Protection de la biodiversité

Bram Büscher & Rob Fletcher : Pour une conservation conviviale

Photos : William Lounsbury

Reprendre des terres pour s’en déprendre et laisser le temps et la place aux dynamiques spontanées du vivant : voilà qui peut paraître séduisant. Pourtant, la volonté de « conserver la nature » intacte plonge ses racines… dans la colonisation et le développement capitaliste et industriel lui-même ! Face à la conservation traditionnelle et ses alternatives contemporaines qui ne résolvent rien, Bram Büscher et Rob Fletcher développent des outils conceptuels et pratiques pour une authentique révolution de la conservation, qui aurait pour horizon une convivialité entre espèces. 

Votre réflexion se fonde sur une critique de la conservation traditionnelle de la nature, essentiellement centrée, selon vous, sur les aires protégées et la préservation de la wilderness, ces grandes étendues sauvages dites « vierges » qui ont servi de modèle à l’expansion de la conservation dans le monde. Pouvez-vous tout d’abord revenir sur cette histoire ?

C’est une histoire très complexe, mais de manière simplifiée on peut dire que la conservation moderne et dominante est née comme un « contre-mouvement » face à la destruction à grande échelle des espèces et des écosystèmes aux XVIIIe et XIXe siècles, destruction causée par le développement du capitalisme industriel et son expansion à travers le monde via la colonisation européenne. Durant cette période, les scientifiques et les élites sociales ont de plus en plus déploré la destruction de la nature en Europe, en Amérique du Nord et dans de nombreuses colonies.

Article issu de notre hors-série « Ces terres qui se défendent », en librairie et sur notre boutique


Ils ont ainsi commencé à préconiser des mesures de conservation des espèces végétales et animales, ainsi que des terres et des écosystèmes dont ces dernières dépendent. C’est ce que certains auteurs ont pu qualifier de « conservation dominante » (mainstream conservation), désignant là une branche historique et institutionnelle particulière de la conservation occidentale, promue et pratiquée notamment par de grandes et puissantes organisations internationales de conservation comme le Fonds mondial pour la nature (WWF). 

Ces institutions, de plus en plus puissantes, se sont appuyées sur deux stratégies-clés : d’un côté, la séparation physique des humains et de la nature par la mise en place d’« aires protégées » ; de l’autre, la séparation métaphysique des humains et de la nature, en concevant cette dernière comme un domaine distinct et séparé de l’humanité, compris avant tout comme un objet scientifique et instrumental dont la gestion doit être rationalisée par des autorités compétentes, étatiques ou autres. Ces deux stratégies, à leur tour, ont été très influencées par l’élite économique et les agents étatiques cherchant à tirer profit d’espaces naturels bien protégés pour des raisons d’identité, de statut, de loisir, de ressourcement, etc., ainsi que, avec le temps, pour des raisons commerciales.

En quoi cette forme de conservation de la nature fait-elle partie intégrante de l’histoire du capitalisme et n’a jamais pu véritablement jouer le rôle de rempart face à la destruction écologique ?

La conservation dominante a fonctionné comme un rempart dans la mesure où, d’une certaine manière, elle a effectivement freiné certains des impacts les plus dévastateurs du capitalisme sur la biodiversité, par exemple en stoppant son expansion dans certaines zones de biodiversité. Mais cela a toujours été une bataille d’arrière--garde centrée sur les multiples effets de l’expansion capitaliste, et rarement sur l’expansion capitaliste en tant que cause profonde de la crise de la biodiversité elle-même. C’est comme « passer la serpillière alors que le robinet reste grand ouvert ».

La conservation ne doit pas être comprise comme le contraire du développement, comme on l’entend souvent dans la bouche de ses partisans, mais plutôt comme partie intégrante du développement capitaliste, et ce pour trois raisons. Tout d’abord, parce que la conservation provient de l’histoire du capitalisme colonial et industriel lui-même. Ensuite, ce contre--mouvement a toujours eu vocation à fonctionner au sein du capitalisme. La contestation dont nous parlons ne relevait pas d’une révolte ouvrière et n’était pas liée aux classes subalternes ou aux populations autochtones : les partisans de la conservation étaient (et restent aujourd’hui) principalement des élites, dont de très puissantes élites commerciales euroaméricaines. Mais cela ne veut pas dire que les classes subalternes, les ouvriers et ouvrières et les peuples autochtones ne se souciaient pas de la destruction de la nature ! Bien au contraire, nombre d’entre elles et eux se sont soulevés contre cette destruction, souvent au prix de leur vie. Mais leurs luttes ne sont pas à l’origine des formes institutionnalisées et « dominantes » de la conservation établies aux XIXe et XXe siècles.

