conditions matérielles d’existence, et le « racial », le projet de défendre les « nationaux ». Avec une conception implicitement raciste des « nationaux », puisqu’à l’extrême droite on oppose les « Français de souche », autrement dit les « vrais Français », et les « Français de papier ».


Quel est l’impact selon vous des transformations récentes du champ médiatique, sous l’influence d’actionnaires puissants acquis, à l’instar de Vincent Bolloré, aux idées réactionnaires ?

Les médias dominants ont eu un rôle important dans tout le processus politique qui a permis la progression de l’extrême droite.

Si l’on schématise, on peut dire qu’il y a d’abord une première période, des années 1980 aux années 2000, dans laquelle l’extrême droite était peu présente dans les médias. Seul Jean-Marie Le Pen était invité et c’était encore assez rare. Mais les obsessions du FN – autour de l’insécurité et de l’immigration notamment – ont pris une place de plus en plus importante dans la presse, les journaux télévisés, les émissions de débat. À cette atmosphère de plus en plus anxiogène, s’est ajoutée la fabrication d’un sentiment généralisé d’impuissance sur les questions économiques et sociales, en matraquant qu’il n’y avait pas d’alternative à l’austérité néolibérale, aux privatisations, aux régressions en matière de droit du travail, de retraites, etc.

Dans une deuxième période, qui commence dans les années 2010, l’extrême droite commence à coloniser l’espace médiatique. D’abord, on voit bien davantage de responsables politiques du FN invités sur l’ensemble des plateaux, y compris les radios publiques. Mais c’est surtout la constitution de l’empire Bolloré qui va changer la donne en décuplant l’audience de pseudo-journalistes, véritables idéologues racistes et réactionnaires, issus des médias Valeurs actuelles, Causeur, Boulevard Voltaire, et en décomplexant certains vieux briscards de la presse de droite tels que Éric Zemmour, Yves Thréard… Le cocktail est assez terrible puisqu’à la « fachosphère » – qui était déjà puissante sur le web et les réseaux sociaux – s’est ajouté un certain nombre de médias traditionnels (CNews, Europe 1, le JDD) diffusant en continu le sens commun de l’extrême droite.

Pourquoi la gauche, malgré ses propositions sociales, rencontre-t-elle l’indifférence, voire l’hostilité de certains groupes populaires acquis au RN ?

D’abord il faut préciser qu’il y a toujours eu une partie des classes populaires qui votaient à droite, avec des variations territoriales importantes : une partie de l’électorat populaire du FN/RN procède ainsi d’un électorat anciennement de droite et qui s’est radicalisé à partir des années 1980. Mais il y a bien eu ce que les politistes nomment un « désalignement » entre la gauche et les classes populaires, qui s’est réalisé en plusieurs étapes.

Pourquoi la gauche ne parvient-elle pas davantage à parler aux classes populaires ? La première raison, à mon sens, c’est l’échec de toutes les expériences de pouvoir de gauche dominées par le Parti socialiste – de Mitterrand à Hollande en passant par Jospin – dans la mesure où ces gouvernements ont pour l’essentiel trahi les espérances qui avaient été placées en eux. Mitterrand devait « changer la vie », il a opéré le tournant de la rigueur. Jospin prétendait rompre avec les gouvernements Balladur et Juppé, il a privatisé plus que tous les gouvernements de droite réunis. Hollande affirmait « mon ennemi c’est la finance », il a fait une politique de l’offre hyper favorable aux riches et au capital.

« L’un des enjeux centraux dans les prochaines années, c’est de faire revivre une gauche militante partout où elle n’existe pas ou peu, de s’implanter et de se structurer à partir de combats concrets. »

Il y a d’autres aspects évidemment, par exemple la légitimation d’idées racistes et sécuritaires du fait notamment du matraquage médiatique et de leur reprise par des dirigeants politiques de premier plan. Mais c’est d’abord le bilan de la gauche au pouvoir, en particulier du Parti socialiste, que l’on doit affronter. Le paradoxe, c’est qu’une partie des classes populaires pense que la gauche et les élites les ont abandonnées au profit des immigrés, alors que ces derniers (et bien souvent leurs enfants) sont les premiers à avoir pâti, et à pâtir, en tant que travailleurs et travailleuses notamment, des politiques de régression sociale, du chômage, de la précarité.

Vous écrivez que le désastre est possible mais « résistible ». Y a-t-il des exemples de territoires, en France ou à l’étranger, où on observe un recul de l’extrême droite ? Autrement dit, y a-t-il des stratégies efficaces contre l’extrême droite ?

Il y a des territoires où l’extrême droite n’a pas réussi à percer électoralement, comme la Belgique wallonne, sans doute parce qu’on y a maintenu un « cordon sanitaire » : on n’invite pas dans les médias des représentants d’extrême droite. Mais aussi parce que le mouvement ouvrier traditionnel, notamment syndical, avec ses solidarités concrètes, a gardé là-bas un poids important. Il faut cependant comprendre qu’il n’y a aucune recette miracle pour faire régresser l’extrême droite. Quand elle s’installe dans le jeu politique, elle ne disparaît pas, y compris après un passage au pouvoir, comme on l’a vu dès les années 1990 en Italie ou en Autriche, dans le cadre de coalitions avec la droite.

Il y a donc un travail de long terme à mener, au moins à trois niveaux. Il y a d’abord le militantisme de terrain, particulièrement là où la gauche, les syndicats et les mouvements sociaux sont peu présents : territoires ruraux, petites villes, petites et moyennes entreprises. Il ne s’agit pas simplement de réfuter les mensonges de l’extrême droite, sur l’immigration notamment, mais de faire exister un discours d’égalité et de justice sociale, construire des solidarités, défendre l’idée qu’il est possible collectivement de bâtir un avenir meilleur en s’en prenant non pas aux immigrés ou aux minorités, mais en imposant un rapport de force avec les classes possédantes.

