Alexis Vrignon

Progrès technologique : les récits effacés

La modernité est avant tout l’histoire d’une puissance toujours croissante rendue possible par une débauche d’énergie. Selon le grand récit que nous nous en faisons, cet essor serait dû à des transitions énergétiques successives et naturelles, du moulin jusqu’au pétrole. Pourtant, non seulement ces sources se sont cumulées et non remplacées, mais d’autres voies de développement ont été sciemment écartées. Auteur avec François Jarrige de l’ouvrage Face à la puissance (La Découverte, 2020), Alexis Vrignon esquisse ici une contre-histoire de l’énergie à l’ère industrielle.

Votre ouvrage s’intitule Face à la puissance. Que désignez-­­vous exactement par cette expression ?

Les alternatives sur lesquelles nous avons travaillé se définissent par rapport à cette notion de puissance, par rapport à l’imaginaire technicien qui, s’il s’étend sur plus de deux siècles, conserve une certaine cohérence et une pérennité dans le temps. L’imaginaire technicien est un imaginaire de production de forte puissance, d’énergie abondante, mobilisable dans l’instant et en permanence. Il s’est mis en place à la fin du XVIIIe siècle et demeure encore aujourd’hui le critère à partir duquel on juge la qualité d’une source d’énergie.

Le terme de puissance est-il synonyme de « religion industrielle » ou d’« idéologie du progrès » ?

La notion de puissance participe à la diffusion de ces mythes. On peut aussi ajouter à cela l’idée de productivisme. Car l’énergie abondante a été mise en place pour appuyer un mode de production industriel. Mais ce qui fait la pérennité de cette représentation du monde fondée sur la puissance, c’est qu’elle est plastique. Elle peut être le support de l’idéologie du progrès social (amélioration de la qualité de vie), comme celui d’une idéologie plus économique et capitalistique.

Selon vous, l’histoire de l’énergie est en grande partie romancée. Le discours dominant prétend qu’elle est structurée par une succession de transitions, mais vous montrez que l’histoire de l’énergie est plus complexe, qu’elle est marquée par le paradigme de l’accumulation et non de la substitution. Quel est l’intérêt d’un tel story­telling et à qui profite-t-il ?

Ce storytelling a servi à installer l’idéologie productiviste, l’univers technicien et un certain nombre de dominations, notamment économiques. Cela ne veut pas dire que toute énergie renouvelable est nécessairement synonyme d’autonomie et de petite communauté. Mais ce grand récit de l’énergie a été essentiellement au service de centralisations politiques et de regroupements économiques.

Y a-t-il aujourd’hui une transformation de ce storytelling, notamment avec le « capitalisme vert » ?

Nous sommes ici face à un mécanisme assez classique du capitalisme qui consiste à se réinventer en prenant en compte les critiques qui lui sont adressées. Dans la foulée de Mai 68, il y a eu une réadaptation du capitalisme qui a mis en avant les idées d’autonomie, de collaboration, de créativité, etc. Aujourd’hui, il y a une reprise des revendications environnementales dans le cadre de ce que l’on peut en effet appeler le «capitalisme vert». Capitalisme vert qu’il faut différencier du pur et simple greenwashing, c’est-à-dire d’un discours qui déguise en vert des projets qui ne le sont pas du tout, un discours qui relève de la propagande et de la poudre aux yeux. Si le capitalisme vert ne résout pas les défis environnementaux qui se posent aux sociétés contemporaines, il propose au moins des réalisations industrielles. C’est une relecture des enjeux à l’aune de la survie d’une idéologie productiviste qui, en définitive, change pour ne pas changer.

Pourquoi faire perdurer le mythe de la transition plutôt que d’assumer la réalité cumulative des énergies ?

L’idée de progrès implique la mobi­lisation de nouvelles sources d’énergie qui seraient toujours plus puissantes, toujours plus maîtrisées et maîtrisables, toujours plus «propres». Quand l’énergie nucléaire a été mise en œuvre à partir des années 1960, cette rhétorique était très prégnante. On la présentait comme l’énergie du futur, car elle allait résou­dre les problèmes de pollution atmosphérique dus aux énergies fossiles et assurer l’indépendance énergétique des pays industrialisés dépourvus de pétrole. L’énergie nucléaire ne fait que relayer un imaginaire de la puissance et maintient l’illusion que l’on peut produire toujours plus d’énergie en maîtrisant toutes les externalités négatives (déchets, risques, vieillissement des installations). En réalité, ce sont nos modes vie qui sont en cause dans la transformation du climat.

