Changer de vie... et après ?

De Polytechnique au vignoble : « Ici c'est pas cui-cui les petits oiseaux ! »

Dans le Bugey avec Caroline Ledédenté, la polytechnicienne qui a tout plaqué pour faire du pinard.

Il y a parfois des douches qui durent plus longtemps que d’habitude. Ce matin d’avril, Caroline Ledédenté le sait depuis déjà trois jours : ses vignes ont gelé. Reste à savoir à quel point. Jusque-là, elle a fait le choix du déni, n’est pas sortie de chez elle. Sauf que les ballons d’eau chaude ne sont pas interminables et qu’il va bien falloir inspecter les quatre hectares de son domaine Grain par Grain, coincés entre les falaises du Bugey, dans l’Ain. « J’ai voulu filmer le résultat en direct pour le partager sur Instagram, mais j’ai dû m’y reprendre à quatre fois. » Ses quelque 3 000 abonnés ne s’en doutent sûrement pas : « C’est impossible de filmer correctement lorsque l’on pleure autant. » Finalement, plus de peur que de mal.

Article à retrouver dans notre numéro 46 « Les cadres se rebiffent ».

Sur les grappes de Gamay, Chardonnay, Jacquère et autres Mondeuse que cultive l’ex-­Parisienne, seulement 10 % ont réellement souffert. Le reste s’en sort intact ou presque. Un petit miracle si l’on compare avec les pertes des vignerons du Jura voisin. De toute façon, on a du mal à imaginer qu’une telle catastrophe – si elle avait eu lieu – puisse réellement terrasser Caroline, que rien ne prédestinait à faire du vin. Son parcours est à lui seul une succession de renoncements courageux, d’échecs flamboyants et de succès arrachés à la sueur du front dans des endroits où personne ne l’attendait.

Foot, ingénierie et dépression

Son CV est par conséquent un brin foutraque. Il y a d’abord Caroline Ledédenté, première de la classe : prépa à Henri IV, Polytechnique, l’École nationale des ponts et chaussés, et puis cette vie d’ingénieure-­architecte pendant deux ans. « Un parcours aussi chiant qu’une carte des vins dans un resto étoilé », se marre la fille de médecin qui a visiblement acquis un goût un peu punk pour ce qui déborde du cadre. Elle a la vingtaine à peine quand elle commence à s’ennuyer fermement dans sa vie. « J’avais coché toutes les cases en me disant à chaque fois qu’il fallait que je tienne et que je finirai par être épanouie. Mais ça n’est jamais arrivé. La première partie de ma vie, ce n’était pas moi. » À la pause déjeuner, ses collègues causent boulot ou football, alors elle file en douce : chaque midi, elle part découvrir un nouveau restaurant dans les rues de la capitale. Au fil de ces escapades solitaires, son palais s’affine, elle veut tout goûter et tout sentir. C’est le début de sa passion pour les bonnes tables. Même si pour le vin, ce n’est pas encore ça : « J’avais beau essayer, cela ne me procurait aucune émotion. »

De fil en aiguille, la pression monte. Coincée dans cette vie routinière, Caroline Ledédenté est une cocotte-­minute. C’est un violent chagrin amoureux qui finira par tout faire exploser : du jour au lendemain, elle démissionne et quitte son confort de cadre sup’. « Il était temps que je fasse ma crise d’ado. » Suivront deux ans de chômage et pas mal de fêtes. Enfin libre, elle continue sa quête effrénée des bonnes tables, monte un blog façon Fooding, jusqu’à ce que toutes ses économies y passent. Alors, au moment où il faut bien se remettre à gagner sa vie, l’ancienne ingénieure passe de l’autre côté et devient serveuse dans des restos branchés de la capitale. Son salaire a chuté, sa mère s’inquiète un peu mais l’ancienne cheffe de projet s’amuse, enfin.

Elle boit aussi. Non pas pour oublier mais en guise de quête initiatique : elle veut comprendre les cépages, les différentes vinifications, les climats… Car, entre-temps, une boisson a fait l’effet d’une révélation : le vin nature. C’était un peu par hasard, dans un salon en 2014. Une bouteille de Patrick Desplats dans la Loire. Domaine des Griottes, cuvée Epona, la claque d’une vie. « J’ai découvert des vins vivants, pleins d’énergie, que l’on peut boire sans tomber malade. J’avais tout essayé avant, tous les châteaux réputés qu’il fallait avoir bus. Mais là, c’était enfin la révélation. » Après cinq ans de restauration, pas mal de fatigue, beaucoup de bringues et quelques projets avortés, son père lui demande ce qu’elle veut faire. « Mon propre vin. »

Léger, pétillant, nature

Aujourd’hui, agenouillée au pied de ses vignes, Caroline Ledédenté invite les visiteurs à plonger leurs doigts dans l’humus, avant de sentir la terre collante. « L’odeur n’a quand même rien à voir avec la parcelle d’à côté. » Comprenez : ici, on respecte la terre et on ne bazarde pas des produits chimiques à tout va. Il faut bien avouer que la différence est flagrante, peut-être parce que les rangées ne sont pas encore tondues : le sol grouille d’herbes, de coléoptères, de fleurs colorées et d’araignées. À côté, les vignes cultivées en agriculture conventionnelle sont un peu moins folles, plus propres mais plus uniformes. Est-ce cela que l’on appelle « vin nature » : de l’agriculture bucolique et sans produit chimique ? Pas seulement. Session de rattrapage pour les néophytes : « L’idée, c’est d’intervenir le moins possible. De n’avoir finalement que du jus de raisin fermenté. »