La troisième raison, enfin, est que l’une des conditions principales du développement de la production capitaliste – qui repose sur une masse de travailleurs et travailleuses qui ne possèdent ni la terre ni les outils pour subvenir à leurs besoins et doivent de ce fait vendre leur travail à des capitalistes pour survivre – fut le déplacement d’un grand nombre de petits paysans et paysannes (et de celles et ceux dépendants du glanage) hors de la campagne rurale par des processus d’« enclosure ». Ceux-ci prirent souvent la forme de zones de conservation préservées pour un usage récréatif à destination des élites sociales. De cette manière, la création des aires protégées aux XVIIIe et XIXe siècles peut être considérée comme l’une des principales forces permettant au capitalisme industriel d’accéder aux réserves de main-d’œuvre dont il avait besoin pour se développer.

Les réflexions sur l’entrée dans l’Anthropocène ont fait naître des alternatives radicales à la conservation dominante. Quelles sont-elles ?

D’un côté, la conservation dominante se voit aujourd’hui remise en question par la « nouvelle conservation », qui endosse cette position et préconise les « solutions » à la crise écologique basées sur la valorisation et l’évaluation du « capital naturel ». Bien sûr, il n’y a là rien de vraiment radical. Mais, ce faisant, les nouveaux conservationnistes ont dans le même temps radicalement remis en question le dualisme nature-culture qui est au cœur de la conservation dominante, en soutenant que la nature « plus qu’humaine » devait être gérée par les humains. 

De l’autre côté, on trouve un « néoprotectionnisme » qui maintient volontairement ce dualisme nature-culture. Les néoprotectionnistes estiment qu’une séparation des humains et de la nature est nécessaire pour empêcher un effondrement total des écosystèmes vitaux de la planète. Cette position, à son tour, n’est pas réellement radicale, dans la mesure où c’est ce que la conservation dominante a elle-même toujours préconisé, bien qu’à une échelle moins ambitieuse. Ce qui est radical, en revanche, dans la perspective néoprotectionniste, c’est la proposition d’étendre désormais la surface des aires protégées à la moitié de la planète – proposition connue sous le nom Half-Earth –, comme un outil central des politiques de conservation, avec l’objectif intermédiaire de « 30% d’ici 2030 ». Dans le même temps, les néoprotectionnistes se font toujours plus critiques à l’égard de la croissance économique, du consumérisme et de la volonté d’y recourir pour financer la conservation, et c’est ce qui rend leur position radicale. 

Nous ne pouvons pas rendre justice dans un entretien à toutes les nuances entre ces deux positions, mais nous insistons sur le fait que ces deux mouvements remettent en question certains principes fondamentaux de la conservation dominante tout en en soutenant d’autres. Ceci indique deux choses : premièrement, qu’une révolution pourrait être en train de se préparer au sein même de la conservation dominante ; deuxièmement, que ces alternatives ne peuvent à elles seules engendrer une telle révolution, dans la mesure où aucune ne s’attaque véritablement aux racines socioécologiques de la crise de la biodiversité liée à l’expansion capitaliste. 

Quelle serait une bonne alternative à la conservation dominante ?

Nous proposons la « conservation conviviale » comme une alternative véritablement systémique aux trois formes de conservation (dominante, nouvelle et néoprotectionniste). La conservation conviviale cherche à transcender d’un même geste le dualisme nature-culture et la croissance économique capitaliste. Autrement dit, la conservation conviviale affirme que sans s’attaquer au capitalisme et à ses nombreuses dichotomies et contradictions intrinsèques, nous ne pouvons pas relever les défis de la conservation qui se présentent à nous ni le faire de manière réaliste et efficace à l’intérieur du climat politique actuel. Elle repose sur une politique de l’équité, du changement structurel et de la justice environnementale. Elle cible directement les intérêts capitalistes extrêmes des élites mondiales et transcende définitivement la foi technocratique qui inspire de nombreux « pragmatiques » contemporains.

