Récits et imaginaires

Pourquoi les êtres humains se racontent-ils des histoires ?

Le Corbeau et le Renard - Les fables de La Fontaine
Le Corbeau et le Renard - Les fables de La Fontaine Illustration : Gustave Doré

L’homme se raconte des histoires, toujours, continuellement, et ce depuis qu’homo est devenu sapiens. L’imagination et la fiction ne sont pas de simples attributs de l’espèce, mais constituent sa présence même au monde. Une faculté unique, garante de trésors de culture, mais qui l’éloigne de cet étranger par excellence : le réel.

Il était une fois, dans un pays lointain, au beau milieu du désert, un peuple en proie à une sécheresse particulièrement redoutable. Son chef, âgé et vénérable, mena alors, des jours durant, les hommes et les femmes qui constituaient son clan vers des points d’eau toujours plus éloignés, constatant sans relâche que ceux-ci avaient été asséchés par l’absence de pluie. Parvenu aux derniers confins de son territoire, le patriarche sut qu’il ne pouvait plus compter sur les ressources du monde connu pour éviter la catastrophe et ne pas regarder, impuissant, son peuple mourir peu à peu de soif. Le vieil homme fit alors appel aux chants et aux mythes scandés lors des cérémonies rituelles qui constituaient sa tradition.

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Ces fables, se référant aux glorieux ancêtres, citaient des noms et des lieux où ni lui ni ses hommes ne s’étaient alors jamais rendus. Récitant ces anciennes histoires et autres récits immémoriaux, il suivit les traces laissées comme autant d’indices dans les paroles sacrées, à travers des paysages encore non explorés, et finit par guider la tribu à une chaîne d’une soixantaine d’oasis, par-delà plusieurs centaines de kilomètres de terres arides brûlées par le soleil. Cette longue marche a été conduite en 1943, sur la côte occidentale de l’Australie, par le chef d’une tribu de chasseurs-cueilleurs nommé Paralji. L’histoire est racontée par le chercheur américain Joseph Henrich dans son essai L’Intelligence collective, paru à l’automne 2019 en langue française, aux éditions Les Arènes. Dans la perspective d’Henrich, elle témoigne de l’importance de la transmission culturelle dans la destinée d’Homo sapiens, transmission culturelle qui a fini par avoir une incidence sur l’évolution génétique, la culture permettant aux ressortissants de l’espèce humaine d’accroître leurs capacités de survie dans l’environnement hostile des savanes et forêts préhistoriques.

« Le récit, le mythe, la fable, le conte, le discours narratif, nourri par l’imagination, tel est le propre de l’homme. »

Si cette transmission culturelle peut revêtir divers aspects, de la simple démonstration par un aîné à son cadet de l’utilisation d’un outil à l’imitation des individus du groupe présentant la plus grande réussite dans tel ou tel exercice, il est frappant d’observer qu’elle emprunte ici les habits du récit pour parvenir à son but : communiquer des informations aux générations à venir et enrichir ainsi le savoir à leur disposition. Sans doute touchons nous ici à un trait anthropologique fondamental, le fond de la « nature humaine ». Joseph Henrich montre que d’autres espèces animales sont pourvues de capacités voisines de mémoire et de transmission. Dans le chapitre où il conte l’aventure de Paralji, il rapporte ainsi des exemples d’éléphants suivant les aînés de leur troupe pour retrouver eux aussi des points d’eau depuis longtemps délaissés. Mais le récit, le mythe, la fable, le conte, le discours narratif, nourri par l’imagination, tel est le propre de l’homme.

La fonction fabulatrice

Cette faculté unique, le philosophe Henri Bergson l’a touchée du doigt lorsqu’il élabora son concept de « fonction fabulatrice » à propos de l’origine des religions. Depuis, elle a fait l’objet de multiples recherches, en psychologie sociale comme en neurosciences. Lors d’une conférence donnée en 1998, la prix Nobel de littérature britannique Doris Lessing la résumait en deux phrases limpides. « Nous apprécions le récit parce que sa structure habite notre cerveau, déclara-t-elle. Notre cerveau est façonné par le narratif. » C’est à l’étude de cette structure mentale qu’est consacré le livre du chercheur américain Jonathan Gottschall, The Storytelling animal – How stories make us human (non traduit en français).

Il y raconte notamment une expérience menée par les deux psychologues Fritz Heider et Marianne Simmel, consistant à passer un court film animé à une assemblée. Le film en question est des plus rudimentaires : sur l’écran apparaissent un grand carré, deux triangles et un cercle, lesquels bougent, interagissent, durant une dizaine de secondes. Jonathan Gottschall confesse : « La première fois que j’ai vu le film, je n’ai pas vu de simples formes géométriques bouger au hasard sur l’écran ; j’ai vu une allégorie où le petit triangle était le héros et le grand triangle le méchant. » Comme lui, la quasi-totalité des spectateurs, au moment de raconter ce qu’ils avaient vu, construisirent un récit, une courte histoire, prêtant des intentions à ce qui, d’un point de vue objectif, n’était pourtant que des symboles abstraits se mouvant de façon aléatoire.

