L'usure de l'engagement

Burn-out militant

© Pavina

Ils les appellent leurs « gros coups de mou », leur « grosse fatigue », leurs « moments de découragement ». Des périodes fugaces ou durables au cours desquelles ils n’ont « plus l’énergie », gagnés par « l’envie de tout lâcher ». Pour nombre de militantes et militants, l’engagement s’avère aussi source d’usure et d’épuisement. Peut-on s’en protéger ?

Un matin, dans le métro, Lou*, 28  ans, s’est vue « rappelée à l’ordre par son corps ». « J’ai fait une crise d’angoisse. Je tremblais, je n’avais plus de force. J’avais eu des signes avant-coureurs : montée de stress, pleurs, insomnies… Cette fois, je savais que j’étais cuite. » Voilà deux ans que cette « designeuse » parisienne, très investie dans les questions d’éthique et le numérique, tentait de « gérer des conflits moraux entre [son] job dans une agence, très éloigné de [ses] idéaux écologiques et sociaux », et les valeurs qu’elle défendait comme bénévole dans le monde associatif. Lou a d’abord cru possible « d’aligner les deux », mais les « contre-pouvoirs se sont avérés trop forts » chez son employeur, l’obligeant « à se battre pour tout et pour rien ». Une rupture conventionnelle et un long arrêt plus tard, la jeune femme se dit « nourrie et stimulée » par son engagement, mais il  lui complique l’existence. « Avoir des convictions et les incarner est loin d’être facile, insiste-t-elle. C’est une réflexion qui concerne tous les aspects de ma vie. » 

Virginie a quant à elle décidé de « marquer une pause ». Depuis les débats sur le mariage pour tous, les manifs contre la loi travail, les campagnes électorales au sein du parti Génération.s et des combats citoyens locaux, cette quadra du Val-de-Marne s’est laissée dévorer par la politique. « À force, la colère ne redescend jamais, ça envahit la vie sociale, décrit-elle. Il m’est arrivé d’aller à des soirées et de trouver tout autre sujet inintéressant. Ou d’être perçue en permanence comme la militante auprès de qui on pouvait tout déballer. » Cette implication de chaque instant n’a pourtant pas été récompensée par la reconnaissance qu’elle espérait. « J’ai l’impression que, malgré les efforts de la “masse” militante, la vraie politique continue à se faire entre gens du métier, dont la disponibilité est totale, observe-t-elle. Qu’il aurait fallu que j’y passe encore plus de temps pour être entendue. » Après les municipales, Virginie a démissionné de ses mandats, « lâché les boucles Telegram et WhatsApp » par besoin de « remettre de la légèreté dans [sa] vie ».


“On n’est pas égaux devant l’engagement. On développe une résistance à ses plaisirs comme à ses frustrations, [...] qui n’est pas partagée par tous.” (Vanessa Jérôme)


Le prix de l'engagement

Une expression désigne désormais le mal-être qui gagne souvent celles et ceux qui s’engagent  : le «  burn-out militant ». La référence à ce syndrome d’épuisement – documenté dans le monde du  travail  – a été popularisée par des féministes l’an dernier. En juin 2019, Anaïs Bourdet, créatrice du site Paye ta shnek, qui recensait des témoignages de violences sexistes et sexuelles dans l’espace public, annonçait tirer sa révérence « avec beaucoup de tristesse, mais aussi un grand soulagement », suivie par les Féministes contre le cyberharcèlement. Toutes prenaient acte de leur échec à obtenir des résultats avec des moyens dérisoires, alertaient sur leur charge émotionnelle et l’indifférence des pouvoirs publics. Pour d’autres, le burnout se nourrit de l’impossibilité de poser des limites, du manque de reconnaissance ou encore de la violence des débats. Faute de définition rigoureuse, le terme englobe des intensités et des causes multiples. Il fait office de cri d’alarme sur le coût physique et psychique de l’engagement.

Rares sont les organisations à y échapper. Chercheur au Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CNRS-Paris 1), Paul Boulland a croisé dans ses recherches sur le Parti communiste depuis les années 1940 « des cas d’effondrement, d’abandon, voire de dépression, même si dans les univers masculins et ouvriers, il est difficile de s’admettre affaibli ». Du Front populaire à Mai 68, il a recensé des symptômes similaires. Certains relèvent d’un contrecoup à la suite de  temps forts –  grèves, manifs, etc.  –, d’autres d’une usure. « L’épuisement peut être la conséquence d’émotions positives », rappelle Vanessa Jérôme, chercheuse associée au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) de l’université Paris 1, spécialiste des carrières militantes chez les écologistes. « L’un des motifs les plus partagés pour s’investir, c’est l’envie d’être utile et efficace. En politique, par exemple, on est aussi fatigués du plaisir pris à faire campagne, à obtenir des victoires. Sans cela, personne ne militerait. Mais on n’est pas égaux devant l’engagement. On développe une résistance à ses plaisirs comme à ses frustrations, à ses déceptions autant qu’à ses joies, qui n’est pas partagée par tous. »


