Hors Série - Renouer avec le vivant

Charles Stépanoff : Coexistences intermittentes

 Illustration : Magali Brueder
Illustration : Magali Brueder

Où se situe la frontière entre bétail et animal sauvage ? Pour Charles ­Stépanoff, auteur de Voyager dans l'invisible. Techniques chamaniques de l'imagination, nos conceptions occidentales de la domestication n’ont rien d’universel. En vivant aux côtés des peuples nomades de Sibérie du Sud, l’ethnologue a découvert des régimes de cohabitation entre hommes et rennes fondés sur une coercition minimale, érodant le dualisme classique entre chasse et élevage

Lors de mes premières enquêtes de terrain chez les pasteurs nomades tuvas en ­Sibérie du Sud, j’ai rapidement eu le ­sentiment que quelque chose n’allait pas avec nos notions de domestication et d’élevage. Arrivé sur le campement d’un éleveur auquel j’avais déjà rendu visite l’année précédente, je lui demandai où était son troupeau de ­chameaux de Bactriane qui faisait sa célé­brité et que j’avais hâte de revoir. Il me répondit qu’il n’en savait rien et qu’il les chercherait le lendemain. Le matin, il partit à cheval dans la steppe. Le soir, lorsque sa silhouette se profila sur les collines, nul chameau ne l’accompagnait. Il ne raconta rien. Il se mit à nouveau en quête le jour suivant et revint encore bredouille. Ce n’est que le troisième jour qu’il ramena ses chameaux et que nous pûmes causer librement, car il avait été absent les jours précédents.

Une autre fois, alors que je résidais dans un campement des steppes montagneuses de l’ouest de Tuva, un enfant signala soudain que les huragans, de jeunes moutons supposés rester près de l’enclos, avaient disparu. Certains hommes du campement gravirent des collines voisines pour tenter de les repérer et les ramener mais, n’apercevant rien, ils renoncèrent rapidement et retournèrent siroter leur thé au lait salé dans la yourte. Étonné de cette désinvolture et inquiet des conséquences dramatiques de la perte des moutons chez des éleveurs déjà très pauvres puisqu’ils avaient perdu leurs chevaux, je ­partis seul dans la steppe que je parcourus en long et en large pendant plusieurs heures sans trouver la moindre trace des moutons. Le soir venu, je me résignai à rentrer bredouille quand, presque arrivé, j’eus la surprise de découvrir les moutons qui regagnaient eux aussi le campement. Je ramenai fièrement le petit troupeau aux éleveurs qui me félicitèrent avec amusement, mais il était clair pour tout le monde que les animaux avaient eux-mêmes décidé de rentrer après leur petite escapade. Les éleveurs escomptaient ce retour, c’est pourquoi ils ne s’étaient pas inquiétés outre mesure. Plutôt que des moutons suivant docilement leur berger, on ­préfère des moutons capables de rentrer eux-mêmes. Et pour qu’ils apprennent à s’orienter dans la steppe, il faut bien leur ­laisser des moments d’autonomie dès leur jeune âge. 

Le syndrome de domestication

Chez les éleveurs de rennes ­Tozhu qui nomadisent dans la taïga tuva orientale, je me suis trouvé face à un gardiennage déconcertant par son minimalisme. Alors que les éleveurs de moutons construisent des enclos et des bergeries pour l’hiver et surveillent tout de même parfois leurs troupeaux pour éviter qu’ils ne se mêlent aux troupeaux voisins, rien de tel n’est prévu pour les rennes. Ces animaux passent nuit et jour à divaguer à quelques kilomètres du campement, sans que l’on ne sache exactement où ils se trouvent. De temps en temps, après quelques jours d’absence, ils se présentent par petits groupes pour se délecter de sel et d’urine humaine. Ces retrouvailles font la joie des éleveurs : on sort les sachets de sel pour en distribuer et on attache quelques rennes par un geste délicat d’enlacement autour du cou. Ainsi embrassé, un renne se fait totalement docile et se laisse entraver. Les animaux passent la journée au campement puis, le soir venu, ils quittent les hommes pour s’enfoncer dans les ombres de la forêt. La notion même de surveillance du troupeau de rennes n’existe pas : on compte sur les compétences des ­animaux pour s’orienter eux-mêmes dans la taïga, trouver leur nourriture et échapper aux prédateurs. Dans ces conditions, les pertes sont fréquentes : quelquefois ours et loups massacrent le tiers ou la moitié de petits troupeaux de dix à vingt rennes. Il peut aussi arriver que la totalité des animaux disparaisse, tous étant partis grossir les effectifs des rennes sauvages. 

