Enneigement et reconversion

Réchauffement climatique : l'industrie du ski en flagrant déni

Illustrations : Florent Pierre

Chaque degré supplémentaire fait perdre un mois d’enneigement aux stations de ski. Pourtant elles s’obstinent. Plus de neige ? Elles en fabriqueront. Plus d’eau pour fabriquer de la neige ? Elles feront des retenues collinaires. Et s’il y a des opposants, ses lobbies sont assez puissants pour imposer leur contre-discours. Enquête sur le business de l’or blanc qui poursuit sa croissance, sous perfusion de subventions publiques, malgré la fonte des neiges.

Avant, il n’y avait presque rien. Quelques chalets familiaux se perdaient dans le blanc d’un domaine skiable confidentiel. En vingt ans, les Eucherts, un secteur de la station de ski de La Rosière en Tarentaise (Savoie), ont été transfigurés. En pleines vacances scolaires, le café du front de neige est bondé, un DJ ambiance l’après-ski et, derrière les baies vitrées embuées d’un hôtel de charme, une femme plonge dans une piscine chauffée.

Enquête issue de notre numéro 62 « L'écologie, un truc de bourgeois ? », disponible en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Hélène, elle, se réchauffe les mains sur une tasse de thé après une journée de ski avec ses enfants. Chaque année, ils perpétuent le rituel familial des fêtes de Noël à la montagne et profitent d’un appartement acheté par le grand-père une trentaine d’années plus tôt. À l’époque, la station comptait environ 4 000 lits touristiques, « un village » décrit l’habituée.Depuis, la station a triplé de taille. Extension du domaine skiable en 2018 avec un point culminant à 2 800 mètres, ouverture du Club Med en 2021, agrandi l’année suivante… au total, 3 000 lits touristiques supplémentaires sont sortis de terre depuis 2017.

La plupart dans le très haut de gamme. D’un point de vue touristique, c’est une réussite. La station, tout de bois et de pierre, a su garder son cachet. Le luxe en plus. Elle propose un domaine skiable de 152 kilomètres qui a peu à envier aux grandes stations françaises et vante son « flocon vert » – un label de développement durable. Elle qui n’avait pas bénéficié des « plans neige » d’après-guerre – à l’origine des géantes alpines du sport d’hiver – est finalement parvenue à se tailler une place au soleil.

Dans ce décor idyllique, la fin annoncée de l’« or blanc » fait doucement rire ceux qui font tourner la station. « Les plus belles années sont à venir », promet même un commerçant. En 2023, la vente de forfaits de ski sur l’ensemble des domaines skiables français a généré 1,6 milliard de chiffre d’affaires, une croissance constante, multipliée par trois par rapport à 1990 selon les données de Domaines skiables de France (DSF), l’une des principales organisations représentatives du secteur. Avec la location de matériel, l’hébergement ou le restaurant d’altitude, elle estime que près de 10 milliards d’euros sont dépensés chaque année dans les stations – plus que l’industrie du livre ou du cinéma. L’organisation des Jeux olympiques d’hiver en France en 2030 finit de rassurer les acteurs du secteur. « C’est une très bonne nouvelle qui permettra de raviver une culture ski qui se perd un peu », espère Jean Regaldo, directeur du domaine skiable de La Rosière. Car il y a tout de même un (gros) grain de sable dans cette belle mécanique.

Menaces écologiques

Dans les Alpes, la température a augmenté de 2 °C depuis 1950, un rythme plus rapide que dans les autres régions françaises. En dessous de 2 000 mètres d’altitude, l’équivalent d’un mois d’enneigement a été perdu en cinquante ans. « Ce sera un mois de plus par degré supplémentaire », explique Samuel Morin, directeur du Centre national de recherches météorologiques. Selon une étude qu’il a co-publiée en août dernier dans la revue Nature Climate Change, avec une trajectoire à +4° au niveau mondial, 98 % des stations de ski européennes manqueront cruellement de neige. Dans l'hypothèse d'une trajectoire à +3° au niveau mondial (correspondant à + 4° en France), 91% des stations de ski européennes manqueront cruellement de neige. « Le modèle de fonctionnement de la plupart des stations sera perturbé à l’horizon 2050 », estime aussi Christophe Mirmand, préfet coordinateur du massif des Alpes, dans un discours en octobre dernier devant le congrès annuel de Domaines skiables de France. « Il vous appartient désormais de relever le plus difficile des défis : celui de votre transition », a-t-il lancé à l’assistance.

