Enquête

"Smart food" : comment des start-up veulent tuer la pause-dej'

© Célia Callois

La « smart food », qui a pris pour cible start-uppers et cadres hyperactifs, est l'un des secteurs en vogue de la FoodTech. La promesse de ce concept importé des États-Unis ? Compresser votre pause-déjeuner pour libérer du temps. Quitte à considérer la nourriture comme un simple carburant, négligeant sa dimension sociale et les bienfaits des aliments non transformés.

La consommation de substituts de repas en poudre, qu’il suffit de diluer dans un peu d’eau, se démocratise chez les jeunes actifs urbains français. Livrés directement au bureau par Uber Eats, commandés en ligne ou achetés à la supérette du quartier, les shakers translucides s’invitent dans les open spaces, se substituant aux sandwiches et plats préparés. Fer de lance de la smart food au pays de la gastronomie, Feed a noué l’an dernier un savoureux partenariat avec le chef étoilé Thierry Marx, caution et égérie médiatique de sa gamme « bio ». Depuis, la start-up s’active, notamment sur les réseaux sociaux, pour mettre en appétit le consommateur, se présentant comme une alternative « saine et équilibrée » à la restauration rapide. Des « repas complets » dans un format adapté aux personnes actives, « qui n’ont pas le temps, la possibilité ou l’envie de cuisiner », détaille le site. Le succès semble au rendez-vous.

Fondée par un ancien juriste et soutenue par plusieurs fonds d’investissement – dont celui de Xavier Niel –, Feed revendiquait en juin 2018 dans les colonnes de La Tribune une centaine de milliers de clients (dont 40 % de Parisiens). Dans la foulée, la start-up annonçait une levée de fonds de 15 millions d’euros, destinée à exporter ses recettes outre-Atlantique. Précisément là où le concept de la smart food est né quelques années plus tôt, dans la kitchenette de Rob Rhinehart, informaticien californien à l’origine de Soylent. Ainsi baptisée en référence à Soylent Green (Soleil Vert), célèbre film de science-fiction dystopique des années 1970, l’entreprise américaine a depuis fait des émules.

Le marché mondial de la smart food compte aujourd’hui plus d’une dizaine d’acteurs, depuis les poudres low cost de l’autrichien Saturo jusqu’aux mixtures haut de gamme du finlandais Ambronite. La marque anglaise Huel, pionnière en Europe, se vante d’avoir fourni à elle seule plus de 20 millions de repas depuis sa création en 2014. En France, Feed se dispute le marché avec au moins trois concurrents : Vitaline, Smeal et So Shape – les deux derniers étant respectivement positionnés sur les créneaux des sportifs et du substitut de repas de régime nouvelle génération, que Feed vise également avec ses gammes « Sport » et « Light ». Cet engouement pour la smart food au pays du bien-manger peut surprendre. Toutefois, le rapport des Français à leur assiette est plus ambivalent qu’il n’y paraît. Après tout, l’Hexagone, féru de gastronomie, constitue le deuxième marché mondial de McDonald’s.

Ultra-efficacité : quand la « start-up nation » n’a plus le temps de manger

 

Vous rendre plus productif en vous libérant de la corvée de cuisiner et de celle, plus pénible encore, de mâcher tout en échangeant quelques banalités avec vos collègues : voilà, toute crue, la promesse de Feed. Une promesse qui trouve de l’écho dans un monde du travail individualiste et obsédé par l’efficacité, où la tapageuse volonté d’assurer le bien-être des travailleurs peine à dissimuler la multiplication des burn-out. Quand bien même la pause-déjeuner demeure sacrée (la France en détient le record de longueur), sa durée est à la baisse. Et les cadres sont nombreux à expédier leur repas à même leur bureau. Difficile de déconnecter. Sous l’influence de la culture start-up, qui prône le surinvestissement professionnel en raison de la nécessité d’obtenir des résultats rapides, les balades digestives entre collègues ont été remplacées par du « co-walking », autrement dit des réunions en marchant. Et les siestes, lorsqu’elles sont tolérées, sont maquillées en « power nap », appellation plus dynamique qui suggère que le salarié ne roupille pas, mais qu’il se recharge – comme on le dirait d’un appareil électronique.


Cet article a été initialement publié dans le numéro 34 de Socialter "Fin du monde, fin du mois, même combat?", disponible en kiosque le 10 avril sur notre boutique en ligne.


Dans la « start-up nation » rêvée par le président Macron, la communication du leader français des repas à boire fait donc mouche. Et Feed n’y va pas par quatre chemins pour livrer sa recette de la smart food : « une nourriture intelligente destinée aux individus productifs ». La prouesse marketing consiste alors à évacuer tant le plaisir que la dimension sociale du repas, en associant l’alimentation à une perte de temps, une entrave à la liberté… Et ce, afin de rentabiliser chaque minute de la journée. Il s’agit, ni plus ni moins, de se nourrir parce que cela est nécessaire – ?à la régénération de la force de travail, ajouteraient les disciples de Marx (Karl, pas Thierry). Certains vont encore plus loin, associant au gain de temps la promesse d’une optimisation des facultés physiques et intellectuelles grâce aux « super-aliments », tendance récemment consacrée par l’alliance entre WeWork, le leader mondial du coworking, et Laird Superfood, qui commercialise sous forme de poudre des aliments réputés pour leurs prétendus bienfaits sur la santé.