Vous montrez que la révolution industrielle fut en grande partie accompagnée par des dispositifs énergétiques désormais oubliés (moulins à vent, manèges à chevaux, exploitation de la tourbe, etc.). En quoi ces alternatives peuvent-elles nous aider pour affronter les problèmes qui sont les nôtres aujourd’hui ? 

Ces exemples du passé peuvent avoir deux utilités à l’heure actuelle. D’abord, ils peuvent être une source d’inspiration plus ou moins directe et pragmatique, dans le sens où l’on peut voir que d’autres dispositifs énergétiques ont existé et ont eu leur pertinence à un moment donné en remplissant parfaitement leur rôle. Ensuite, la mise en avant de ce débat sur la puissance a quelque chose de libérateur: il n’y a pas qu’une seule voie, il y en a plusieurs. Certaines ont été explorées, certaines ont été disqualifiées pour des raisons diverses et variées, mais elles ont toutes bel et bien existé.

L’énergie solaire intéresse les scientifiques depuis la fin du XIXe siècle. Pouvez-vous nous dire sous quelles formes elle a été utilisée pour la première fois et dans quel contexte ?

Les premiers convertisseurs qui ont bénéficié de l’appui des pouvoirs publics remontent aux années 1860-1870. En France, cela renvoie à l’aventure ­d’Augustin Mouchot, à la fin du Seconde Empire et sous la IIIeRépublique, qui travaillait dans le but de fournir de l’énergie à une Algérie dépourvue de charbon. Ce qui prouve que ces énergies peuvent être interprétées dans un sens de production tout à fait classique et non dans un sens alternatif. De manière générale, ces expériences ont été appliquées à des espaces coloniaux ou à des espaces qu’on croyait dépourvus d’énergie fossile. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’initiatives ont été prises en ­Californie avant la découverte des grands puits de pétrole. Le solaire apparaissait alors comme un moyen de développer la Californie en s’appuyant sur des ressources propres. L’idée que le solaire est une énergie récente est très communément partagée au sein des pouvoirs publics comme chez les militants. Ceux qui ont installé cette idée sont en grande partie les militants écologistes en qualifiant l’énergie solaire d’énergie «nouvelle» dans les années 1970. Cela s’est fait soit par méconnaissance des précédents historiques, soit dans le but de ne pas laisser aux industriels du nucléaire ou aux énergies fossiles le monopole du progrès technique. Une façon de dire que l’exploitation de l’énergie solaire n’équivaut pas à un retour Moyen Âge, que c’est une énergie faite pour le présent et l’avenir.

Pensez-vous qu’un retour à certaines techniques du passé soit crédible et acceptable par le plus grand nombre, au moins à l’échelle locale ?

À mon sens, pour qu’elles soient socialement acceptables et techniquement efficaces, elles doivent être amendées par des innovations technologiques actuelles. La plupart des réflexions contemporaines sur les low-tech s’appuient sur des pratiques du passé revues et corrigées par l’ordinateur et des matériaux plus légers ou plus résistants qui permettent d’en améliorer le fonctionnement. Il ne s’agit pas d’être dans la nostalgie de l’art de vivre au temps jadis car la démographie change aussi la donne.

Peut-on dire que l’éolienne est une descendante du moulin à vent, par exemple ?

Les études poussées qui ont été faites sur ce sujet en termes d’anthropologie et d’histoire des techniques montrent que des caps ont été franchis. Il y a une analogie – ce sont bien deux dispositifs mus par le vent –, mais beaucoup de sauts qualitatifs en matière de réflexion technologique ont eu lieu. On peut en faire la généalogie, mais il y a eu de véritables révolutions notionnelles. 

Les gens sont-ils prêts à changer leur mode de vie ? La force de séduction de la puissance peut-elle s’émousser ou le destin de la décroissance est-il de rester minoritaire ?