Mais la plupart des stations ne sont pas du tout prêtes à scier la branche sur laquelle elles sont assises. Entre 2018 et 2022, plus de 32 000 lits touristiques supplémentaires ont été construits en Tarentaise – haut lieu du ski français, avec la plus forte concentration de domaines skiables au monde et une douzaine de stations qui représentent la moitié de l’activité économique nationale du secteur. Environ 32 000 lits, c’est deux fois plus que ce que prévoyait, sur cette période, le Scot (schéma de cohérence territoriale) – un document d’urbanisme opposable pour « une gestion durable du territoire ». L’Assemblée du Pays Tarentaise Vanoise, le syndicat mixte à l’origine du Scot et qui a publié l’ensemble de ces données, ne peut que constater « un développement touristique trop rapide ».

Y aura-t-il assez d’eau pour fabriquer plus de neige et répondre aux autres usages ?

Jean-Marc, propriétaire à La Rosière, montre un terrain vague entouré d’un ruban rouge : « Ici, il y avait des sapins. » Ce sont 15 000 mètres carrés de forêt qui ont été rasés l’automne dernier pour laisser place à une nouvelle résidence touristique. La promesse de 600 à 900 lits supplémentaires a suffi à déloger ceux qui vivaient là : écureuils, lièvres blancs, mésanges bleues ou roitelets rouges et, surtout, insiste Jean-Marc, des tétras-lyre, une espèce menacée. « Ce défrichement représente 0,24 % du boisement de la commune », relativise l’Office du tourisme.

Mais la même histoire se répète partout ailleurs. En France, chaque heure, l’équivalent de cinq terrains de football perdent leur vocation naturelle pour être artificialisés – une cause majeure de l’effondrement de la biodiversité dont les montagnes sont victimes en première ligne. « Nos stations restent dans l’idée qu’il n’y a pas le feu, qu’il y a encore au moins une vingtaine d’années pour amasser beaucoup d’argent », constate Alain Machet, président de Vivre en Tarentaise, une association locale de protection de la nature. Les sports d’hiver ont apporté l’opulence dans des territoires autrefois pauvres et embauchent près de 120 000 personnes. « La transition les confronte au spectre de la décroissance car il n’y a pas de modèle de remplacement avec des rentes équivalentes », poursuit le géographe Philippe Bourdeau, spécialiste du tourisme en montagne. Un deuil d’autant plus difficile que le ski est « porteur de tout un imaginaire culturel et social très valorisant et distinctif ».

Surtout, les stations ne sont pas si pessimistes sur l’enneigement futur de leur domaine. « Nous n’aurons aucun problème jusqu’à 2050 et on skiera toujours à La Rosière à la fin du siècle », assure Jean Regaldo, à la tête du domaine de La Rosière. Pour afficher une telle certitude, il se base notamment sur les modélisations de ClimSnow, un service développé par Dianeige, société experte de l’aménagement touristique en montagne. À la demande des stations, ClimSnow estime l’enneigement futur en fonction de différents scénarios climatiques. Ces études privées, issues de travaux de recherches de Météo France et de l’Inrae, ne sont ni publiées ni évaluées par les pairs comme le sont les travaux scientifiques académiques. Pourtant, elles sont devenues l’argument principal des stations contre le « snow bashing ». Avec une rhétorique qui frôle parfois le climato-scepticisme et la désinformation.

