Les déterrés

Alexandre Grothendieck : « survivre pour vivre »

Alors que naissait une écologie technocratique, le mouvement « Survivre et vivre » fondé par le mathématicien de génie Alexandre Grothendieck a formulé, entre 1970 et 1975, une critique radicale de l’hégémonie de la raison technoscientifique sur nos sociétés.

Les grands dirigeants de ce monde sont écologistes. Vous n’y croyez pas ? C’est le « combat du siècle », jure pourtant Emmanuel Macron. « Faire de l’Europe le premier continent neutre pour le climat », promet la présidente de la Commission européenne. « Nous avons déjà attendu trop longtemps pour faire face à cette crise climatique », se déchaîne le président américain Joe Biden.Du bla-bla, pensez-vous ? Pas du tout, puisque ces paroles accompagnent une kyrielle de plans : « Green Deal » de l’Union européenne, planification écologique d’Emmanuel Macron (lire l’article p. 6), objectifs de neutralité carbone pour de nombreuses multinationales… Les principaux défenseurs du système économique s’occupent donc d’écologie.

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Vous aussi, cet activisme vert vous inquiète ? Vous n’êtes pas les seuls, ni les premiers. Entre 1970 et 1975, le mouvement de scientifiques critiques « Survivre et vivre » s’est élevé contre les prémices de cet écologisme technocratique apparu dans le sillage du rapport du Club de Rome Les limites à la croissance (1972). Dans son journal Survivre… et vivre, le groupe flairait le danger de laisser un sujet aussi essentiel aux mains des puissances technoscientifiques : « De progressiste à une époque, la science, par sa tendance impérialiste, est devenue un des outils de destruction les plus puissants d’autres modes de connaissance : destruction des cultures non technico-industrielles ; dans nos pays, incarnés par la technocratie, elle ne tolère de désirs et de vérités chez les gens que par référence à elle. »

Cette analyse, qui date de 1971, signale les deux grandes voies d’une écologie appelée à mûrir : d’un côté, l’écologie d’experts et de multinationales du capitalisme vert qui attend de la science et de l’innovation les « solutions » pour perpétuer le productivisme, et de l’autre, l’écologie critique, fondée sur une remise en cause du mode de développement occidental, vis-à-vis duquel elle prône l’émancipation. Déjà conscient de la capacité du système à absorber sa critique, Survivre et vivre déclinait alors l’invitation du Nouvel Observateur à collaborer à sa rubrique environnement, refusant de se transformer en « syndicat de consommateurs d’air, de nourriture saine et d’espaces verts ». Une telle perspective est impensable pour ce mouvement lancé par un scientifique aussi radical qu’Alexandre Grothendieck (1928-2014), mathématicien de génie au destin hors norme.

Végétarien en sandales

Né en 1928 à Berlin, il grandit loin de ses parents, anarchistes, qui participent à la guerre d’Espagne. Apatride après la guerre (il deviendra Français en 1971) et orphelin d’un père déporté à Auschwitz, le petit Grothendieck connaît la pauvreté avec sa mère. C’est après la guerre, comme étudiant, qu’il commencera à se faire un nom dans le milieu. Alors qu’il se rapproche de grands mathématiciens de son temps, l’un d’eux, pour lui trouver un sujet de doctorat, lui montre une liste de 14 problèmes non résolus… qu’il solutionnera en six mois, réalisant donc l’équivalent de 14 thèses en un semestre ! Son parcours est alors foudroyant. En deux décennies, il atteint les sommets de la discipline. Sa révolution tient dans les 6 000 pages des Séminaires de géométrie algébrique donnés à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), et sa pensée dans Récoltes et semailles. Ce texte énorme, dont le tapuscrit écrit au cours des années 1980 pesait 1 500 pages, vient d’être édité pour la première fois par Gallimard. Mêlant souvenirs, pensées métaphysiques et développements mathématiques, Récoltes et Semailles circulait jusque-là de façon souterraine – Grothendieck s’opposant à toute publication –, offrant à cette œuvre une aura légendaire.

« Trop souvent la recherche scientifique a servi à l’avilissement de l’homme, depuis le début de la révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui, où elle risque de devenir l’outil pour sa destruction finale. »

Car Grothendieck est un rebelle. Déjà, en 1966, ce végétarien toujours chaussé de sandales refuse de recevoir à Moscou sa médaille Fields – la plus haute distinction de sa discipline – en raison de la situation des dissidents. Après la fin de l’expérience Survivre et vivre, l’insoumission chevillée au corps, il choisira en 1991 de se retirer dans un coin de campagne pour y mener une existence solitaire et frugale. La grande rupture intervient en 1970 lorsque, professeur âgé de 42 ans, il apprend que l’IHES est indirectement (et très marginalement) financé par l’OTAN. Insupportable pour ce pacifiste : il démissionne après avoir échoué à annuler la subvention, et lance Survivre et vivre. Revenant dans un article sur son choix, il expliquera : « Il est assez peu courant que des scientifiques se posent la question du rôle de leur science dans la société » en raison de la « religion » qui leur est inculquée depuis toujours, selon laquelle la science et la recherche sont toujours bonnes.

Alerte nucléaire

Ce geste fondateur annonce la critique de Survivre et vivre, dont un texte paru dans la revue en 1971 fera figure de manifeste. Intitulé « La nouvelle église universelle », cet article démolit les 6 mythes fondateurs du scientisme, de la conception du monde que ce credo implique au rôle prophétique qu’il donne aux experts. « Que la recherche scientifique soit nécessairement “utile” est extrêmement discutable […]. Trop souvent elle a servi à l’avilissement de l’homme, depuis le début de la révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui, où elle risque de devenir l’outil pour sa destruction finale », écrit Alexandre Grothendieck. Le mathématicien lancera la première grande alerte sur la production nucléaire, avec une tribune collective publiée dans Le Monde en 1971. Dénonçant une « conspiration du silence » face aux dangers majeurs de cette énergie, ces personnalités jugent qu’il est un « devoir de salut public » de mettre en garde sur le sujet.

Cet engagement est à l’image de Survivre et vivre. Alliant l’action à la pensée, le mouvement a compté une vingtaine de groupes locaux, pour certains impliqués dans des luttes contre le nucléaire ou le complexe militaro-industriel, pour d’autres menant des expérimentations communautaires autour de l’alimentation, de l’agriculture biologique ou des « technologies douces » promues par Survivre et vivre. Le mouvement est resté fidèle, jusqu’à sa dispersion en 1975, au but fixé dans le tout premier numéro de sa revue : la « lutte pour la survie de l’espèce humaine et de la vie en général menacée par le déséquilibre écologique créé par la société industrielle contemporaine » grâce à un travail d’information, d’éducation populaire et des actions de terrain. Grothendieck restera dans l’insoumission, et finira par se retirer dans un village d’Ariège en 1991, vivant dans la solitude et le dépouillement matériel jusqu’à sa mort en 2014. La « subversion culturelle » qu’il promouvait reste, elle, bien vivante et vitale à l’heure où l’écologie au pouvoir est plus que jamais pilotée par des technocrates. 

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