Nombreux sont ceux qui au soir du deuxième tour des élections législatives de juillet 2024 ont ressenti un immense soulagement. Et pour cause, si le pays est passé bien près d’une victoire de l’extrême droite, la gauche a obtenu un score tout à fait inattendu au deuxième tour. Seulement, il serait dangereux, en plus d’être faux, de penser que ce pays adhère massivement à des idées progressistes. Car si le front républicain fonctionne encore, près de onze millions d’électeurs – presque trois fois plus qu’en 2022 –ont voté au premier tour des législatives pour un parti aux idées rétrogrades et qui menace d’abîmer durablement la démocratie. Une partie de l’explication de ce phénomène se trouve du côté de la bataille culturelle que mènent avec ferveur plusieurs milliardaires dans l’espace médiatique et politique.
Chronique issue de notre numéro 65 « Fric fossile ». En kiosque, en librairie et sur notre boutique.
Pierre-Édouard Stérin, nouvelle figure de proue des ultra-conservateurs
Pierre-Édouard Stérin, milliardaire ayant fait fortune grâce au succès de ses entreprises Smartbox et La Fourchette, est aujourd’hui devenu une figure influente de la promotion des valeurs conservatrices et traditionalistes en France. Ce catholique libertarien utilise sa richesse et son pouvoir pour œuvrer à l’émergence d’une société conforme à ses convictions. Il a beau être exilé fiscal en Belgique depuis 2012, Stérin prétend vouloir redresser la France, non en y payant ses impôts mais en la protégeant du « wokisme » et du socialisme, cherchant à imposer ses idées identitaires et islamophobes. Par le biais du Fonds du bien commun, il finance divers projets éducatifs, médiatiques et sociaux visant à renforcer l’influence des valeurs chrétiennes traditionnelles. Son idée : créer un écosystème parallèle à celui de l’État (qui peut d’autant moins remplir ses missions sociales qu’il ne collecte pas les impôts du milliardaire).
Récemment, Stérin a intensifié ses efforts avec le projet ultra-confidentiel Périclès, dévoilé en juillet 2024 par le journal L’Humanité1. Ce plan détaillé révèle une stratégie pour faire triompher l’extrême droite en France d’ici à 2027, avec un budget de 150 millions d’euros sur 10 ans octroyé par le milliardaire conservateur. Parmi les actions prévues : l’achat d’un institut de sondage, la formation de politiciens alignés sur ses valeurs pour remporter au moins 1 000 petites et moyennes villes en 2026, et la préparation de plus de 1 000 cadres prêts à gouverner. Stérin espère ainsi garantir une victoire idéologique, électorale et politique à l’extrême droite, afin que les idées réactionnaires dominent la scène politique française.
Gagner la bataille des idées
Bref, ce que nous apprend ce document, c’est que Pierre-Edouard Stérin sait comment s’emparer du pouvoir. S’il est nécessaire d’avoir une réserve de personnes formées aux idées et aux méthodes politiques, il faut aussi une société prête à accepter cette idéologie. Or une population, ça s’influence, ça se transforme, et les valeurs, ça se véhicule. D’autres milliardaires l’ont bien compris en rachetant un à un les plus grands médias français, voire en en créant de toutes pièces. Les médias du milliardaire Bernard Arnault par exemple, tels que Le Parisien, le défendent bec et ongles lorsqu’il fait face à des militants luttant contre l’évasion fiscale par exemple2. Les médias sont nombreux à promouvoir des idées libérales allant dans le sens des intérêts de ceux qui les possèdent.
Parmi les cinq personnalités les plus influentes du pays dans le domaine de l’information sur les réseaux sociaux, deux sont d’extrême droite.
Ces dernières années, la course au rachat des télés, radios et autres journaux s’est accélérée, au point de devenir une véritable bataille entre milliardaires plus ou moins conservateurs, mais globalement tous orientés à droite, à l’exception peut-être de Xavier Niel3. Si les pensées libérales font globalement consensus, les idées identitaires n’ont pas toujours dominé mais gagnent désormais du terrain à une vitesse affolante, notamment sous l’influence de Vincent Bolloré. En quelques années, le milliardaire réactionnaire qu’on ne présente plus s’est construit un empire médiatique et éditorial, une machine à promouvoir l’extrême droite qu’il devient de plus en plus difficile de combattre.
