Vivant politique

Baptiste Morizot : politiser l'émerveillement et armer l'amour du vivant

Photographie : Cyrille Choupas

Découvrez l'avant-propos de l'écrivain Baptiste Morizot dans notre hors-série « Renouer avec le vivant », paru en 2020.

La crise écologique systémique qui est la nôtre est aussi une crise de la sensibilité au vivant. J’entends par là l’appauvrissement des mots, des capacités à percevoir, des émotions et des relations que nous pouvons tisser avec le monde vivant. Nous héritons d’une culture dans laquelle, dans une forêt, devant un écosystème, on « n’y voit rien », on n’y comprend pas grand-chose, et, surtout, ça ne nous intéresse pas : c’est secondaire, c’est de la « nature », c’est pour les « écolos », les scientifiques et les enfants, ça n’a pas de place dans le champ de l’attention collective, dans la fabrique du monde commun. 

Article à retrouver dans notre hors-série « Renouer avec le vivant », sous la rédaction en chef de Baptiste Morizot. Disponible sur notre boutique.


Poser le problème de la crise écologique en termes de crise de la sensibilité ne conduit pas à une dépolitisation de notre rapport au vivant. Parce que notre sensibilité au vivant, les émotions que l’on peut éprouver à son endroit ont tout à voir avec la question de notre action pour le défendre. Traditionnellement, l’engagement repose avant tout sur l’affect très puissant qu’est le sentiment ­d’injustice. Il est intéressant d’interpréter ce phénomène en termes spinozistes. 

Le sentiment d’injustice, et l’indignation qu’il suscite correspondent à ce que ­Baruch ­Spinoza appelle de la « haine ». Il ne faut pas l’entendre littéralement ici : il redéfinit la haine comme un sentiment de tristesse à l’idée de l’existence de quelque chose. C’est cela, au fond, l’indignation. Précisément : on est attristé, atterré, dévasté par l’existence du néolibéralisme, de l’extractivisme, du capitalisme financiarisé, des forces économiques qui produisent le réchauffement ­climatique, etc. C’est là un carburant pour les luttes qui est extrêmement puissant ; c’est elle qui permet à l’engagement de prendre des formes critiques, combatives à l’égard de ce qui détruit le tissu du vivant. Toutefois, dès lors qu’on interprète ce problème à la lumière de la pensée spinoziste des affects, une sorte de point aveugle émerge. C’est que la tristesse et la colère seules diminuent notre ­puissance d’agir. Si on envisage la crise et qu’on s’engage simplement avec le moteur de l’indignation, il arrive ce que l’on sait : on est submergé de nouvelles désespérantes, on s’abîme, on aboutit au sentiment d’impuissance, donc ou bien on renonce, on pense à autre chose, ou bien on se durcit dans le ­ressentiment, et on entre dans le radicalisme rigide, typique du militantisme rageur d’écran d’ordinateur.

Savoir lutter « pour »

Je pense que l’engagement collectif dont nous avons besoin pour défendre l’habita­bilité de cette Terre, pour défendre notre monde, ne peut prendre réellement son envol que lorsqu’il dispose de deux ailes. En effet, parallèlement à cette nécessité du ­sentiment d’injustice, il faut ce que ­Spinoza appelle de l’« amour ». À nouveau, il ne faut pas entendre par là le sentiment mièvre de l’amour, mais, suivant sa définition, la joie associée à l’existence de quelque chose. Par joie, il entend le sentiment de passage à une puissance d’agir et de penser supérieure. Dans la joie, notre puissance d’agir individuelle et collective est augmentée. C’est la deuxième aile. L’engagement ne vole pas loin, il ne vole pas longtemps si on lutte ­seulement contre : il faut lutter aussi « pour ». Mais pour quoi ? 

C’est là que le bât blesse. Il y a plusieurs joies possibles, complémentaires. La joie à l’idée de l’existence d’une société plus conviviale, sobre énergétiquement, hospitalière envers la pluralité des formes de vie humaines, égalitaire, à inventer et à défendre. Mais ce n’est pas suffisant pour nous réinscrire dans ce monde. Celle qui fait vraiment défaut, et qui m’intéresse, c’est la joie à l’idée de l’existence du vivant. Et la joie d’en être. 

Cet affect doit être inventé à partir de presque rien dans notre culture. Parce que les moder­nes ne sont pas au courant qu’ils sont des vivants, et quand ils le savent, ils le vivent plus comme un déclassement que comme un honneur. Être vivant, être de ce monde, partager avec les autres vivants une communauté de destin et une vulnérabilité mutuelle, tout cela ne fait pas partie de notre conception culturelle de nous-mêmes. 