Il y a ensuite la bataille politico-culturelle, qui passe par ce travail de terrain où on diffuse des idées mais aussi par la construction de médias indépendants, la production et la diffusion de savoirs critiques sur les inégalités, les discriminations, les violences… Et il y a enfin la question de l’alternative politique : on ne fera pas régresser durablement l’extrême droite si un gouvernement de gauche ne parvient pas à montrer concrètement qu’améliorer les conditions de vie de la majorité – par des hausses de salaire, la baisse de l’âge de la retraite, la diminution du temps de travail – n’est pas contradictoire avec le fait d’accueillir dignement les exilés, qu’ils ou elles soient d’ailleurs reconnus ou non comme réfugiés. 

Au vu de l’exercice du pouvoir des extrêmes droites contemporaines (Italie, Hongrie, Argentine), à quoi pourraient selon vous ressembler les premiers mois d’un gouvernement Bardella ?

Si elle parvient au pouvoir, l’extrême droite cherchera à donner des gages à son électorat, mais aussi à rassurer le pouvoir économique et à s’attaquer aux secteurs militants capables de contester sa domination. 

Donner des gages à son électorat ne passera pas par des mesures sociales : toutes les annonces de Bardella pendant la campagne des législatives montrent qu’ils sont en train de renoncer à toutes les mesures « sociales » de leur programme. Cela signifiera une intensification des attaques racistes ciblant déjà depuis des années les groupes constitués comme « ennemis de l’intérieur » : les exilés, les musulmans, les Roms, les quartiers populaires et d’immigration. Avec des conséquences immédiates en matière de traque et d’expulsion des sans-papiers, de remise en cause du droit d’asile, du droit des étrangers et des droits des minorités notamment religieuses, mais aussi des atteintes aux ressources déjà maigres de nombreuses familles, donc y compris pour beaucoup d’enfants, du fait de la « priorité nationale » consistant à réserver les aides sociales, les emplois et les logements sociaux aux Français.

Rassurer le pouvoir économique impliquera de prolonger la politique de l’offre qui a été appliquée par tous les gouvernements avant eux : baisses d’impôts pour les entreprises et pour les riches, application des réformes des retraites et de l’assurance-chômage initiées par la Macronie, coupes budgétaires drastiques dans les budgets publics pour compenser l’affaiblissement des recettes liées aux baisses d’impôts évoquées, etc.

Et il ne faut pas oublier qu’en accédant au pouvoir, l’extrême droite contrôlera l’institution policière, dont les membres sont déjà largement acquis à ses idées et qui attendent avec impatience un grand « nettoyage ». Affrontant une société civile vigoureuse, où les luttes populaires ont été importantes ces dernières années, il n’y a aucun doute sur le fait que le FN/RN utilisera des motifs fallacieux et des lois déjà existantes pour saper les résistances en allant bien plus loin que Darmanin : dissolution de nombreux collectifs, criminalisation des idées et mouvements contestataires, arrestations ciblées, entraves à l’action syndicale, restriction du droit de grève, etc.

La question de la (re)conquête de territoires ruraux et de la « France des bourgs », pour reprendre les termes de François Ruffin, nourrit les débats à gauche et dans les mouvements écologistes. La gauche peut-elle sortir de l’entre-soi urbain et diplômé ?

D’abord ces territoires sont plus hétérogènes politiquement que ce qu’on prétend généralement, et la gauche peut y trouver aussi certains points d’appui – par exemple dans la lutte pour le maintien des services publics, dans des réseaux syndicaux affaiblis mais qui persistent.

Il est vrai que, dans une partie de ces territoires, c’est le FN/RN qui est aujourd’hui hégémonique, qui donne le ton. Cela n’a pas été vrai de toute éternité – l’ancrage électoral du FN il y a 30 ans était plutôt urbain – et ce qui a été fait pourrait être défait. Mais à condition que la gauche sorte effectivement de ses zones de confort militantes, pas simplement au moment des élections mais toute l’année. Certains le font déjà mais il faut que cela soit pris en charge à une échelle beaucoup plus large et de manière volontariste, en se disant que les seules batailles perdues sont celles qu’on renonce à mener.

L’un des enjeux centraux dans les prochaines années, c’est donc de faire revivre une gauche militante partout où elle n’existe pas ou peu, de s’implanter et de se structurer à partir de combats concrets. Ce n’est certainement pas de pratiquer une politique d’« apaisement » (en direction de qui ?) ou de s’ajuster au sens commun, qui comporte toutes sortes d’éléments contradictoires – certains progressistes, d’autres conservateurs ou carrément racistes. On peut s’appuyer sur des éléments progressistes, de contestation des inégalités par exemple – qui était au cœur du mouvement des Gilets jaunes – pour refaire exister une perspective de gauche là où elle s’est affaiblie, voire a disparu. 


Biographie 

Spécialiste des inégalités sociales et ethno-raciales, le sociologue Ugo Palheta, co-directeur de la revue marxiste Contretemps et auteur de plusieurs livres, dont La Possibilité du fascisme. France : trajectoire du désastre (La Découverte, 2018), est de ceux qui prennent depuis longtemps au sérieux « la possibilité du fascisme ». Il anime depuis 2022 le podcast « Minuit dans le siècle » qui décortique les ressorts du « néofascisme » contemporain. Il participe aux travaux de l’Institut La Boétie, laboratoire d’idées de La France insoumise.

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