Pour les Occidentaux, les rennes de Sibérie ne sont pas vraiment domestiqués : cert­ains auteurs parlent à leur sujet de « semi-­domestication » ou de « proto-domestication ». Dans les théories occidentales dominantes, un animal n’est véritablement domestiqué que s’il est dépendant de l’homme pour son alimentation, sa reproduction et sa sécurité face aux prédateurs. Sur le plan biologique, il doit présenter de nettes différences par rapport aux populations sauvages de même origine, donnant la preuve qu’il a subi le ­syndrome de domestication. Assurément, selon cette définition, les rennes des éleveurs-­chasseurs de la taïga ne sont pas des animaux domestiques. Mais les Tozhu ne perçoivent pas les choses ainsi. La différence entre leurs rennes domestiques et les rennes sauvages est pour eux si nette qu’ils les désignent par deux termes distincts, ivi et ­taspanan. Ces deux mots sans rapport étymologique donnent l’impression que les Tozhu les considèrent comme deux espèces différentes. Cette distinction est générale dans les différentes langues de Sibérie et a frappé les savants occidentaux dès le XVIIIe siècle. Les ­Tozhu rangent en outre ivi et taspanan dans deux classes différentes : mal, c’est-à-dire « bétail », pour les premiers, avec les moutons et les vaches, et aŋ, soit « bête sauvage », pour les seconds, avec les élans et les loups. Tout en les distinguant nettement sur le plan taxinomique, les Tozhu n’enferment pas rennes sauvages et domestiques dans deux univers ontologiques et écologiques séparés. Ils savent que ces animaux sont interféconds, certains éleveurs apprécient ces croisements et cherchent même à les provoquer. Ils savent de plus que leurs rennes peuvent facilement rejoindre des rennes sauvages et donc passer de la catégorie mal à aŋ

Une mémoire -partagée

Ce n’est pas seulement la cartographie des domaines du sauvage et du domestique qui s’avère différente de la nôtre, mais la nature même de la frontière : hermétique pour nous, ouverte aux échanges pour eux. Que faire face à cette incohérence entre deux taxinomies qui renvoient clairement à des conceptions différentes de ce qu’est un animal domestique ? Doit-on donner la prééminence à la définition occidentale et lui présumer une valeur universelle ? Après tout, cette définition est à l’évidence un reflet de nos pratiques modernes d’élevage marquées par l’industrialisation et la sélection dirigée. Pourquoi faudrait-il s’attendre à ce qu’elle soit pertinente chez des collectifs autochtones qui pratiquent des méthodes totalement différentes ? Soit nous continuons de dire que les animaux de peuples comme les Tozhu sont semi-sauvages ou proto-­domestiqués, soit nous prenons le risque d’interroger la notion même de domestication pour tenter de la rendre compatible avec d’autres formes de rapport à l’animal que celles auxquelles l’élevage industriel nous a accoutumés. 

Ce qui, pour les Tozhu, fait entrer indiscu­tablement les rennes domestiques dans la catégorie mal, « bétail », ce n’est pas leur ­anatomie ni leur dépendance comme le veulent les conceptions occidentales, mais un ensemble de coopérations quotidiennes, d’histoires communes, d’itinéraires nomades partagés, de communications interespèces et d’attachements réciproques. Le fait que les rennes domestiques viennent de leur plein gré à la rencontre des humains les distingue plus que tout des rennes sauvages. L’été, les femelles donnent leur lait et, toute l’année, les mâles castrés portent les hommes sur leur dos. Vous pouvez vous endormir à dos de renne, il vous ramènera au campement. Si on ne les retrouve pas dans la taïga, les rennes sont probablement allés sur le lieu de campement suivant dans l’itinéraire annuel d’une longueur de 50 à 100 kilomètres qu’ils connaissent parfaitement. L’autonomie est fondée sur la mémoire partagée par les hommes et les animaux d’un paysage familier sillonné et modelé par leurs ancêtres respectifs. L’attachement des rennes et des humains unis dans une communauté hybride nomade se tisse aussi dans les dimensions invisibles du paysage. Paradoxalement, alors que les Tozhu ne surveillent pas leurs rennes, ils ont dans leurs troupeaux un animal consacré qui est censé appartenir aux esprits de la forêt et qui a pour mission de veiller sur eux, les humains. Bétail et bergers ont inversé les rôles auxquels nous sommes habitués. 