Il est toujours délicat de répondre à des questions de prospective. En tant qu’historiens, nous sommes plutôt enracinés dans le passé. Ce qu’on a pu voir en tout cas dans les siècles précédents, c’est que des dispositifs alternatifs performants, notamment au ­Japon ou en ­Israël, ont été balayés par les dispositifs de la puissance. Notamment parce que le pétrole est devenu peu cher, très abondamment accessible. Aujourd’hui, il faudrait mettre en place une réflexion en sociologie environnementale sur le consommateur lambda. Il existe plusieurs schémas d’interprétation à l’heure actuelle. Premier schéma : les industriels ou les pouvoirs publics jouent un rôle décisif pour convaincre et imposer un mode de vie (exemple : vendre des voitures). Deuxième schéma : le consommateur ne vise qu’à davantage de confort ; il est toujours séduit par la nouveauté et la disponibilité immédiate. Il va là où se trouve son intérêt immédiat, indépendamment de toute idéologie si ce n’est celle de la consommation. Entre ces deux pôles, il y a beaucoup d’attitudes possibles, d’adaptation et d’appropriation sélective des dispositifs techniques proposés. Et, selon moi, c’est un des points sur lesquels la recherche en histoire ne s’est pas assez penchée pour comprendre le rapport des acteurs sociaux au progrès, notamment durant les Trente Glorieuses.

Après la Première Guerre mondiale, les individus devien­nent de plus en plus gourmands au niveau énergétique. Selon vous, est-ce à ce moment que les énergies alternatives ont été définitivement marginalisées ?

L’après Première Guerre mondiale voit le passage du charbon au pétrole sur bien des aspects. Par exemple, le nombre de camions dans les armées explose littéralement. Beaucoup de pays prennent aussi conscience de la nécessité de sécuriser certains sites d’approvisionnement en pétrole qui ne sont pas sur leur territoire. Toutes les énergies renouvelables et alternatives – qui avaient été le support de ce que l’on a appelé une « révolution industrieuse », moment où l’on renforce la production avec l’utilisation de low‑tech – arrivent à bout de souffle. C’est un modèle de production beaucoup plus massif qui prend le relais. On arrive dans l’ère du taylorisme, du fordisme. Les moulins à vent et les manèges à chevaux sont dès lors complètement obsolètes. La Première Guerre mondiale a aussi instauré l’idée de connexion et d’un rôle plus fort des pouvoirs publics dans la modernisation, et notamment dans l’équipement des campagnes. Cela se constate particulièrement avec l’électrification, sous les auspices de grandes compagnies d’électricité privées ou des pouvoirs publics, parfois en collaboration. Ce modèle énergétique va devenir dominant et marginaliser les autres pratiques. Dans les campagnes américaines, les éoliennes de pompage qui servaient pour la production d’électricité – celles qu’on voit dans les films – vont disparaître avec le New Deal de ­Roosevelt. L’électrification généralisée implique de se conformer aux usages imposés.

Face à la crise climatique actuelle, comment infléchir notre point de vue sur les technologies et réha­biliter ces approches marginales et dévalorisées ?

Le but de notre livre consiste, de façon modeste, à porter d’autres récits. Nous sortons d’une période où le productivisme, même critiqué, bénéficiait d’une hégémonie culturelle. Pour remettre en cause cette hégémonie et installer d’autres pratiques qui ne soient pas seulement le fait de quelques-uns mais puissent avoir un impact décisif pour atténuer la crise écologique, il faut d’autres modèles, fondés scientifiquement et acceptables, voire désirables socialement, sans tomber dans la pure et simple marginalité.

Historiquement, les crises, qu'elles soient sanitaires (comme celle du Covid-19) ou géopolitiques, ont-elles débouché sur une remise en question du modèle productiviste ? En d'autres termes, croyez-vous au « monde d'après » ?

Il est impossible de répondre autrement que par des hypothèses. Il est certain que, depuis deux siècles, les crises géo­politiques ont accouché d’une réaffirmation et d’une réno­vation du modèle productiviste (ce qu'analyse Pierre Charbonnier dans son dernier livre avec des termes différents) plutôt qu'à sa remise en cause : c'est notamment le cas avec les deux guerres mondiales ou avec le choc pétrolier des années 1970. Ce constat n'implique cependant pas que des alternatives n'aient pas existé et qu'elles ne soient pas fructueuses. Il n'est pas impossible que la sédimentation sur un temps relativement long de ces alternatives, couplée au caractère global de la crise sanitaire que nous traversons, conduisent in fine au «monde d'après». Dans tous les cas, sur la question de la transition (puisque c'est de cela dont il s'agit), il faut se garder de croire qu'une crise serait nécessairement le bon moment pour revoir un modèle politique, économique, culturel aussi résilient que l'est le modèle productiviste. À mon sens, une crise peut donner une impulsion, conduire de nouvelles formes de réflexivités, mais n'est pas en tant que telle un acteur du changement.

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