©Imagine tirée du site Feed

La promesse d’une productivité professionnelle extensible à l’infini est profondément liée à la figure héroïque de l’entrepreneur ultra efficace. Pourtant, les ravages du présentéisme en entreprise (se forcer à être présent au travail plus que de nécessaire) sont maintenus connus et même chiffrés (entre 13,7 à 24,9 milliards d’euros, un coût de non-productivité assumé directement par l’employeur) (1). Et l’on connaît aussi l’existence d’une corrélation négative entre la durée du travail et l’efficacité, qui fit dire en 2015 à l’hebdomadaire britannique The Economist que les Français, malgré les 35 heures si décriées, pourraient partir en week-end le jeudi soir tout en continuant à produire plus que les Anglais, en raison de leur productivité horaire supérieure. On pourrait également relever la dégradation de la qualité des décisions prises au fil de la journée, causée par la fatigue cérébrale. Ou encore évoquer les risques pour la santé, voire la nécessité, plus politique, de partager le travail. 


La durée de la journée de travail idéale, tant du point de vue de la productivité que de la qualité de vie, serait de six heures selon des études convergentes de chercheurs
australiens et suédois, qui préconisent de moduler cette durée en fonction de l’âge. Malheureusement, sous des rapports sociaux en apparence décontractés, l’exigence de performance et la mise en concurrence des salariés sont souvent poussées à l’extrême dans la culture start-up. Dès lors, la bouteille Feed négligemment laissée sur le bureau est l’accessoire idéal de l’employé modèle, culpabilisant par effet de balancier ceux qui, manifestement désengagés, ont pris le temps de déjeuner.

La smart food fait grincer les dents des professionnels de l’alimentation


Si le travailleur moderne est pressé, il n’est pas pour autant prêt à avaler n’importe quoi. La tendance « healthy », c’est-à-dire la recherche d’une alimentation saine, s’affirme. Et Feed l’a bien compris. Sur son site, il est possible de commander un velouté aux cèpes qui « 
sent bon les sous-bois », un « doux bouquet d’automne » à base de potiron et carotte… Comment ne pas saliver à la lecture de ces descriptions gourmandes, assorties de visuels de fruits et légumes flirtant avec la pornographie potagère ? Dans l’imaginaire collectif, le bon et le beau sont synonymes de sain. Le marketing de Feed ne lésine pas sur les allégations : fabrication en France, garantie sans OGM, 100 % vegan, sans gluten ni lactose, 100 % des besoins nutritionnels couverts, sans aucune carence…

Faut-il pour autant se laisser séduire ? Les autorités sanitaires bottent en touche, n’ayant pour le moment émis aucune recommandation spécifique. Mais des professionnels de l’alimentation s’inquiètent, a fortiori dans le cas d’une consommation régulière. C’est le cas de Bruno Chabanas, interne de médecine en santé publique à Clermont-Ferrand :

« Feed revendique des repas “nutritionnellement parfaits”, mais cela s’appuie sur une conception partiellement obsolète de la nutrition. Un aliment n’est pas réductible à la somme des nutriments qu’il contient. Les composants présents dans les aliments agissent en synergie, c’est-à-dire que le tout est plus grand que la somme des parties lorsqu’il s’agit des effets bénéfiques pour la santé des aliments. » Le docteur Anthony Fardet, chercheur en alimentation et auteur de l’essai Halte aux aliments ultra transformés ! Mangeons vrai (Thierry Souccar Éditions, 2017), abonde : « Plusieurs marqueurs d’ultra-transformation peuvent être identifiés dans les recettes de Feed : isomaltulose, arômes artificiels, épaississants… »



Autant de substances qu’on ne retrouve pas dans une cuisine. Et pour cause : « 
L’objectif des industriels de l’alimentation, dont la smart food est le dernier avatar, est de réduire l’apport en matières nobles [...] qui constituent la principale source de coûts. Pour cela, ils recourent à des procédés de “cracking” des aliments pour en extraire certains composants, avant d’opérer des recombinaisons. Ils ajoutent ensuite additifs et agents cosmétiques pour rendre à ces aliments artificiels le goût, la couleur et la texture perdus. »

Or, l’ultra-transformation des aliments est selon le Dr Fardet l’une des principales causes de maladies chroniques telles que le diabète de type 2, de l’obésité ou de certains cancers. Mais ce n’est pas tout : ces procédés industriels ont aussi des conséquences environnementales, participant d’une agriculture mondialisée basée sur des monocultures intensives dont les récoltes se promènent à travers la planète. Ainsi, même les recettes « bio » de Feed n’échappent pas à ces travers. La « fabrication française » signifie simplement que l’assemblage des diverses poudres « originaires de l’UE et non originaires de l’UE » a été réalisé en France.

Accélérer pour mieux s’aliéner ?


En ville, on marche de plus en plus vite. Même la vitesse de notre débit de parole augmente. Et le capitalisme, qui a fait du temps une marchandise, ne s’attaque pas seulement à notre assiette. Le bandeau Dreem, conçu par la start-up française du même nom, ambitionne d’améliorer notre sommeil. Ou plutôt d’en réduire la durée en l’optimisant. Koober, quant à elle, voudrait nous faire avaler un livre par jour, en vingt minutes seulement. Objectivement, nous n’avons jamais eu autant de temps libre, sous l’effet conjoint de la diminution du temps de travail et de l’augmentation de l’espérance de vie.

Le problème est que l’offre de choses à faire, aussi bien au travail qu’en dehors, augmente plus vite encore que le temps disponible, nous procurant la sensation constante de manquer de temps. Alors que nous sommes entrés, selon les mots du sociologue Jean Viard, dans une période d’« 
hyperconsommation du temps », expédier son déjeuner n’est qu’un pis-aller, d’autant qu’il existe un lien entre la durée d’un repas et le sentiment de satiété, qui intervient quinze à vingt minutes après la première bouchée. La smart food, finalement, illustre à merveille ce paradoxe contemporain : en faire toujours plus, sans jamais être rassasié.

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