Bolloré, le père des réactionnaires
Au cours des dernières années, bon nombre de polémiques sont nées dans l’un des médias Bolloré avant de contaminer tout le champ médiatique, à l’image des polémiques sur l’abaya, le burkini ou de la blague de Charline Vanhoenacker sur Éric Zemmour. De manière plus générale, tout fait divers sordide est bon pour lancer un débat national sur l’insécurité et l’immigration. Des acquis sociétaux sont régulièrement remis en question dans ces médias, le droit à l’avortement par exemple, que CNews a décrit dans une émission comme « la première cause de mortalité dans le monde ». Ses médias sont complémentaires, l’un lance une polémique, l’autre la commente, un dernier interpelle les politiques à ce sujet.
Conséquence de cette stratégie : le champ médiatique tout entier s’est décalé à droite et l’extrême droite a réalisé une percée inédite dans les urnes. Elle a imposé ses thèmes (immigration, insécurité, « dérives » de la gauche, « lobby trans », « wokisme », etc.) et ses polémiques. Des concepts complotistes comme le « grand remplacement » deviennent des « points de vue », l’islamophobie, la xénophobie, le sexisme ou la transphobie deviennent petit à petit une opinion recevable au nom de la « pluralité des idées », et les opinions d’extrême droite dépassent largement le cadre des médias du groupe Bolloré pour s’imposer partout ailleurs. Même si on ne cautionne pas les idées de l’extrême droite, on se retrouve à commenter les polémiques qu’elle fait émerger. Les journalistes et médias qui résistent à ce mouvement se voient qualifiés de « woke » ou « d’extrême gauche », manière bien pratique de disqualifier toute personne s’opposant à cette vague de concepts réactionnaires.
Les réseaux sociaux, un champ de bataille incontrôlable
Autre acteur complémentaire de cette propagation : les réseaux sociaux. Là encore, ces dernières années, des influenceurs et médias d’extrême droite s’y sont développés à vitesse grand V, parfois financés directement par les fortunes conservatrices (à l’image de TV Libertés, par exemple, fondée par des anciens du Front national) Un mouvement favorisé par l’émergence de réseaux ultra-conservateurs, eux aussi, à l’image de Twitter – devenu X depuis son rachat par Elon Musk –, soutien officiel de Donald Trump, lui aussi bien déterminé à faire gagner les idées conservatrices. Parmi les cinq personnalités les plus influentes en France dans le domaine de l’information sur les réseaux sociaux, deux sont d’extrême droite (Éric Zemmour et Pascal Praud), comme nous le montre la dernière étude du Reuters Institut sur le sujet4 – celle-ci ne prenant même pas en compte leur force de frappe dans les médias traditionnels.
Ces efforts se sont structurés progressivement, comme l’illustre le cas de Jordan Bardella, encadré par des équipes de communication qui lui permettent de faire des scores exceptionnels sur les réseaux sociaux, et notamment sur TikTok, où ses vidéos cumulent des dizaines de millions de vues. Là encore, toute personnalité refusant de commenter à l’infini les polémiques lancées par les médias Bolloré se retrouve harcelée, discréditées, taxées de « gauchisme » par des groupes d’extrême droite de plus en plus nombreux et organisés dans les espaces en ligne.
Nul ne peut ignorer la bataille des idées qui se joue aujourd’hui, et qui pourrait bien faire basculer nos vies si elle menait à l’accession de l’extrême droite au pouvoir. Une bataille que les progressistes tentent de mener eux aussi – comme en témoignent les images inclusives et colorées diffusées lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques – mais qu’ils peinent à gagner. Faute de fonds et de coordination, ils semblent peser bien peu face à la machine organisée pour produire de la pensée réactionnaire… À moins d’un sursaut collectif.
1. « Périclès, le projet secret de Pierre-Édouard Stérin pour installer le RN au pouvoir », Thomas Lemahieu, L’Humanité, 18 juillet 2024.
2. « Bernard Arnault s’invite encore dans les colonnes du Parisien ? », Attac, 4 avril 2022.
3. Son cas vaudrait bien un article entier.
4. « What do we know about the rise of alternative voices and news influencers in social and video networks? », Reuters Institute, 17 juin 2024.
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