Une autre expérience célèbre illustre ce besoin irrépressible du cerveau humain à créer une histoire à partir de rien. Le professeur de psychologie Michael Gazzaniga a mené des recherches sur les effets d’une section du corps calleux chez des individus épileptiques, entraînant l’arrêt des communications entre les hémisphères droit et gauche du cerveau. L’expérience en question consistait à montrer au patient deux images différentes : une patte de poule à l’oeil droit, un paysage enneigé à l’oeil gauche.

Le patient devait ensuite choisir des objets liés à ce qui lui avait été montré, parmi plusieurs choix possibles. Il est alors apparu que ces personnes, dont les cerveaux avaient été scindés en deux, ne pouvaient pas formuler ce qu’avait vu leur oeil gauche, soit le paysage sous la neige. Pourtant, elles choisissaient immanquablement une pelle à neige, conformément à ce que leur cerveau avait enregistré à leur insu. Au moment d’expliquer ce choix, elles répondaient le plus souvent que cette pelle servirait à « nettoyer les déjections des poules » vues par l’oeil droit en toute conscience. Michael Gazzaniga a déduit de ces surprenants résultats l’existence de ce qu’il nomme un « interprétateur », niché au coeur de notre machinerie cérébrale. « Au fond, le patient ne sait pas pourquoi il pointe la pelle à neige, précise-t-il. Quand on le confronte à son geste inconscient, son interprétateur élabore rapidement une théorie, que le patient présente ensuite aux examinateurs, tout en étant persuadé de la cohérence de son action. »

Une quête de logique

L’Homme invente donc, sans même en avoir conscience. La fiction n’est pas seulement une aptitude de son intelligence, mais la structure même de sa pensée. Nous baignons littéralement dans nos récits et la narration est à l’Homme « ce que l’eau est au nageur », pour reprendre une célèbre formule du philosophe Alain sur le déterminisme. Le monde nous apparaît comme ces jeux que l’on retrouve parfois dans certains magazines : un amas de points numérotés figure sur une page, sans logique apparente. Une fois ces points reliés dans l’ordre indiqué, pourtant, une figure reconnaissable se fait jour, visage, paysage ou objet. Cette liaison entre ces points épars, l’esprit l’opère spontanément, comme une respiration.

Se pose alors la question du rôle de cet « interprétateur » et, si ce n’est de ses conditions d’émergence, du moins de sa fonction. Il semble que son fonctionnement soit intimement lié à l’articulation des causes et des conséquences. Un récit, c’est avant tout un début, un déroulement, une fin, les événements se succédant en cascade selon une trame que nous considérons comme logique. Mircea Eliade, dans la synthèse de ses travaux Aspects du mythe, stipule que toutes les mythologies se sont précisément focalisées sur les origines et la fin du monde. « Le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Êtres surnaturels, une réalité est venue à l’existence, développe-t-il, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution. » Derrière ce souci chronologique, c’est bien la question du sens qui se dessine. Si le cerveau humain ne cherchait pas à expliquer ou à comprendre son environnement, notre présence au monde serait semblable à celle de Benjamin Compson, l’enfant idiot du Bruit et la Fureur de Faulkner : une suite de perceptions sans lien les unes avec les autres, un archipel incohérent d’événements et de stimuli entraînant un continuel chaos de sensations. Une condition bien peu favorable pour tirer son épingle du grand jeu de l’évolution.

« Nous baignons littéralement dans nos récits et la narration est à l’Homme « ce que l’eau est au nageur » »

Le réel est une fiction comme une autre

Notre cerveau crée ainsi naturellement une chaîne liant ces divers épisodes pour en dissiper le désordre. Sa mission fondamentale est de rassurer sur ce qui nous entoure. Il range, assimile, classe, ordonne et, finalement, raconte. Cette quête ininterrompue de logique nous a permis la maîtrise de l’outil, car qu’est-ce qu’un outil si ce n’est l’assignation volontaire d’une cause en vue d’en obtenir la conséquence ? Elle a également donné naissance à l’imagination, cette « reine des facultés » selon Baudelaire, en nous permettant d’anticiper, de prévoir et de nous représenter les effets de tel ou tel événement.

Si notre fonction fabulatrice nous a ainsi conduits à domestiquer le feu, à composer l’Iliade et l’Odyssée, à inventer l’imprimerie, à découvrir la pénicilline et à élaborer la théorie de la relativité générale, elle comporte également son revers, son tribut à payer, en façonnant l’esprit de quantité de biais cognitifs entravant la rationalité : biais de confirmation, biais rétrospectif, erreur fondamentale d’attribution... Notre cerveau regorge de raccourcis lui permettant de reconstituer une logique a posteriori. De là, les idéologies politiques inventant un récit collectif, ou les théories complotistes échafaudant une cohérence à la marche du monde. Le philosophe Clément Rosset avait vu juste : « Rien n’est plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserve l’impérieuse prérogative du réel », lequel nous apparaît toujours sous la figure du « double », à travers le filtre de nos propres croyances.

Nous ne voyons jamais ce que nous voyons car voir, c’est déjà interpréter et recréer. Nous n’avons pas accès au réel et ne faisons que l’inventer, l’imaginer, le raconter, de façon instantanée, sans rien pouvoir y changer, contenus que nous sommes dans nos limites cognitives. Toute l’expérience humaine s’écrit ainsi sur le mode de la fiction et de l’imaginaire, au point que chacune de nos productions devrait indiquer en guise d’avertissement : « Il était une foi. »

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