“Prendre de la distance est indispensable. C’est ce qui permet de maintenir des espaces d’insouciance et de se ressourcer.” (Rosalie Salaün-Gourlaouen)


Fatigue et fatalisme

L’impression de combattre en vain, voire à contrecourant, est une des causes redoutables de la fatigue militante. Confronté à une baisse des adhésions et à un affaiblissement de ses moyens d’action, le syndicalisme la subit de plein fouet. « Il y a beaucoup de fatalisme dans les syndicats car beaucoup de mouvements sociaux ne débouchent sur rien, constate Benjamin, 34 ans, syndiqué CGT dans une PME. Les Gilets jaunes ont montré qu’on pouvait renouveler les formes d’action, mais dans des structures installées, c’est difficile. » Le trentenaire s’est souvent entendu dire par des camarades plus âgés : « Ça ne marchera pas. » « On sent une dépolitisation. Les sujets ne sont plus inscrits dans une histoire de luttes et de conquêtes. » Parce que « cette apathie [l’]épuisait », Benjamin a renoncé à certaines responsabilités pour se concentrer sur le comité social et économique (CSE) de son entreprise. « Là, au moins, je suis dans le concret », affirme-t-il.

Auteur d’une thèse sur le déploiement syndical dans des secteurs précarisés , Charles Berthonneau a aussi observé une « souffrance au travail militant » chez les représentants du personnel. Un phénomène lié à la répression syndicale dont ils faisaient l’objet, mais également à leur solitude. « Qui dit secteurs précarisés dit absence de solidarité, illustre le sociologue. Beaucoup de  salariés sollicitaient les syndicalistes pour des problèmes personnels, mais ces derniers ne pouvaient pas toujours compter sur leur participation aux luttes collectives. Or, il n’y a pas d’engagement sacrificiel. Il faut trouver dans le militantisme une forme de reconnaissance. » L’étiolement des bonnes volontés, qui agit par contagion, touche aussi des organisations plus récentes. Manon*, 18  ans, a rejoint Extinction Rebellion (XR) en  2019. La lycéenne s’est vite sentie accablée par la « charge mentale » et le « stress physique » des actions qui ne reposent que sur une poignée de personnes. Depuis le confinement, s’y ajoute un abattement lié au déclin de son groupe local. « Personne ne répond plus aux messages, déplore-t-elle. On sent un découragement malgré la mobilisation de quelques-uns pour raviver la flamme. »


Quand la violence s'en mêle

Une autre difficulté tient à la violence protéiforme à laquelle militer expose. Violence sociale pour Nicolas, 40 ans, qui a rejoint plus jeune un squat libertaire. Politisé à la fac, ce Grenoblois cherchait à « mettre en accord ses convictions et son mode de vie ». Il ne s’attendait pas à s’immerger au plus près d’une misère extrême. « On accueillait des Roms expulsés, des réfugiés, des toxicos, des jeunes fuyant des foyers, se souvient-il. Des sujets que je ne connaissais que de façon théorique. » Nicolas encaisse, au risque d’accumuler « stress et frustration ». Au bout de six mois, il quitte le squat pour une nuit dans l’idée de se reposer... et n’y revient jamais. « Je suis peut-être trop idéaliste, impatient, mais j’avais l’impression que quand on s’occupait d’un problème, quinze surgissaient. Ça s’est exprimé par ma défection. »

L’activisme lui-même n’est pas exempt de violence. Nicolas se souvient du machisme qui régnait parfois dans le squat. Chez Europe Écologie-Les Verts (EELV), l’affaire Denis Baupin a aussi été dévastatrice. Responsable du bureau de la commission Féminisme, Rosalie Salaün-Gourlaouen cite parmi ses périodes de découragement « le moment où la question des violences sexistes et sexuelles a débarqué ». « Je ne me remets pas d’avoir vu des militantes écartées parce qu’elles ont subi des agressions, témoigne-t-elle. C’est une colère que je n’arrive pas à gérer. » Plus coutumières, mais usantes, les guerres  intestines drainent également une énergie folle. Féministe, antispéciste et présidente du collectif Les Morts de la rue, Géraldine Franck en a mesuré le risque. « Les divergences avec les personnes dont on se sent proches idéologiquement sont souvent les plus blessantes, estime-t-elle. Comme il y a un affect fort, les désaccords semblent intolérables et nous empêchent de faire corps. Or, entre bénévoles, si l’on n’a plus le plaisir de se retrouver et d’échanger, quelle compensation retire-t-on ? »


