Recherche et écologie

Comment décarboner la recherche scientifique ?

Photos : Heidi Sevestre

De nombreux chercheurs ouvrent les yeux sur le système de valeurs du milieu académique contemporain – qui incite continuellement à la production scientifique et à l’hypermobilité – et tentent de changer la donne en rendant leurs pratiques plus écologiques.

Au sein de la communauté scientifique, l’urgence écologique vient questionner les pratiques de celles et ceux qui la documentent. Dans plusieurs enquêtes réalisées par Labos 1point5 – un collectif créé en 2019 par Tamara Ben Ari et Olivier Berné dans le but de mieux établir l’empreinte carbone des laboratoires –, plus de 80 % des personnels en astrophysique, climatologie et sociologie avaient répondu « oui » à la question : « Pensez-vous que l’urgence climatique exige des changements profonds dans la pratique de vos métiers ? » Un chiffre qui n’étonne pas Tamara Ben Ari, chargée de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) : « Depuis 2018 et la publication du rapport spécial sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C du Giec, sans oublier les premières marches pour le climat, il y a eu un mouvement de bascule dans la communauté scientifique. » Une préoccupation qui va croissant au sein de cette dernière : d’après l’une des enquêtes de Labos 1point5 menée auprès de 6 000 répondants tirés aléatoirement dans la communauté nationale, environ 45 % estiment être plus inquiets qu’il y a cinq ans.

C’est aussi durant l’année 2018 que des scientifiques français, issus de différentes disciplines, se sont regroupés dans des collectifs comme l’Atelier d’écologie politique (Atécopol), à Toulouse, ou encore l’Atelier d’écologie politique francilien (Écopolien), pour la région Île-de-France. Si le Tyndall Centre for Climate Change Research, une organisation scientifique basée au Royaume-Uni, et le collectif de chercheurs du monde entier No Fly Climate Sci militaient avant cela pour réduire les trajets en avion, aucun collectif n’avait rassemblé autant de scientifiques d’un même pays pour mesurer l’empreinte carbone des laboratoires et explorer des pistes de solution et leur acceptabilité dans le milieu de la recherche. Pour le moment, quelque 350 laboratoires ont consenti à mesurer leur empreinte carbone avec l’outil GES 1point5 développé par Labos 1point5, et près de 200 scientifiques ont rejoint un groupement de recherche dédié à ces questions. 

Une manière « de poser des briques solides entre les disciplines de recherche »,pourla cofondatrice du collectif.

Brise-glace et hélicos

Loin d’être le secteur qui émet le plus de gaz à effet de serre (GES), la recherche n’en est néanmoins pas exclue. Cependant, « une moyenne globale n’aurait pas vraiment de sens sur le plan scientifique tant les disciplines, pratiques et contextes sont différents », rappelle Antoine Hardy, doctorant en science politique au Centre Émile Durkheim, dont le projet de thèse vise à comprendre quelle est l’incidence de l’empreinte carbone sur les pratiques et les représentations scientifiques. Car, les sciences polaires et les sciences sociales recouvrent des réalités bien différentes. Le travail de recherche de Heïdi Sevestre, glaciologue, nécessitait par exemple une logistique et des infrastructures sophistiquées, à la fois pour rejoindre les pôles et prélever des échantillons : « Avant, je prenais régulièrement l’hélicoptère pour aller sur les glaciers et, le reste du temps, je me déplaçais en scooter des neiges ou alors sur un brise-glace », se remémore-t-elle. Les conditions extrêmes des deux pôles et « l’urgence absolue de récolter un maximum de données dans cette course contre la montre qu’est la crise climatique » limitent en effet les marges de manœuvre.

Impossible avec des skis de transporter du matériel de mesure lourd et parfois fragile, et sans navire brise-glace, difficile d’atteindre certaines zones. Les scientifiques des régions polaires ont donc trouvé le moyen de limiter les déplacements en laissant les équipes déjà sur place récolter les données ou les échantillons listés par d’autres pairs, ou encore en collaborant avec les communautés autochtones, qui possèdent une connaissance bien plus fine du terrain. « C’est une révolution dans la façon de coordonner le terrain », souligne Heïdi Sevestre, qui participera à la coordination d’un projet scientifique co-construit avec le peuple sami en Scandinavie. En avril dernier, la chercheuse est partie en expédition avec trois autres femmes pour récolter des échantillons de neige et de glace sur l’archipel du Svalbard – situé à mi-chemin entre la Norvège et le pôle Nord.