L’effort de coexister

La familiarité de ces animaux et leur disposition à entrer dans des interactions coopératives ne sont pas moins surprenantes que leur indépendance. Leur association avec les humains est un partenariat souple qui prend la forme d’une coexistence intermittente. Les rennes alternent entre une socialité propre à leur groupe, en interaction avec l’univers de la taïga, et une socialité hybride, faite de coopérations avec les humains. Un tel partenariat est évidemment fragile, les éleveurs savent qu’il peut être rompu s’ils négligent d’offrir sel et urine aux animaux, qui pourraient alors oublier de revenir les voir. Bien sûr, ils pourraient utiliser des chiens de conduite, ils pourraient surveiller leurs rennes et les parquer dans des enclos. Ces méthodes ont été mises en œuvre par les zootechniciens russes à l’époque soviétique, avec pour objectif d’augmenter la rentabilité, mesurée en kilogrammes de viande par journée de travail humain. Les Tozhu, eux, utilisent leurs rennes pour le transport et le lait, et non pour la ­production de viande, qui leur est fournie par la chasse. Ils n’ont jamais assimilé les méthodes soviétiques, préférant fournir de temps en temps un grand effort en partant à la recherche de leurs bêtes plutôt que les ­surveiller quotidiennement. 

En Sibérie, les méthodes autochtones d’élevage font alterner, selon les espèces et les ­saisons, surveillance, simple vérification, attraction, libre pâture et moments de captivité. Par économie, par esthétique et par goût, l’autonomie est généralement préférée à l’intervention quand c’est possible. Cette méthode est un pari animiste : elle compte sur le fait que les animaux ont les com­pétences physiques et mentales pour se débrouiller et sur le fait qu’ils auront envie de revenir auprès des humains. Elle implique de passer parfois de longues journées à pister le bétail à la trace, analysant ses crottes et ses poils, comme on le fait pour du gibier. Les ­éleveurs de la taïga se voient plus comme des chasseurs de bétail que comme des bergers. La quête se fait dans le visible comme dans l’invisible. Un jour, un cheval de monte avait disparu d’un campement. On suivit ses empreintes, on huma le crottin trouvé dans la forêt. Après de longues recherches inutiles, tout le monde rentra dans la yourte pour réfléchir. Le maître ouvrit le coffre du coin d’honneur et en sortit un sac de petit cailloux issus du gésier d’un coq de bruyère. Il souffla dessus et les disposa sur un tissu. Il les examina longuement en silence. Après cette divination huvaanak, la famille repartit dans la forêt et le cheval fut bientôt retrouvé. 

Une réciprocité entre vivants

Dans la forêt boréale, ce sont nos grands ­dualismes anthropologiques entre sauvage et domestique, entre chasse et élevage qui s’émoussent. Il va falloir élargir notre notion de la domestication pour l’ouvrir à ce type de coexistences intermittentes et aux ontologies qui les animent. Si nos théories savantes sont fondées sur nos méthodes d’élevage moderne, il semble évident que, pour comprendre l’élevage des collectifs autochtones, il faut tenter de pénétrer leurs propres théories des origines des associations domestiques hommes-animaux. Les mythologies sont ici d’un grand secours. Voici comment les Tozhu de Mongolie expliquent l’origine de leur élevage. Une femme pauvre errait dans les montagnes sans animaux. Elle rencontra un renne et prit garde de ne point le déranger. Trois jours de suite, elle retourna au même endroit et trouva le renne qui l’attendait avec curiosité. Le troisième jour, il y avait deux rennes et elle les appela : « Goo, goo, goo », et leur proposa : « Si vous venez à la maison avec moi, nous pourrons prendre soin les uns des autres. Je vous protégerai des loups et vous donnerai du sel, et vous pourrez donner à mon peuple de la nourriture et un moyen de transport. » Les rennes suivirent la femme à sa ­maison, et quand vint l’automne ils s’accou­plè­rent et le premier renne domestique fut bientôt né (1). Un mythe des Evenki, un autre peuple de chasseurs-éleveurs de rennes de la taïga, raconte qu’une femme remarqua que des rennes venaient lécher la mousse sur laquelle elle avait uriné. Elle décida d’uriner chaque jour de plus en plus proche de sa tente jusqu’à ce que les rennes, devenus familiers, se laissent toucher et traire.

Dans ces mythes, ce sont des femmes qui sont à l’origine de la domestication du renne, car ce sont elles qui, par la traite, entretiennent le rapport physique le plus intime avec lui. Le récit met en scène l’idée d’un engagement conjoint, fondé sur une attraction et une relation de réciprocité entre humains et animaux. Cette idée imprègne les relations pastorales au quotidien, de la naissance à la mort. On donne des friandises aux jeunes rennes pour qu’ils s’attachent à soi ; les femmes nourrissent les agneaux que leur mère n’allaite pas en leur chantant des chansons ; quand on les tue pour les manger, on s’excuse auprès d’eux ; quand on les vend, on garde un peu de leur fourrure car elle contient le bonheur du troupeau. Dans l’Altaï mongol, un éleveur tuva sélectionnait en humant chaque pincée de foin qu’il donnait à ses agneaux. « Ils nous nourrissent, on les nourrit », disait-il sobrement.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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