Réseaux sociaux et luttes d'ego

Si l’épuisement militant est une vieille affaire, Vanessa Jérôme, du CESSP, est frappée de le voir toucher des « individus de plus en plus jeunes, en âge et en années d’engagement ». La chercheuse se demande si ce ras-lebol précoce n’est pas « amplifié par la visibilité que les réseaux sociaux donnent au militantisme ». L’activisme en ligne fleurit, avec de nouveaux risques. « On combine deux sphères violentes, prévient-elle, celle des médias et celle de la politique. La médiatisation des combats devient très individualisée et invasive. » Après un passage par le syndicalisme lycéen et universitaire, Coline Charpentier s’est remise à militer « grâce aux réseaux sociaux ». Son compte Instagram « T’as pensé à ? » fait office de référence sur la charge mentale des femmes. Un succès au coût élevé pour celle qui s’était lancée « la fleur au fusil ». Cette prof de  33  ans a vite dû traiter seule une cinquantaine de témoignages éprouvants par semaine. « Quand la lutte est personnifiée, la fatigue et la charge émotionnelle sont beaucoup plus fortes », admet-elle. Les algorithmes happent par ailleurs les internautes engagés dans leurs logiques insidieuses. « Plus on publie, plus notre travail est visible et a de l’impact, relate-t-elle. C’est inespéré de s’adresser à plus de 100 000 personnes. Mais c’est malsain, car on s’interdit de faire des pauses au risque de craquer. Par ailleurs, les comptes militants se retrouvent en concurrence, d’où des luttes d’ego compliquées à gérer. »

Les organisations les plus structurées n’ont pas toujours les moyens de répondre à l’ensemble des causes de la fatigue. Mais elles peuvent en partie les prévenir. L’association de protection animale L214 a conscience d’avoir perdu « des personnes de valeur qui s’extirpaient pour se protéger », selon Brigitte Gothière, sa cofondatrice. En cause, la dureté des vidéos de maltraitance animale, le cyberharcèlement, mais aussi « le surinvestissement, le sentiment d’impuissance et même le bordel inhérent à tout collectif ». « Maintenant que l’on emploie des salariés, poursuit-elle, nous avons mis en place un plan d’action contre les risques psychosociaux, avec un psychologue et des entretiens réguliers qui portent sur la charge mentale. » Extinction Rebellion prévoit de son côté des espaces de parole, encourage ses membres à « pratiquer la communication non violente et  à veiller à ce que chacun se sente en confiance dans le mouvement », assure une militante. Quand cette dernière, chargée de modérer les commentaires en ligne, s’est sentie trop affectée par la  violence des messages, elle n’a « pas eu peur de dire » qu’elle voulait arrêter, « sans culpabiliser ».


Construire des digues

Les activistes construisent également des digues personnelles. Géraldine Franck peut « à tout instant décider de ne pas lire un article » sur les sujets qu’elle suit quand ils ne font que lui rappeler des violences dont elle est déjà « hyper consciente ». « Il faut être vigilants entre nous, militants, et veiller à s’envoyer aussi des informations qui  font plaisir, du côté des victoires », conseille-t-elle. Consciente de son temps limité, elle choisit par ailleurs de s’engager dans des mouvements qui se fixent des objectifs circonscrits. Coline Charpentier a quant à elle « mis en place des procédures » pour traiter les témoignages, renvoyant les plus douloureux, tels les récits de violences conjugales, vers des associations spécialisées. Elle  a également décidé de transformer son profil Instagram en un compte collectif. Plus de 1 000 personnes ont proposé de l’aider à poursuivre sa lutte contre les inégalités domestiques. « Cela ouvre d’autres questions, note-t-elle, mais je vais au moins retrouver l’anonymat qui me manque. C’est aujourd’hui essentiel d’être protégé par un collectif. »

« Partager la compétence et l’expertise est indispensable », confirme Rosalie Salaün-Gourlaouen d’EELV. L’écologiste prend aussi soin de se répéter que « la porte de sortie est toujours ouverte » et se ménage autant que possible du temps pour des relations sociales hors  du militantisme. Elle s’astreint par ailleurs à tenter de mieux « gérer l’émotion » que provoquent certains combats, à commencer par les questions féministes. « On a  parfois du mal à dépasser l’empathie ressentie pour les victimes pour en faire des sujets politiques, juge-t-elle. Mais prendre de la distance est indispensable. C’est ce qui permet de maintenir des espaces d’insouciance et de se ressourcer. » Pour mieux se battre… dans la durée.


* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes.

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