Antibiotiques et adaptation

L’antibiorésistance, bombe sanitaire à retardement

Illustration : James Clapham

La résistance aux antibiotiques s’aggrave depuis un demi-siècle et menace plus que jamais l’efficacité des traitements de maladies infectieuses. Face à cette bombe sanitaire mondiale potentiellement « plus grave que le réchauffement climatique », des alternatives se développent.

Les autorités sanitaires mondiales, réunies début octobre 2022 au Sommet de la santé, se sont montrées très inquiètes :« La guerre en Ukraine accroîtla propa­gation de l’antibiorésistance », a déclaré Laura Jung, chercheuse au centre médical de l’université de Leipzig en Allemagne. Quel rapport entre un conflit armé aux confins de l’Europe et la résistance des bactéries aux antibiotiques au niveau mondial ? « À l’heure actuelle, les infections les plus résistantes que nous observons affectent des Ukrainiens blessés au combat, traités dans des hôpitaux de campagne, et finissent par arriver en Allemagne ou en Europe centrale », alerte la chercheuse. Ces « blessures itinérantes  », comme les appelle l’anthro­pologue Omar Dewachi qui les a étudiées dans le cadre de la guerre en Irak, sont porteuses de bactéries rendues super résistantes par la contamination des sols aux métaux lourds des explosifs mais aussi par les pressions qu’impose la guerre sur le milieu médical. « L’hôpital, soumis à un stress biologique, devient un espace toxique pour tous les autres patients, car les bactéries évoluent pour devenir plus résistantes aux pressions de leur environnement et se propagent », explique le spécialiste.

Si l’antibiorésistance est rarement évoquée dans le cadre des conflits, la menace qu’elle représente n’est pas nouvelle. En 2011, le rapport annuel de la cheffe des services médicaux britanniques qualifiait l’antibiorésistance de « bombe à retardement pour le monde entier » et de « menace mondiale sans doute plus importante que le changement climatique ». Rien de moins. Selon Santé publique France, l’antibio­résistance concerne aujourd’hui l’ensemble des bactéries pathogènes. Ce qui signifie qu’une infection bactérienne peut conduire à des complications médicales (amputation, lésion des organes vitaux…), voire au décès du patient. En France, 12 500 morts par an sont imputées à des infections (principalement respiratoires, mais aussi rénales, urinaires, infections de la peau, méningites et IST) que les anti­biotiques n’ont pas été en mesure de traiter. Dans le monde, ce chiffre s’élevait à un million en 2019, avec cependant des disparités géo­gra­phiques importantes.

Système antibiotique

Si la guerre constitue un catalyseur, l’antibiorésistance trouve son origine dans l’usage systémique des anti­biotiques depuis les débuts de leur commercialisation en 1940. « Les antibiotiques ont joué un rôle fondamental dans la grande accélération du XXe siècle, exposeCharlotte Brives, anthropologue et autrice de Face à l’antibiorésistance (Amsterdam, 2022). Ce qui est rarement souligné, car nous les voyons avant tout comme des médicaments. » Les antibiotiques, ces molécules produites par certains micro-organismes pour détruire ou stopper la croissance de bactéries pathogènes avec lesquelles elles sont en concurrence dans leur milieu, ont rapidement migré du marché pharmaceutique vers les secteurs de l’élevage et de l’agriculture. Leur usage à petite dose sur les animaux permet d’accélérer leur croissance, mais aussi de les entasser dans des espaces toujours plus exigus tout en diminuant les risques d’épidémies… Mais à force, des bactéries de ces animaux deviennent antibiorésistantes et se transmettent ensuite à l’homme, par voie alimentaire, environnementale – via les effluents d’élevage –, par contact, voire rendent d’autres bactéries résistantes via des transferts de gènes entre elles. « C’est cette massification de l’usage des anti­biotiques qui mène aujourd’hui à ce large phénomène d’antibiorésistance », assène Charlotte Brives.

Dès lors, une réduction de nos usages des antibiotiques pourrait-elle être la solution ? En France, la politique adoptée en ce sens depuis une vingtaine d’années connaît des résultats mitigés. Les différentes campagnes de prévention (dont la fameuse « Les antibiotiques, c’est pas automatique » de 2002) ont permis une baisse de la consommation ces dix dernières années, qui est finalement repartie à la hausse en 2021 après l’épidémie de Covid-19. Côté élevage, les deux plans Écoantibio (2011 et 2017) auraient conduit à une diminution de 45,4 % de l’utilisation d’antibiotiques en dix ans. Mais ces chiffres sont à prendre avec précaution. « Les labels “sans antibiotiques” ne garantissent pas l’absence d’antibiotiques, mais plutôt que leur utilisation a été limitée à certaines indications ou molécules » 1, explique Nicolas Fortané, sociologue en santé animale à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso). Sans compter que réduire la distribution de ces substances ne permet pas de traiter les bactéries déjà antibiorésistantes. 

Des collections de phages

Des alternatives sont déjà disponibles. Parmi elles, la thérapie phagique, développée dans les années 1910 puis peu à peu délaissée en Europe de l’Ouest au profit des antibiotiques – ceux-ci étant plus faciles à produire en grande quantité et avec de larges spectres d’action –, est rappelée sur le devant de la scène depuis quelques années. Son principe : isoler les virus dits « bactériophages » qui co-évoluent avec chaque bactérie et la dévorent pour se reproduire ; puis les injecter sur le lieu de l’infection. Une méthode ultra spécifique puisque « chaque phage ne peut fonctionner que sur une seule espèce bactérienne, voire seulement quelques uns de ses variants », comme le rappelle Charlotte Brives, ce qui présente l’avantage d’éviter la destruction de tout autre organisme voisin – et donc les fameux « effets secondaires » sur la santé propres aux antibiotiques.

Mais l’inconvénient de ce traitement repose sur ce qui fait sa force. Sélectionner et purifier ces virus pour les injecter sur une infection est un processus long, nécessitant la création de collections de phages. Autant de spécificités qui ralentissent le processus, qui se heurte aussi à la réglementation actuelle sur les produits de santé. « Les antibiotiques constituent une infra­structure dans le sens où ce sont eux qui déterminent aujourd’hui ce que doit être un médicament, déplore Charlotte Brives. Or les phages fonctionnent différemment et ne peuvent pas faire la preuve de leur efficacité de la même manière que les antibiotiques. » 

Peu intéressante pour l’industrie pharmaceutique car difficilement réplicable et donc difficilement commercialisable en quantité, la thérapie phagique est pourtant pleine de promesses. « Il y a là la possibilité d’avoir un traitement, qui, si on fait attention au modèle de développement, pourrait être à la fois respectueux des éco­systèmes – dont ceux internes au corps humain –, et accessible au plus grand nombre », poursuit la chercheuse, aussi membre du programme Phag-One qui développe la phagothérapie aux Hospices civils de Lyon. Par ailleurs, ces recherches ne signifient pas que tout antibiotique est bon à jeter. « Il y a des cas dans lesquels il est très important d’éradiquer des bactéries pathogènes, signale la chercheuse. Mais pour que les antibiotiques puissent jouer ce rôle-là quand c’est nécessaire, il faut d’autres approches. » Une approche écologique de la médecine, par exemple, « qui ne prendrait plus ni la forme d’une exploitation, ni d’uneéradication systématique ».

Dans la filière porcine par exemple, il existe pour ce label une gamme « sans antibiotiques à partir de zéro jour » mais aussi une gamme
« sans antibiotiques à partir de 42 jours », les deux pouvant être distribuées au sein d’un même élevage.

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