Frugalité heureuse

Plutôt que la smart city, bâtir la slow city

[ARCHIVE 2018] Face aux smart cities toujours plus connectées et énergivores, certaines villes préfèrent prendre un virage plus low-tech. Car si la technologie peut aider à la transition écologique, reste à l’utiliser à bon escient.

Revenir à la bougie ? S’abreuver à l’eau du puits ? Faire une croix sur tout confort ? Les clichés moyenâgeux abondent lorsqu’on parle de ville low-tech. Ses détracteurs nous promettent des lendemains tristounets, sans gadgets électroniques pour nous tenir compagnie. Sans data analyses pour prédire nos envies. Ils préféreraient nous immerger corps et âmes dans une smart city. Une métropole « intelligente, connectée, agile et innovante » qui nous rendrait la vie plus facile. Mais toujours plus gourmande en énergie. Et face à l’épuisement des ressources, ces solutions technophiles atteignent leurs limites. Et si nous prenions un virage plus low-tech et frugal ? À quoi ressemblerait notre vie dans une cité plus résiliente ? Plongeons un instant dans l’avenir. 

En finir avec l’impératif de mobilité

Chaque matin, pour aller travailler, 16,7 millions de Français quittent leur commune de résidence. La moitié d’entre eux parcourt plus de 15 kilomètres. Cette distance médiane a augmenté de 2 kilomètres entre 1999 et 2013 selon l’INSEE. Les embouteillages, le bus ou le métro bondé ? Impensable dans une ville low-tech où habitat, ­bureaux et commerces seraient rapprochés. « Il faut procéder à un rééquilibrage d’urgence », explique ­Philippe ­Madec, architecte, pionnier du dévelop­pement durable en urbanisme. ­Lassé d’attendre que les politiques prennent leurs responsabilités, il a rédigé avec l’ingénieur ­Alain ­Bornarel et l’architecte ­Dominique ­Gauzin-­Müller le « Mani­feste pour une frugalité heureuse ». Un appel à changer les politiques d’aménagement du territoire. « Arrêtons de demander des autorisations pour faire des choses différemment. Nous devons réclamer de l’autonomie de pensée et d’action, car ceux qui construisent ont une part de responsabilité importante dans le dérèglement climatique: 20% des gaz à effet de serre sont liés aux déplacements et 40% aux bâtiments. » Faut-il alors se lancer dans la construction d’immeubles et de maisons moins énergivores ? Pas vraiment selon ­Philippe ­Barre, co-fondateur de Darwin, un tiers-­lieu qui expérimente depuis 2007 de nouvelles façons de vivre et de consommer à Bordeaux. « Ne pas détruire un bâtiment existant est le premier pas d’une démarche low-tech », assure-t-il. Une évidence qu’il est bon de souligner face à l’appétit voraces des promoteurs immobiliers, toujours prompts à raser pour édifier des éco-quartiers. ­Darwin se débat d’ailleurs avec l’aménageur du quartier ­Bastide ­Niel, qui souhaite construire des immeubles sur certains de ses espaces. « Notre expérience ­démontre qu’à notre échelle, on peut être résilient et trouver un équilibre. Loin des “escrocs” quartiers bétonnés et standardisés. On dérange à la fois le secteur du bâtiment, les promoteurs immobiliers et leurs produits financiers », poursuit ­Philippe ­Barre. Dans les allées de cette ancienne caserne, la question de la ­sobriété énergétique se pose en permanence dans tous les domaines. Sans pour autant tomber dans la radicalité. « Tout est une question d’arbitrage, en fonction d’un contexte. On ne se prive pas de high-tech mais on essaie de la ­limiter à l’utile et pas au futile. Faire plus avec moins et mieux avec peu, telle doit être l’urgence aujourd’hui. C’est cela, l’esprit low-tech. »   

Reprendre le pouvoir sur l’aménagement du territoire

Il ne s’agit pas de clouer au pilori tous ces nouveaux outils mais d’apporter une certaine pondération dans leur utilisation. En somme : que la technologie soit au service de l’humain, et pas l’inverse. Une théorie chère au penseur écologiste et théoricien du municipalisme libertaire ­Murray ­Bookchin. « Elle doit être une aide pour alléger la pénibilité du travail et pas une dépendance au service d’actionnaires », analyse ­Vincent ­Gerber, historien et spécialiste de l’intellectuel américain. « Il faut revenir à une échelle à laquelle les habitants peuvent s’impliquer et comprendre les conséquences de leurs choix, comme la construction d’un nouveau bâtiment, ou d’une route ». En somme, redonner le pouvoir aux ­citoyens sur l’aménagement urbain grâce à des agoras locales où tout serait décidé en commun. « Murray Bookchin estime que tout le monde est capable de prendre position et de participer à la gestion d’une ville. Mais qu’il faut les ­inciter à faire de la politique du quotidien », estime ­Vincent ­Gerber.

Loin d’être de complètes utopies, certaines villes ont déjà commencé l’expérience. À Ungersheim en ­Alsace, municipalité exemplaire en matière de transition écologique. À Langouet en Bretagne, village qui veut devenir 100 % écolo. Ou encore à Loos-en-Gohelle, commune pilote du développement durable dans les Hauts-de-France. À plus grande échelle, le projet Fab City, initié par Barcelone en 2011, est particulièrement intéressant. L’idée est de créer un réseau mondial de villes interconnectées, qui atteindraient toutes l’autosuffisance d’ici 2054. « Il s’agit d’un challenge. Les villes doivent revoir leur façon de produire et de consommer afin de réduire leur impact. Avec Fab City,elles peuvent partager leurs bonnes pratiques », explique ­Tomas ­Diez, urba­niste et instigateur du programme. Pour aiguiller les candidats dans ce chemin de croix, l’organisme a même édité un guide disponible sur internet. 

Le génie de la frugalité

Ces grandes ambitions se heurtent toute­fois à plusieurs obstacles. Le premier d’entre eux : la loi d’airain du marché. « Nous restons dépendants de groupes économiques qui maîtrisent nos modes de vie. On ne peut pas reprocher aux gens de polluer avec leur voiture quand tout le système est pensé pour rouler avec. La contestation est difficile. Il faudrait se ­réapproprier l’économie, en faire un bien commun », analyse ­Vincent ­Gerber. Les résistances sont aussi psychologiques : le sacro-saint progrès technologique, étendard des smart cities, demeure ancré dans les consciences. « Nous n’avons pas fait le deuil du machinisme qui a deux siècles d’existence », concède ­Philippe ­Madec. « Les citoyens sont habitués à vivre d’une certaine manière et auront du mal à accepter de faire autrement. Quant aux maires, ils ont peur de prendre des mesures qui seraient impopulaires », précise ­Carlos ­Moreno, universitaire et spécialiste des smart cities. Ce qui va nous forcer à changer tient en un mot : l’effond­rement. « Quand le high-tech aura failli, on reviendra à un fonctionnement beaucoup plus simple, avec des outils que tout le monde pourra s’approprier », prédit ­Vincent ­Gerber. Mais ne soyez pas paniqués. C’est souvent dans l’adversité que naissent les plus belles alternatives, ou « le génie de la frugalité », précise ­Philippe ­Barre. Car nous n’avons pas le choix. Face aux alarmes climatiques, la ville devra s’adapter quoi qu’il lui en coûte. 


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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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