Plus important encore, elle se joint de manière enthousiaste à la vague émergeant des nombreuses régions du monde exigeant une transformation structurelle, notamment les luttes des collectifs autochtones et leur droit à gouverner leurs terres riches en biodiversité. La convivialité, cela consiste à « vivre avec » ; c’est donc mettre en avant l’importance de (ré)inventer de nouvelles relations individuelles et communes avec le reste de la nature, par-delà les transactions commerciales rationalisées. Ce n’est pas une mince affaire, nous en sommes bien conscients. Il n’y a également rien de romantique dans le fait de vivre plus profondément avec le reste de la nature, mais nous sommes convaincus que cela est essentiel à la fois pour l’épanouissement des humains et pour une soutenabilité et une équité de toute vie sur notre planète. 

Comment cela se traduirait-il concrètement ?

La conservation conviviale défend un large éventail de mécanismes et de pratiques que nous déployons dans notre livre. Trois des éléments les plus importants préconisés ont trait à des changements dans les principaux modes de fonctionnement actuels de la conservation. Le premier concerne la manière dont les espaces de conservation sont organisés : par opposition avec les néoprotectionnistes, nous soutenons que l’avenir réside nécessairement dans la création d’espaces intégrés dans lesquels les humains et la vie sauvage coexistent, plutôt que de les séparer par de nouvelles aires protégées encore plus strictes. Mais nous tenons à dire que cette coexistence est et sera extrêmement variée, et qu’elle englobe une très grande variété d’occupations humaines des terres, en termes d’intensité. La clé est que partout, des villes jusqu’aux espaces « sauvages » (ruraux), la coexistence entre les humains et les non-humains soit centrale, bien que sous ses différentes formes et intensités. 

Ensuite, en termes de gouvernance, la conservation doit promouvoir une délibération démocratique directe centrée sur les personnes vivant le plus étroitement avec les zones de biodiversité menacée – à savoir les populations autochtones et les communautés locales – plutôt qu’un processus de décision descendant et mis en œuvre par des élites technocratiques et économiques. Mais ceci doit arriver, dans le même temps, sans responsabiliser de manière indue ces mêmes populations et communautés en leur faisant porter le fardeau de la crise de la biodiversité. 

Troisièmement, en termes de financement, la conservation doit prendre ses distances avec les mécanismes capitalistes reposant sur une croissance destructrice pour son financement, et trouver des manières de redistribuer la richesse dont nous disposons déjà à celles et ceux qui en ont besoin. Nous préconisons de commencer avec ce que nous appelons le « revenu d’existence pour la conservation » (REC) : un paiement inconditionnel aux membres des communautés vivant dans ou à proximité des zones critiques pour la conservation, pour leur permettre de vivre dignement et sans dépendre de la dégradation des écosystèmes qui les entourent. 

Au lieu de faire reposer le poids de la conservation sur les classes inférieures et rurales vivant à proximité des zones de biodiversité, il s’agirait de faire porter cette responsabilité sur les classes dominantes, les grands propriétaires fonciers, etc. Pouvez-vous nous expliciter ce renversement ? Comment peut-il s’opérer concrètement ?

Nous venons justement de publier un article sur le sujet ! Nous conceptualisons en effet quatre classes principales en relation à la conservation : les classes supérieures ; les classes capitalistes propriétaires de terres ; les classes moyennes et inférieures ; les classes rurales inférieures. Les acteurs au sein de ces quatre catégories ont des types de responsabilités et de rôles (historiques et contemporains) différents dans et pour la conservation. 