Leur objectif était de réduire le plus possible leur empreinte carbone durant leur expédition « Sentinelles du climat ». C’est donc chaussées de skis qu’elles ont exploré, durant 450 kilomètres, les terrains escarpés de l’Arctique. Traîner leur équipement tout en skiant a néanmoins limité les ambitions du projet, qui n’a pas bénéficié de financements scientifiques : « On nous félicitait sur ce qu’on voulait communiquer, mais on nous expliquait que le programme scientifique, lui, était trop léger pour un programme d’un mois dans une région polaire. » 

Un obstacle à la carrière

Aligner la recherche sur les principes écologiques – et plus largement sur des considérations éthiques – ne se limite pas à réduire les déplacements ou optimiser les technologies existantes : le système de valeurs doit évoluer autant que les conditions matérielles de la science. « Le piège serait de penser que les scientifiques ont tout entre leurs mains pour réduire leur empreinte carbone. Mais le travail scientifique est, lui aussi, encastré dans le capitalisme contemporain : dissocier les deux serait se priver des moyens de comprendre et d’agir », explique Antoine Hardy, également animateur du podcast écolo « 20 minutes avant la fin du monde ». Le fait que la recherche soit aujourd’hui un secteur hyper concurrentiel rend en effet les trajectoires difficiles. Lors de l’enquête Labos 1point5, un quart des sondés ont répondu qu’ils avaient pensé à se réorienter. « Le personnel de la recherche se retrouve parfois pris dans une forme de frénésie », remarque Tamara Ben Ari.

Et les thématiques de recherche, parfois en trop grand décalage avec les considérations écologiques, conduisent à un sentiment de découragement. Guillaume Blanc, enseignement-chercheur à l’université Paris 7 – Diderot, s’est reconverti il y a quelques années alors qu’il effectuait des recherches en astrophysique : « Aller observer des galaxies à l’autre bout de l’univers quand la planète part en vrille, ça n’avait plus trop de sens pour moi »,confie-t-il. Depuis, il a rejoint le groupement de recherche de Labos 1point5 et s’est spécialisé dans l’analyse de scénarios de transition énergétique. Une décision qu’il juge « compliquée » à faire comprendre à ses collègues, qui y voient plutôt un frein à sa carrière.

Un quota carbone dégressif

Un engagement écologique individuel et isolé n’est donc pas sans conséquence. Heureusement, des trajectoires collectives commencent à s’esquisser. À la suite de leur bilan des émissions de gaz à effet de serre (BEGES), le laboratoire d’océanographie et du climat (Locean) – qui regroupe environ 200 personnes – est le premier à instaurer de nouvelles règles de fonctionnement cohérentes avec les objectifs de réduction des émissions de GES. « En 2018, nous étions une quinzaine de chercheurs à vouloir agir concrètement, raconte Olivier Aumont, océanographe à l’initiative de cette démarche, ainsi que coordinateur (avec d’autres personnes) de Labos 1point5. Nous nous sommes réunis plusieurs jours pour réfléchir aux propositions qu’on allait soumettre à la direction. »

De cette retraite, 16 idées émergent. « Après l’avis favorable de la direction, le conseil du laboratoire a pris la décision de procéder à un vote », poursuit Olivier Aumont.En septembre 2020, seulement trois propositions sont passées au vote, avec un taux de participation du personnel de la recherche s’élevant à 75 %. L’une d’elle engage le laboratoire à réduire de moitié son empreinte carbone d’ici à 2030, et ce grâce à deux autres mesures plutôt contraignantes. « Nous voulions interdire les trajets en avion lorsqu’une alternative en train de moins de six heures est possible et mettre en place un quota carbone individuel annuel – et non échangeable. » En créant un quota carbone qui décroît chaque année, le groupe de recherche espère bien respecter ses engagements et continuer sur la pente descendante de ses émissions. En 2021, le quota carbone pesait encore 10 tonnes (c’est-à-dire 5 allers-­retours Paris-New York). En 2026, il ne devrait s’élever qu’à 2 tonnes, soit l’équivalent d’un seul trajet par an et par personne

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