Exit les additifs lors de la vinification, à commencer par les sulfites, accusés de tous les maux. Une sorte de vin bio jusqu’au-­boutiste. Seul écart quasi obligé que s’autorise la vigneronne lorsqu’elle cultive : « Je traite avec un peu de cuivre pour éviter les attaques de mildiou et d’oïdium, même si j’essaye d’en mettre le moins possible. » Une précision s’impose toutefois : depuis les premiers avant-­gardistes dans le Beaujolais des années 1980, le vin nature est un joyeux foutoir. Sans véritable législation ni consensus, on y trouve de tout, pour le meilleur et pour le pire… C’est sûrement aussi pour cela que c’est excitant.

Son vin à elle est clairement du côté de ceux que l’on boit jusqu’à plus soif. Quand elle s’est installée en 2018, elle savait d’avance qu’elle voudrait sortir des bouteilles que l’on ouvre entre copains, à l’apéro. Pas plus d’une dizaine d’euros, des trucs légers (les étiquettes titrent à 10 % à peine !), vifs, acidulés, fruités. C’est un peu pétillant à l’ouverture et si l’on n’avait pas peur des comparaisons faciles, on se permettrait de dire que la jeune vigneronne ressemble à son pinard. Au début, elle avait peur que les gens ne s’intéressent à son vin que pour le côté exotique, pour voir ce qu’était capable de faire cette fille arrivée ici par le TGV Paris-Lyon. Et puis il a fallu lutter contre le syndrome de l’imposteur. Depuis, les initiés s’arrachent ses vins : les 13 000 bouteilles de sa dernière vendange sont déjà quasi toutes parties et l’on retrouve son nom sur la carte du Pure & V, à Nice, restaurant étoilé détenu par Vanessa Massé, elle-même élue meilleure sommelière de l’année 2021 par le Guide Michelin.

« J’ai fait exprès de ne pas dire que j’étais une femme »

Est-ce à dire qu’il suffit d’avoir fait Polytechnique pour réussir à faire du vin ? Certainement pas. Déjà, parce que lorsqu’elle a décidé de se reconvertir pour de bon, Caroline Ledédenté est revenue sur les bancs de l’école : BTS Viticulture-­Œnologie, mention agriculture biologique à Montmorot dans le Jura. Et puis surtout, ici, « c’est pas cuicui les petits oiseaux ». Il faut se lever à l’aube, suer dans la vigne, faire des insomnies et recommencer. Gagner la confiance de tout un tas de gens, aussi. D’autant plus lorsqu’on est une jeune femme dans ce milieu très majoritairement masculin ? Quand elle est arrivée dans le village, elle a publié un courrier dans les petites annonces à la recherche d’une vigne à louer. « J’ai fait exprès de ne pas mettre mon nom, pour pas que l’on sache que je n’étais pas un homme. » Précaution finalement injustifiée : « En fait, dans le Bugey, il n’y a pas grand monde pour reprendre l’activité. Les gens étaient surtout contents de me voir. » On lui file un coup de main, le jour comme la nuit, on lui prête du matériel. Un gars du coin lui offre même ses premières barriques. Fraternité vigneronne : « On a tous commencé un jour. »

Après l’installation viennent alors les premières vendanges. Intenses, laborieuses et tellement excitantes. Quand la fatigue retombe, c’est « le coup de blues ». Dans la façon dont elle en parle, on devine que l’expression cache pudiquement un mal-être plus profond. « Je me disais que j’avais enfin tout ce que je voulais. J’étais là où je devais être. Et pourtant, je n’étais toujours pas heureuse. » Quand on lui demande ce qui est le plus dur, elle répond sans hésiter une seule seconde : « la solitude ». On a beau trouver le Bugey magnifique, avec ses grandes roches et ses teintes de vert à l’infini, c’est autre chose d’y passer l’hiver toute seule, barricadée dans un appartement de 40 mètres carrés au milieu d’un village de 1 244 habitants. Ni famille, ni amis, ni personne avec qui partager sa vie.

Dans son rayon livres, Vigneronne, publié il y a quelques semaines, dans lequel la journaliste Laure Gasparotto raconte comment elle a tout plaqué pour tenter l’aventure du vin bio dans le Larzac. Comment elle a fini par renoncer, quatre millésimes après, écrasée par les dettes et la fatigue. Caroline aussi est en train de produire son quatrième millésime. Elle sourit : « Je sais que c’est bon, moi c’est au troisième que j’ai failli renoncer. Maintenant j’ai passé un palier. » Un palier que l’a aidé à franchir Nicolas, photographe, au fil des allers-­retours qu’il enchaîne dès qu’il peut pour la rejoindre depuis Lyon. « On cherche une maison pour s’installer à long terme. » C’est au moment où l’on commence à se dire que c’est un peu bête de conclure toute cette aventure par une simple histoire d’amour, qu’il débarque, sans prévenir. On le voit, de loin, se cacher dans les herbes folles pour faire une blague à sa douce qui est perdue là-bas dans les rangées de vignes. Un rayon de soleil les surprend en train de s’embrasser. Finalement, cela tient peut être à peu de chose, une bonne bouteille de vin. 

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