Les classes rurales inférieures sont composées des acteurs qui vivent souvent dans ou avec la biodiversité et qui dépendent (encore) de la terre pour leur subsistance, notamment dans les pays tropicaux. Elles sont souvent perçues comme pauvres et ce sont celles qui ont le moins contribué au problème de la perte de biodiversité (historiquement et actuellement), ainsi que celles qui ont le moins de pouvoir pour influencer la manière dont la conservation est mise en œuvre. Pourtant, ce sont celles qui sont le plus souvent la cible des interventions de la conservation et forcées ou « incitées » à changer leur mode de vie pour atteindre les objectifs de biodiversité. 

Les classes moyennes et inférieures d’acteurs urbains, semi-urbains ou semi-ruraux du monde entier ne dépendent pas directement de la terre pour leur subsistance, participent et dépendent des marchés du travail et de la consommation locaux et globaux. Par leur consommation et leur place dans les marchés mondiaux, elles influencent fortement la biodiversité en de nombreux endroits, mais ne font souvent pas partie des interventions de conservation ou ne sont pas spécifiquement ciblées par celles-ci. 

« La conservation conviviale cherche à transcender d’un même geste le dualisme nature-culture et la croissance économique capitaliste. »

Les classes capitalistes propriétaires de terres tels que les grands agriculteurs capitalistes et/ou les propriétaires fonciers pour l’agro-industrie sont fréquemment ciblées par la conservation, moins dans le cadre d’une conservation communautaire qu’en tant que partenaires dans un projet de conservation, ou par des actions et des formes de résistance de la part des « activistes ». Parce que ces classes économiques sont les actrices d’un changement brutal d’affectation des terres – déforestées pour faire de la monoculture ou de l’élevage –, elles sont difficiles à enrôler dans des initiatives de conservation qui vont à l’encontre de leurs intérêts.

Enfin, les classes supérieures mondiales. Ces élites sont souvent urbaines et rurales : elles possèdent en effet de multiples propriétés foncières, notamment dans les riches quartiers résidentiels des villes, pour se tenir proches des cercles de l’élite économique et politique ; mais elles possèdent aussi une deuxième, une troisième, voire plus, de propriétés dans des espaces ruraux, semi-ruraux et riches en biodiversité. Les élites des classes supérieures sont généralement recrutées comme pourvoyeuses de fonds, ou intégrées aux conseils d’administration des organisations conservationnistes ; mais elles ne sont que rarement ciblées par les initiatives de conservation visant à transformer les comportements ou les modes de vie. En effet, soit elles sont considérées comme inaccessibles (retranchées derrière des murs, des systèmes de sécurité, ou simplement en des lieux reculés) ; soit comme bienfaitrices de l’environnement, en raison de leur philanthrocapitalisme ou d’autres formes de charité liées à la conservation (via la privatisation de la nature, de certains parcs, etc.). 

L’idée générale est que les paradigmes de la conservation aujourd’hui dominants se concentrent essentiellement sur les classes rurales inférieures lorsqu’il s’agit de savoir qui doit changer de vie, alors qu’à l’inverse les classes supérieures sont souvent négligées, voire ignorées – sinon pour courtiser leur argent – par les conservationnistes, car elles sont soit trop éloignées, soit trop puissantes. 

La conservation conviviale doit changer cette répartition inégale des efforts à fournir et cibler les acteurs en fonction de leurs différentes responsabilités quant aux impacts directs et indirects de leurs actions sur la biodiversité, et en fonction du pouvoir que ces acteurs détiennent au sein des structures de l’accumulation capitaliste.

Quels mécanismes pourraient rendre cela opérationnel ?

Nous avons récemment proposé le concept de chaînes d’impact sur la biodiversité comme une méthodologie politique et comme un mécanisme de gouvernance pour étudier, cartographier et diriger les activités et les interventions économiques et politiques dans des biorégions particulières (à la fois urbaines et rurales, et tout ce qui se situe entre les deux), et pour connaître comment celles-ci sont reliées à des écosystèmes et à une biodiversité spécifiques qui fournissent les matières (premières) de ces activités. Compte tenu de la nature intégralement mondialisée des chaînes de valeur et d’impact actuelles, il est crucial de cartographier et d’étudier également les chaînes mondiales dans le but de mettre plus directement en lumière les implications politiques et les incidences sur la biodiversité des modes de vie des plus riches.

