Cantines autogérées

Cantines autogérées : Vivre libre et nourrir (les luttes)

Sur les piquets de grève, dans les ZAD et les cortèges, arrive toujours un moment où le ventre gronde. Et pour que la lutte ne cesse pas dès que les estomacs crient famine, toute une logistique doit se mettre en place : c’est la mission que se donnent les cantines autogérées. Au-delà de leur objectif très prosaïque, ces fourneaux militants mettent déjà en pratique une forme d’utopie concrète.

Le jour se lève à peine sur la rase campagne meusienne où quelque 600 militants s’apprêtent à tenter d’entraver les travaux préparatoires à l’enfouissement de déchets nucléaires, non loin de la gare abandonnée de Luméville-en-Ornois. Nous sommes sur le camp des Rayonnantes, au mois d’août, et le silence compact qui précède toute action sur ces terres hautement réprimées pèse sur la plaine. Tandis que ceux qui prendront part aux méfaits du jour enfilent leur cagoule et étirent leur dos endolori par une énième nuit sur un sol peu clément, d’autres ont déjà retroussé leurs manches et épluchent, découpent, mixent, cuisent. Boulgour, carottes, houmous : quasiment 1 000 wraps (comptez quelque 500 grammes par personne) sans lesquels le plus valeureux des activistes n’irait pas bien loin, passée la mi-journée. 

Une lutte ne peut exister qu’à condition qu’on lui remplisse le ventre. Derrière ce « on » – qui, une louche à la main et une assiette fumante dans l’autre, nourrit grévistes, manifestants, occupants, zadistes et autonomes – se cache une vaste nébuleuse de cantines autogérées. « Toujours le pain levé », « Vivre libre et nourrir », toutes ont des slogans aussi fleuris que leurs pratiques sont politiques. En automne 2019, ces cantines organisaient même leur premier festival de cuisine collective militante, à la Parole errante. L’occasion d’échanger des recettes mais aussi de parler autogestion, ravitaillement, autonomie alimentaire… 

« Les courges sont politiques »

Car il est difficile de savoir qui est la poule et qui est l’œuf entre désirs de révolution et cuisson des pommes de terre au sein de ces cantines autogérées, tant le pragmatisme et l’idéologie s’entremêlent. « Nous, on était juste une coloc de copains qui avaient envie de planter des légumes, et un paysan nous a prêté 5 000 mètres carrés », raconte Antoine, membre des Lombrics utopiques à Sucé-sur-Erdre (Loire-Atlantique). Le groupe a élargi son activité maraîchère avec une cantine mobile qui suit les manifestations et chantiers collectifs dans le pays nantais. « Voir un chercheur citadin qui met toujours des gants pour jardiner et cueillir des courges en discutant avec Ibrahim qui a traversé la Méditerranée, ça me donne envie de dire que les courges sont politiques », plaisante-t-il. 

Son ton jovial se heurte à la voix éraillée de Fahima Laidoudi, à l’origine du réseau montreuillois de redistribution alimentaire Graine pop’ des luttes. Elle énumère les noms de jeunes de quartiers populaires morts ces dernières années, victimes de violences policières ou de rixes entre bandes. L’un d’eux est né dans la chambre d’hôpital avoisinant celle où elle accouchait de sa propre fille. « Toutes ces histoires dramatiques commencent par des frigos vides, par des enfants qui ne peuvent plus aller à la cantine parce que les parents n’ont plus de quoi payer la bouffe. Donc, on commence par là. » À L’Autre cantine, montée à Nantes en 2018 pour accompagner l’occupation d’un square par un campement de migrants, d’ajouter son grain de sel : « Ce qui nous distingue de l’humanitaire, c’est le fait de ne mettre aucune condition sur les distributions et d’intégrer les gens dans l’organisation. On ne fait pas les choses pour les gens, on fait les choses ensemble. Et c’est ensuite que l’on peut partager, discuter du sens politique de ce qui est tenté. » 

La Marmite d’Eugène Varlin, première cantine autogérée

Si chaque cantine autogérée a sa petite histoire, ancrée dans un territoire et liée à une forme de lutte, elles ont pourtant bien un ancêtre commun. « Si la Commune de Paris a pu tenir 72 jours, c’est grâce aux cantinières », rappelle Fahima Laidoudi. À l’image des cantines de luttes actuelles, celles de l’époque ont été peu documentées, au profit de figures à l’héroïsme plus flagrant. On peut tout de même attribuer l’idée à l’ouvrier relieur Eugène Varlin et sa collègue Nathalie Lemel, qui voient dans cette mise en pratique d’une alimentation collective « à peu près le seul moyen pratique d’affranchissement du prolétariat ». Varlin pose les bases : « Ne cherchons pas ailleurs que dans la liberté le moyen d’améliorer les conditions de notre existence. L’association libre, en multipliant nos forces, nous permet de nous affranchir de tous ces intermédiaires parasites dont nous voyons chaque jour les fortunes s’élever aux dépens de notre bourse et souvent de notre santé. Associons-nous donc, non seulement pour défendre notre salaire, mais encore, mais surtout pour la défense de notre nourriture quotidienne. » Ainsi naquirent en 1868 la cuisine coopérative et son restaurant, La Marmite d’Eugène Varlin, au 8 rue Larrey dans le 6e arrondissement parisien. Portée par une forte idéologie autonome aux prémices de la Commune de Paris, La Marmite a très concrètement permis aux ouvriers de tenir le piquet de grève sans mourir de faim. Un siècle et demi plus tard, les fourneaux des luttes demeurent peu visibles. Ils sont pourtant à l’épicentre des activismes, les rendant possibles et surtout expérimentant déjà – par les pratiques collectives, horizontales et hors des circuits segmentés de production alimentaire – le fonctionnement sociétal vers lequel voudraient tendre bon nombre des combats menés. 

Des briochettes alternatives

L’Internationale boulangère mobile, créée à Notre-Dame-des-Landes, distribue des pains à l’Europe militante, sillonnant le continent avec des fours mobiles sur remorque. Parmi ses membres, certains vivent de leur boulangerie mobile ; d’autres travaillent bénévolement et vivent du chômage ou du RSA, perçu comme un revenu inconditionnel, qui leur permet de développer des activités non lucratives. C’est le cas de Camille, qui partage, avec les autres membres, cette vision subversive de la boulange et du travail : « On essaie de casser cette image du boulanger qui est nécessairement un mec qui se lève à 2 h du matin et se ruine la santé pour un patron. On montre au contraire que la fabrication du pain, même en grande quantité, est quelque chose que tout le monde peut s’approprier, et qu’on peut faire du bon pain pour pas cher. » 

Se réapproprier le travail, se réapproprier l’aliment de base, sortir des logiques de production individualisées et aliénantes : l’Internationale boulangère mobile se veut la messagère d’une utopie concrète dont elle est l’illustration : « Si nous avons choisi des conditions matérielles à notre échelle et mobiles, c’est pour maîtriser nos propres outils de production et ainsi propager l’autonomie des travailleur-euses comme base d’une société démocratique, non hiérarchique et où le travail sera librement choisi », peut-on lire dans leur déclaration d’intention. Pendant ce temps, tandis que sous leur cagoule les militants antinucléaires croquent dans leur wrap en dévalant la voie ferrée qui mène à Bure, ce sont ces mêmes boulangers mobiles qui pâtissent des briochettes fourrées pour leur quatre-heures, sur le camp des Rayonnantes. Farine glissant entre les doigts, pâte croustillante, dorée au four brûlant, un monde alternatif lève.

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