Etudiants divergents

Étudiants : le retour du refus de parvenir

Illustration : Paul Paetzel

Né dans les milieux anarchistes de la Belle Époque, formulé par l’instituteur syndicaliste révolutionnaire Albert Thierry, réinventé par les étudiants rebelles de Mai 68, le « refus de parvenir » bouscule les formes imposées de la réussite sociale. Alors que l’idéologie méritocratique et l’horizon de l’opulence sont en crise, cette éthique de vie semble trouver aujourd’hui un nouvel écho dans la mouvance écologiste.

Seul 1 % des élèves de l’ENA (rebaptisée depuis INSP) avaient, ces dernières années, un père ouvrier. Pour diversifier le recrutement des écoles de la haute fonction publique, des « prépas Talents », destinées à former des élèves boursiers aux concours, voient le jour à la rentrée 2021. L’objectif, louable, n’est pas neuf : comme en 2008 avec le dispositif des « cordées de la réussite », il s’agit de « réparer l’ascenseur social » et d’éviter que la fable méritocratique ne perde complètement sa magie. Cordée, ascenseur : cette imagerie identifie nettement la réussite à une ascension dans la hiérarchie sociale. Réussir, c’est forcément monter. Depuis le XIXe siècle pourtant, de fortes têtes ont refusé par intégrité les carrières confortables qui s’offraient à eux.

Article issu de notre numéro « Les cadres se rebiffent », disponible sur notre boutique.


C’est le cas de Vingtras, le héros du Bachelier (1881), le roman autobiographique du communard Jules Vallès. Vingtras, habité par le « feu républicain », choisit une vie de misère dans le Paris du Second Empire plutôt que de prêter le serment de fidélité à Napoléon III qui lui ouvrirait la carrière de professeur. À contre-­courant de l’idéologie méritocratique de la République triomphante, cette éthique trouve une formulation nouvelle au début du XXe siècle sous la plume de l’instituteur Albert Thierry. S’adressant aux « premiers de la classe », susceptibles de connaître une ascension sociale par l’école, le « refus de parvenir » qu’il prône heurte alors de front « deux piliers du système éducatif français : l’élitisme et la méritocratie » selon Grégory Chambat, spécialiste des pédagogies critiques.

Ne pas trahir sa classe

« Sans doute je suis professeur, mais mon père est un ouvrier : je me considérerais comme ingrat si je n’étais pas révolutionnaire », écrit, en 1909, Albert Thierry dans le journal syndicaliste LaVieouvrière. Fils de maçon né en 1881, il fait partie de la poignée d’enfants pauvres auxquels les bourses de la IIIe République permettent alors d’aller au lycée. « Prodigieusement inégalitaire »selon Thomas Piketty, la société de la Belle Époque sépare nettement l’école du peuple, que l’on quitte à 13 ou 14 ans, du réseau secondaire conduisant au lycée, réservé aux bourgeois. Admis à l’École normale de Saint-Cloud, Albert Thierry avait tout pour incarner l’ascension sociale permise par l’école républicaine aux plus méritants. Mais à 24 ans, tournant le dos à une carrière universitaire, le jeune intellectuel embrasse le métier d’instituteur à l’école de Melun, où il enseigne aux fils « des boutiquiers, des scribes, des instituteurs, des paysans ».

Son refus de parvenir est avant tout le refus de trahir sa classe, de devenir l’un de « ces autres contre-maîtres ou fondés de pouvoir de la bourgeoisie que sont les professeurs ». Proche du syndicalisme révolutionnaire qui domine alors le mouvement ouvrier, Albert Thierry s’adresse à ceux qui « dans l’ombre ignorante du peuple » se pensent capables de « parvenir ». Son éthique austère, voire sacrificielle, les exhorte à renoncer à acquérir la richesse et l’autorité sociale pour se dédier « aux intérêts, à la volonté de puissance, au sang de la classe ouvrière ».

À l’époque, les bacheliers comptent pour à peine plus d’1 % d’une classe d’âge. Jusque dans les années 1950, pour l’immense majorité des ouvriers, il n’y a « pas de stratégie de sortie individuelle de la condition ouvrière, pas de volonté de parvenir », rappelle l’historienne Anne Steiner. Mais la forte croissance des Trente Glorieuses va créer un besoin inédit en cadres et en professions inter­médiaires. Le nombre de bacheliers décolle : 11 % en 1960 puis 20 % en 1970. La France connaît alors une mobilité sociale exceptionnelle et la croyance dans l’idéologie méritocratique s’impose à tous.

Après Mai, fais ce qu’il te plaît ?