« Depuis soixante ans, notre modèle a eu des hauts et des bas, ce n’est pas la première fois qu’on a des difficultés avec l’enneigement. Mais si vous remarquez bien, il s’agit plutôt d’un dérèglement climatique : on a peu de neige en début de saison, mais on en a toujours beaucoup plus au printemps », explique dans un support de communication de la Caisse des dépôts, Jean-Luc Boch, maire de La Plagne, plus grande station française. En sus de son mandat, ce dernier est à la tête de l’Association nationale des maires de stations de montagne (ANMSM), l’un des principaux lobbys du secteur. Présent lors de son assemblée générale, en septembre dernier, un maire – qui souhaite rester anonyme – témoigne « d’une faible prise de conscience » parmi ses pairs « jusqu’à une remise en question chez certains des projections climatiques ». La réunion s’est clôturée par un discours de Dominique Faure, ministre déléguée aux Collectivités territoriales : « J’aime vos stations de montagne et il nous faut continuer. La neige est là, et même si on réfléchit à cinq, dix, vingt ou trente ans, aujourd’hui profitons de cette neige. » Applaudissements à tout rompre dans la salle.

Neige de culture et retenues d’eau

Si dans les modélisations ClimSnow la neige continue de tomber, c’est parce que l’outil mise sur le secours de la technologie. Avec un recours massif à la neige artificielle, l’activité des sports d’hiver pourrait en effet se poursuivre jusqu’en 2050 dans la plupart des stations. En Auvergne-Rhônes-Alpes, l’objectif est de multiplier par deux la surface des pistes équipées de canons à neige. Mais pour fonctionner, ces machines ont besoin d’eau. Or, la ressource en eau renouvelable a diminué de 14 % depuis 1990. Et la baisse pourrait atteindre 40 % d’ici 2050 à cause du réchauffement climatique. Mais l’outil ClimSnow ne répond pas à cette question : y aura-t-il assez d’eau pour fabriquer plus de neige et répondre aux autres usages ? D’ailleurs, personne n’en est encore capable. En Tarentaise, une étude est lancée. « Mais c’est encore le tout début, très complexe, et les données manquent », souligne Laetitia Léger, qui suit le dossier eau au sein de France nature environnement Savoie.


Quoi qu’il en soit, les stations ont déjà une solution face à la pénurie : la retenue collinaire. Permettant de capter et de stocker l’eau de pluie et de l’écoulement des ruisseaux issus de la fonte des neiges, ce type d’infrastructure suscite pourtant de vives oppositions. On les accuse d’être trop nombreuses, trop grandes, d’artificialiser des territoires de montagne déjà fragiles, d’être une maladaptation aux dérèglements des cycles de l’eau et surtout d’accaparer la ressource au profit d’un modèle touristique contestable. Celle de La Clusaz a fait office d’électrochoc avec ses 150 000 mètres cubes d’eau retenue (soit 60 piscines olympiques) dans la montagne, principalement pour fabriquer de la neige. La mobilisation des opposants a conduit à la suspension du chantier. Et à un vent de panique au sein de l’industrie du ski.

À La Rosière, comme dans la plupart des stations, un projet de retenue collinaire est en cours d’instruction, avec une certaine appréhension des élus. En novembre 2022, le conseil municipal devait voter « une motion de soutien au projet, essentiel à la sécurisation de l’eau potable sur la commune ». Un adjoint a tiqué sur la formulation : « Il ne faut pas mentir, le projet c’est la sécurisation de la neige de culture. Notre sécurité en eau potable, elle, est déjà assurée. » Le maire a rétorqué : « Quand le dossier a été engagé, la situation était moins conflictuelle que depuis deux ans, aujourd’hui [nous mettons en avant] des arguments supplémentaires [...]. Il faut tout faire pour que le dossier sorte. » Quitte à faire croire au rôle essentiel de la retenue d’eau pour l’eau potable. Finalement, la délibération n’a pas été soumise au vote. Le conseil n’était pas « mûr », selon l’édile.