Il existe deux manières de procéder, déjà explorées en pratique par certaines organisations non gouvernementales (comme le Rainforest Action Network et d’autres) : d’une part, partir d’une espèce ou d’un écosystème particulier et important et remonter aux acteurs principaux et aux secteurs économiques qui les impactent ; ou, d’autre part, partir de certains acteurs et secteurs économiques particuliers pour remonter vers leurs impacts cumulatifs sur différents écosystèmes et biodiversités. L’idée est de politiser les relations de destruction à travers le monde, plutôt que de blâmer uniquement les communautés locales vivant à proximité des zones de biodiversité. Sur cette base, la pression politique peut être exercée là où elle est le plus nécessaire, et nous pouvons aussi demander à d’autres acteurs éloignés des écosystèmes importants de changer leurs modes de vie pour sauver une biodiversité spécifique.

La convivialité, c’est-à-dire la relation de proximité et l’entrelacement radical avec la vie non humaine, est-elle la solution dans un monde surdominé par les activités humaines, leur omniprésence et leur rythme frénétique ? Ne faut-il pas approcher positivement le retrait et le désentrelacement, et mettre en place des espaces de quiétude, où la vie sauvage se repose et se régénère ? Comment la conservation conviviale peut-elle faire place à ces animaux qui ne cohabitent pas nécessairement aisément avec nous ?

C’est exactement ici que le lien entre la conservation et l’économie politique devient si important : la raison pour laquelle il ne reste que si peu d’animaux sauvages s’explique par l’expansion continue du système économique et politique capitaliste qui, de manière structurelle, laisse trop peu de place pour exister aux animaux sauvages, tout en exacerbant le conflit entre eux et les populations humaines locales qui se disputent souvent les mêmes ressources rares et espaces restants. Donc, si nous défendons le fait de vivre avec la vie sauvage et les natures non humaines (et d’apprendre à le faire), nous ne disons pas que cette cohabitation est identique et d’intensité égale partout dans le monde. En effet, si nous « fermons le robinet » de la pression croissante sur la biodiversité en limitant ou en abolissant la croissance capitaliste, nous sommes convaincus qu’un espace s’ouvrira, au sens propre et au sens figuré, pour de nouvelles relations à la nature, y compris de nouveaux espaces pour les natures sauvages. De même que l’expansion du capitalisme a structurellement diminué les espaces pour la vie sauvage, nous croyons que l’inverse est également vrai : à mesure que l’économie capitaliste se contracte grâce à une stratégie délibérée de décroissance, de nouveaux espaces pour la vie sauvage peuvent s’ouvrir. 

Cette hypothèse a d’ailleurs été confirmée par des travaux de modélisation réalisés par l’Agence néerlandaise d’évaluation de l’environnement, qui ont montré qu’en réalité la conservation conviviale « infléchit la courbe » de la perte de biodiversité globale plus rapidement qu’une stratégie néoprotectionniste de type Half-Earth. Par conséquent, nous ne sommes pas contre les espaces (ré)ensauvagés, mais nous pensons que se concentrer sur ceux-ci sans porter attention au contexte politico--économique plus large est une stratégie défaitiste, car les élites capitalistes ne cesseront jamais d’essayer de coloniser ces espaces si elles en ont besoin pour leur croissance.

Le gouvernement Truss au Royaume-Uni a parfaitement illustré cette situation, en forçant même les organisations traditionnelles de la conservation de la nature à ouvrir les yeux sur la réalité : le capitalisme ne connaît aucune frontière, et il continuera sans relâche à dévorer les ressources naturelles, quels qu’en soient les effets dévastateurs. Heureusement, les néoprotectionnistes seraient pleinement en accord avec nous ici, donc là n’est pas le problème. Le problème est plutôt que les conservationnistes les plus « pragmatiques » continuent de croire que l’on peut ignorer les questions de la croissance et du capitalisme et créer un changement de système – ce que nous appelons « la transformation sans transformation » – par des travaux de modélisations ou de vagues appels à des changements de « gouvernance ».