Le refus de parvenir revient sur le devant de la scène dans l’effervescence de Mai 68. Un tract du Mouvement du 22 mars, né à l’université de Nanterre, proclame ainsi : « Nous refusons d’être des érudits coupés de la réalité sociale. Nous refusons d’être utilisés au profit de la classe dirigeante. » La France compte alors 500 000 étudiants contre 100 000 vingt ans auparavant. Tandis qu’apparaissent les premières inquiétudes concernant les débouchés, Daniel Cohn-Bendit, figure iconique de la contestation, réaffirme dans un reportage télévisé du 9 mai 1968 le refus des étudiants « de devenir les futurs cadres qui exploiteront plus tard la classe ouvrière et la paysannerie ». Le refus de parvenir va se manifester sous des formes originales dans la décennie qui suit. Entre 1967 et 1973, 3 000 jeunes militants, très bien pourvus en « capital scolaire », font le choix de s’« établir » en usine. Inspirés par ce qu’ils perçoivent de la Révolution culturelle menée par Mao en Chine, ils souhaitent préparer le Grand Soir en se frottant au prolétariat et à la condition ouvrière. Issus de khâgne, des grands lycées parisiens, ils vont rester en moyenne six ans à travailler à l’usine. On en trouve sur les chantiers navals de Saint-Nazaire comme à l’usine Renault de Flins.

Le plus célèbre d’entre eux, le normalien Robert Linhart, publiera en 1978 L’Établi, un récit de son expérience d’ouvrier sur les chaînes de montage de Citroën. La mise en pratique massive du refus de parvenir dans la décennie post-68 va également prendre la forme emblématique de l’utopie néorurale. Rejetant le carriérisme et la réussite matérielle, de nombreux « hippies » s’installent dans des campagnes dépeuplées où ils expérimentent des modes d’existence basés sur l’artisanat ou l’agro­pastoralisme. Dans les années 1970, des centaines d’urbains débarquent par exemple en Ardèche, où il est possible d’acheter des maisons pour une bouchée de pain, et créent une vingtaine de communautés imprégnées par les prémices de l’écologie politique.

Le refus de parvenir des années 68 porte une forte charge contre l’idéal bourgeois et la société de consommation alors en plein essor. Mais, au contraire de l’abnégation austère exaltée par Albert Thierry au début du siècle, il devient désormais une étape dans la quête d’un bonheur authentique. Splendide exemple de l’humeur rebelle des sixties, le navigateur Bernard Moitessier abandonne en 1969 la course autour du monde qu’il était sur le point de gagner, sur ces mots : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique parce que je suis heureux en mer et peut-être aussi pour sauver mon âme. »

L’utilité sociale : nouvelle boussole ?

Habitée par cette vigilance éthique et désireuse de vivre en cohérence avec ses convictions, une frange radicale de la jeunesse écologiste met à son tour en pratique le refus de parvenir. « À quoi cela rime-t-il de se déplacer à vélo, quand on travaille par ailleurs pour une entreprise dont l’activité contribue à l’accélération du changement climatique ? », s’interrogeaient en 2018 les 30 000 étudiants signataires du « Manifeste pour un réveil écologique ». Membre du collectif issu de cet appel et d’Extinction rebellion, Matisse Faust, ancienne étudiante de Paris-­Dauphine, a depuis été au bout de la logique. Lors de sa formation en alternance en Responsabilité sociale et environnementale (RSE) dans une agence de communication, elle n’a plus supporté ses propres contradictions : « Quand on travaille dans une agence de pub le jour et qu’on fait des actions antipub la nuit, je pense qu’on atteint le summum de la dissonance cognitive ! » Devenue « clairement décroissante », elle fait aujourd’hui un service civique dans un jardin partagé. Pour ses futurs choix professionnels, un critère primera désormais sur tous les autres : l’« utilité sociale ».

Auteur de l’essai Faire sauter la banque (Divergences, 2020), Jérémy Désir-Weber incarne par sa trajectoire radicale toute la puissance du refus de parvenir contemporain. Ce brillant matheux, passé par l’École des Mines, est entré en 2018 à la banque HSBC. À l’époque, « le métier de trader algorithmique était vraiment le rêve ». Mais l’irruption d’Extinction Rebellion au pied des tours de la City le pousse en 2019 à tout remettre en question. Il se lance alors dans l’examen systématique des engagements « verts » de son employeur. « En parallèle, je découvrais Jancovici, Pablo Servigne, le GIEC, la collapso, le rapport Meadows… » Ses recherches l’amènent vite à « remettre en question la finalité même de [son] métier, en tant que superviseur de la croissance ». En juillet 2019, il claque avec fracas la porte d’HSBC, et quitte Londres pour la Corse, où il s’essaye désormais à la permaculture ! Rarement aussi spectaculaires, les reconversions militantes restent un phénomène difficile à quantifier. Jérémy Désir-Weber, lui, espère en tout cas faire des émules : il a créé en 2021 l’association « Vous n’êtes pas seuls » pour accompagner de futurs renégats de la finance… 

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