On retrouve ce type de stratégies à plus haut niveau. L’été dernier, l’ANMSM a envoyé un document fournissant aux élus des arguments pour défendre l’utilité des retenues collinaires, et minimiser leur rôle dans la fabrication de neige. Le document contient aussi un décryptage du militantisme anti-retenue collinaire, « aréopage d’universitaires, riverains, écologistes, membres de l’ultra-gauche » avec un « agenda caché : la décroissance ». Il a été rédigé par Olivier Vial. Son CV : président du syndicat étudiant de droite UNI et directeur du CERU, un think tank où il travaille sur les « nouvelles radicalités : wokisme, anti-spécisme, décroissance, éco-sabotage », selon sa liste. Il conseille aux élus de montagne de « ne pas laisser les activistes imposer seuls leur représentation du monde. C’est une bataille de l’information et des représentations qu’il convient de mener ». Une guerre culturelle pour gagner la guerre de l’eau.

Le ski quoi qu’il en coûte

« Le maintien du statu quo doit beaucoup aux lobbys du secteur », explique le géographe Philippe Bourdeau. « Dans le milieu, on parle des 2BM qui font la pluie et le beau temps sur la montagne », décrit la militante écologiste Valérie Paumier, à la tête de l’ONG Résilience Montagne. Alexandre Maulin pour le « M », président du syndicat professionnel Domaines skiables de France. Quant aux deux « B » : Jean-Luc Boch de l’ANMSM, cité plus haut, et Éric Brèche, président de l’influent Syndicat national des moniteurs du ski français. Son ancien président, Gilles Chabert, surnommé « l’homme le plus puissant au-dessus de 1 000 mètres », est « conseiller spécial montagne » au sein de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, dirigée par la droite depuis deux mandats. « Ce qu’on veut, c’est faire du ski, le reste c’est du blabla », avait-il expliqué lors d’un discours en 2016 pour le lancement du plan neige régional. « Il nous faudra beaucoup d’argent », avait-il aussi précisé dans son allocution s’adressant au président LR de la région, Laurent Wauquiez.

Message entendu : le programme « Montagne 2040 » de la précédente majorité de gauche en faveur de la transition a été mis au placard et 190 millions d’argent public régional déversés sur les stations, dont plus de 40 % pour l’enneigement artificiel. Les deniers publics – de l’UE, de l’État, des Régions, des Départements et des communes – ruissellent à tous les étages. Le ski n’est pas un business comme les autres mais aussi une affaire publique. Les remontées mécaniques, par exemple, sont des services publics.

Une économie sous subvention publique qui devient de plus en plus coûteuse. Produire de la neige, qui autrefois tombait naturellement, implique une hausse des coûts. « Cela contribue à la montée en gamme des sports d’hiver, ce qui réduit leur audience démographique pour en faire des sports de niche », poursuit le chercheur Philippe Bourdeau. Selon le Credoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), seuls 8 % des Français skient une fois tous les deux ans. « Cet effet de niche est encore accentué si l’on prend en compte le fait que 2 à 3 % des skieurs consomment près de 80 % des journées-skieurs », précise Philippe Bourdeau. « Toutes ces critiques qui nous tombent dessus, c’est insupportable, s’agace un pisteur croisé sur le front de neige des Eucherts à La Rosière. On est devenus les salauds alors qu’on n’est pas des pétroliers non plus, on offre une semaine de sport dans la nature. »

Jean Regaldo, chef du domaine skiable, insiste lui aussi : « En 2050, dans un monde à +4 °C, je suis plus inquiet de l’état du monde que de l’enneigement à La Rosière. » Ou bien peut-être qu’un sport de niche, perché en haut des montagnes dans une poignée de pays, qui s’obstine dans un modèle économique en mobilisant des investissements publics massifs malgré des ressources qui s’épuisent, peut-être que ce sport de riche est aussi un flagrant symptôme de l’inquiétant état du monde. 

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