« Nous avons désappris à faire l’expé-rience du prodige d’être un vivant, de faire partie de cette extraordinaire aventure du vivant. »

Pour accentuer le paradoxe : les forces évo­lutionnaires et écologiques du vivant qui nous ont fabriqués – corps et esprit –, qui nous donnent toutes nos puissances de joie, de pensée, de sentir, de lien, qui nous maintiennent en vie chaque jour, qui assurent (sans intention) l’habitabilité de la terre, sont dans notre tradition dévaluées, occultées, minorisées – et celui qui leur montre une ­gratitude minimale est ridiculisé en ami des fleurs et des bêtes. C’est là que se joue l’immense malentendu : en transformant la considération pour le vivant en stigmate de l’« amoureux de la nature », dépolitisé, rêveur, utopiste, naïf, notre tradition a opéré l’OPA hostile la plus efficace qu’on pouvait imaginer pour détourner le collectif humain de son monde, de sa famille, de son origine, de son tissage épanouissant, à savoir le reste du vivant. 

Engager la bataille culturelle

C’est là le grand oubli et le grand malentendu des anthropologies philosophiques modernes dominantes, et en particulier occidentales. Le vivant est pensé comme un domaine d’objets du monde parmi d’autres, et pas comme notre identité la plus profonde. La culture dont nous sommes les héritiers a consisté en effet à créer un « ouvrage défensif », comme le dit magnifiquement Claude ­Lévi-Strauss, pour couper tous les passages propres à attester « notre conni­vence originelle avec toutes les manifestations de la vie ». Nous avons désappris à faire l’expé­rience du prodige d’être un vivant, de faire partie de cette extraordinaire aventure du vivant. En conséquence, il faut reconstituer presque ex nihilo cette affiliation. C’est ce que j’appelle la bataille culturelle pour restituer son importance au vivant. Cette affiliation est nécessaire pour savoir quoi défendre. Parce qu’on ne peut pas savoir pour quel monde lutter que si on ignore qui nous sommes – c’est-à-dire de qui nous sommes faits. Et nous sommes faits des autres formes de vie, faits du tissage avec eux, puisque notre existence dépend de la leur, que nous avons coévolué avec eux, et qu’ils font le monde qui nous fait vivre. 

Nous sommes des vivants parmi les vivants. Certes originaux par nos facultés mentales et techniques. Mais original, qui ne l’est pas sur cette terre, quand les abeilles sauvages savent danser des cartes et faire revenir le printemps ? Quand les saules savent dévorer de l’air et du soleil pour en faire des sucres et des remèdes, pour eux-mêmes et les autres vivants ? Être unique, mais tissés à tous les autres, c’est notre lot commun, nous vivants. Interdépendants, et de la même nature qu’eux, nous partageons une parenté commune, et notre force provient tout entière de nos interdépendances, puisque c’est l’activité des autres vivants qui rend ce monde habitable pour nous et pour eux. C’est travailler à cette idée que j’appelle la bataille culturelle.

Ne pas nier l’affrontement

À mon sens, toute culture des luttes – tout engagement – pour défendre l’habitabilité de ce monde, est profondément mutilée, amputée, si elle ne dispose pas de cette seconde aile pour voler haut et fort. Défendre du vif et attaquer du mortifère. Le motif de l’émerveillement envers le vivant provient de là. Le culte de l’émerveillement pour lui‑même, comme sentiment personnel, intime, sans effet sur l’action m’intéresse peu. Il faut même désincarcérer l’affect de l’émerveillement de sa caricature comme une émotion strictement esthétique, bourgeoise, désintéressée, ou enfantine, inconsciente de la conflictualité du monde.

Cet affect est nécessaire : l’émerveillement face à leurs puissances occultées, les communications des arbres, les bactéries qui façonnent les nuées d’orage et le cycle de l’eau, les araignées qui pensent avec leur toile, les pollinisateurs qui font le printemps. Mais aussi émerveillement d’en faire partie, d’en être, d’avoir hérité de ces puissances. L’enjeu est de restituer leur prodige aux autres formes de vie, mais ensuite de politiser l’émerveillement : d’en faire le vecteur de luttes concrètes pour défendre le tissu du vivant, contre tout ce qui le dévitalise. À savoir essentiellement un système économique extractiviste et néolibéral, et la culture de cheapisation du monde vivant qui le porte (dévaluation onto­logique, dépréciation éthique, dévalorisa­tion économique par la transformation des milieux donateurs en matière bon marché).

Sans cette joie vécue et sensible à l’idée de l’existence du vivant en nous et hors de nous, comment lutter contre les puissances mortifères des lobbys du pétrole, du productivisme et de l’agrobusiness ? Pour s’engager dans la défense de ce monde commun, nous avons besoin de l’indignation pour armer l’amour, mais nous avons besoin de l’amour du vivant pour maintenir à flot l’énergie et savoir quel monde on veut défendre. 