Reprise de terres s’est beaucoup intéressé aux conflits suscités par le réensauvagement en France qui, malgré l’enthousiasme soulevé dans une large part du public, a rencontré de vives critiques, voire de l’hostilité en provenance notamment du milieu paysan. Il nous semble donc nécessaired’assumer la dimension inévitablement sociale et politique du réensauvagement des territoires, pour aller au-delà de ces tensions et blocages. Peut-on défendre le réensauvagement dans le cadre de la conservation conviviale, ou bien ces approches sont-elles définitivement contradictoires ?

Ces stratégies fonctionnent en fait très bien ensemble ! Comme nous l’avons dit, nous ne sommes pas contre le réensauvagement, mais nous pensons que cela doit se faire dans le cadre d’un mouvement plus vaste et structurel pour la transformation, incluant des éléments que Reprise de terres inclut également : construire des passerelles avec des formes agroécologiques de pratiques agricoles et paysannes ; consulter et construire avec les gens habitant les zones à long terme ; conceptualiser et construire des espaces économiques et des institutions alternatifs qui ne dépendent pas de la croissance. Dans la littérature scientifique, on parle d’espaces interstitiels ou de stratégies qui peuvent fonctionner de manière relativement autonome au sein du capitalisme, mais qui pourraient aussi être les germes d’une transformation systémique, d’une part par la critique du système qui en émane, et d’autre part par la manière dont elles pourraient s’associer pour constituer d’un point de vue matériel un défi au système actuel.

Le cas décrit ici est aussi une belle illustration de l’importance de l’attention portée au contexte politico-économique général et à l’histoire pour cultiver une conservation conviviale. Nos propres recherches, notamment dans le réseau CONVIVA, montrent clairement que dans de nombreux espaces ruraux où il existe un conflit entre les habitants et la vie sauvage le problème est en partie lié au fait que les populations rurales ressentent que leur vie et leur mode de vie ne sont pas très valorisés par la société. Donc, quand ces gens voient arriver les conservationnistes et consacrer beaucoup d’attention et de ressources à la préservation de la vie sauvage tout en les ignorant – ou pire, en les traitant comme une menace pour cette même vie sauvage –, ceci renforce le sentiment d’être moins valorisés que les animaux.

En ce sens, les perceptions négatives que les gens peuvent avoir de la vie sauvage locale sont souvent moins liées aux animaux eux-mêmes qu’à ce que ces derniers symbolisent quant à la valeur et à l’avenir de leur propre mode de vie au sein de la société. Et si tel est le cas, la solution ne consiste pas (seulement) à se focaliser sur le contexte et les interactions directes entre les habitants et la vie sauvage, mais à apporter un soutien aux moyens de subsistance ruraux en général, de sorte que les gens puissent non seulement avoir accès à une vie digne dans les espaces qu’ils habitent, dans la mesure où un conflit mineur avec la vie sauvage (par exemple, la déprédation d’un troupeau) n’est pas considéré comme une menace existentielle, mais qu’ils puissent aussi se sentir soutenus et valorisés par la société au sens large, de sorte qu’ils ne perçoivent pas la conservation de la vie sauvage comme un indicateur de leur propre valeur relative inférieure. 


Pour aller plus loin

Bram Büscher et Rob Fletcher sont tous deux membres du groupe de sociologie du développement et du changement à l’université de Wageningen, aux Pays-Bas. Le premier est politologue, et le second anthropologue de l’environnement. Tous deux se sont intéressés à l’écotourisme dans ses dimensions économiques et écologiques. Leurs travaux et recherches menées à l’étranger se recoupent dans leur ouvrage commun The Conservation Revolution (Verso Books, 2019) et dont la traduction est à paraître en 2023 aux éditions Actes Sud sous le titre : Le vivant et la révolution. Réinventer la conservation de la nature après le capitalisme.

CONVIVA est un réseau de recherche dont l’objectif est de documenter les principes de la conservation conviviale qui sont déjà mis en œuvre, ou ont le potentiel de l’être, dans divers contextes de conservation. De premiers travaux, dont les résultats commencent tout juste à être publiés, ont été menés dans quatre contextes différents : les relations humains-loups en Finlande ; humains-lions en Tanzanie ; humains-jaguars au Brésil ; humains-ours aux États-Unis.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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