Sur la ligne de crête

Tout se passe comme si l’on était coincés dans une opposition factice entre deux caricatures : celle d’une écologie « positive » qui cultiverait son jardin, s’apaiserait de petits gestes, et ne voudrait pas voir la conflictualité du monde, et celle d’une écologie « négative » et punitive, fondamentalement « contre », déterminée à critiquer ce monde en bloc. Il est probable qu’on se limite nous-mêmes et qu’on s’enferme dans de mauvaises cartes en posant le problème en des termes affectivement aussi grossiers qu’être « positif » ou « négatif ». Cela crée le risque de surinvestir ou d’invisibiliser la dureté du monde qu’il faut bien regarder en face. Car il n’est plus temps de cacher sous le tapis la nécessité de s’opposer au monde qu’on refuse. Ni de la surjouer en l’absolutisant, risque inverse et omniprésent, qui rend la contestation frénétique si réactive dans ses prises de position, donc toujours inféodée à ce qu’elle critique, puisque réagir c’est pérenniser encore et encore ce contre quoi on lutte.

L’enjeu est de sortir de manière affirmative de cette opposition, et je crois qu’il suffit de clarifier une confusion pour sortir de cette impasse : le problème n’est pas d’opposer une écologie « gentillette » qui refuse le conflit et ne voit pas le mal, et une autre « culpabilisante » qui ne voit que lui. Il faut inventer une autre figure aujourd’hui, une autre composition des affects : celle d’une écologie joyeuse, au sens spinoziste, et désirable, au sens de tous les jours, qui lutte pour un monde déjà là, et qui accepte de regarder en face qu’il y a des raisons de lutter, non pas seulement contre un « système », mais pour quelque chose, pour le vivant. C’est une écologie nourrie par des affects joyeux à l’idée de l’existence du vivant en nous et hors de nous, qui nous porte, affects qui dépassent en puissance motrice les passions tristes, mais ce désir doit nous mobiliser pour lutter contre ce qui détruit le tissu du vivant, et défendre ce qui doit être défendu.

« C’est bien par amour de ce monde qu’il faut le changer, et pas par haine de lui, il n’y en a qu’un, et nous sommes de ce monde jusqu’au bout des ongles. »

Pour sortir de l’opposition entre l’écologie optimiste des petites solutions et l’écologie critique systématique, obnubilée par le conflit, je propose de faire ce que tout le monde a ­toujours su faire, quand il n’est pas emprisonné dans une opposition factice et caricaturale : une composition des affects qui a en fait nourri les luttes créatives du passé et du présent – mobiliser des passions positives puissantes, du désir et de la joie, pour les luttes antagonistes elles-mêmes. Pour dire non, pour dire stop, pour empêcher des choses, pour mettre fin à des pratiques, pour aller au charbon. Ceux qui se sont battus pour créer un monde meilleur qu’il ne l’était la veille sont en vérité de grands joyeux, d’adroits spinozistes. C’est bien par amour de ce monde qu’il faut le changer, et pas par haine de lui, il n’y en a qu’un, et nous sommes de ce monde jusqu’au bout des ongles. 

Activer la puissance d’agir

Ce pliage de soi tout simple qu’on peut rechercher, individuel et collectif, c’est une composition des affects qui active des passions joyeuses d’attachement à des relations riches avec les vivants, de défense et de soin, et non les passions tristes (culpabiliser, moraliser, déprimer, angoisser), mais bien pour engager la lutte, pour affronter la conflictualité et le rapport de force dont nous ne ferons pas l’économie. C’est une manière de plier en soi les affects qui embrasse dans le même geste les leviers pour lutter pour le vivant, que les leviers pour lutter contre les destructeurs du vivant. Dans cette bataille, commencer par une lutte précise, territorialisée, plutôt que par des prises de position abstraites concernant la nature systémique de l’Ennemi (le système capitaliste, l’Homme, la Mondialisation…) a des effets importants concernant le sésame de l’action : à savoir le sentiment de la puissance d’agir. J’en ai fait l’expérience lorsque je me suis engagé pour la défense d’une forêt du Vercors par acquisition foncière collective, le projet Vercors Vie Sauvage.

Avec l’association ASPAS, nous nous sommes battus pour la forêt elle-même, pour lui permettre de vieillir, pour la laisser en libre évolution, pour ses habitants non humains. Mais le jour où le projet a abouti, nous avons été submergés de messages de joie par des humains, par ceux qui avaient contribué, et d’autres qui avaient suivi le projet de plus loin. Partout en France, les gens ont organisé des soirées, réquisi­tionnant des bars, pour fêter cet événement, pourtant au service d’abord d’autres qu’humains, pourtant minime à l’échelle de la crise écologique. Nous ne l’avions pas fait pour eux. Mais ce projet a rendu les gens heureux. Il les a réarmés pour défendre le tissu du vivant autour d’eux. Ce paradoxe m’avait intrigué. Je l’interprète désormais ainsi : les luttes concrètes ici présentes, même si chacune apparaît dérisoire, sont très puissantes dans leurs effets ; s’indigner sur Facebook de l’omnipotence des lobbys ne met pas sur le chemin ; défendre un petit pan du monde qui nous fait vivre donne le sentiment que quelque chose, même modeste, est possible. C’est à mon sens l’effet affectif décisif de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (victoire qui n’a pas changé le « monde ») : elle nous donne du possible. Qu’on nous donne du possible, une bouffée de possible, et c’est ce monde qu’on sent pouvoir changer. 

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