Polyactivité et sens au travail

La polyactivité en pratique : 4 jours au bureau, 1 jour à la ferme

Photographies : Léa Dang

Concilier un emploi salarié avec une journée hebdomadaire les mains dans la terre, afin de contribuer à l’effort collectif de production alimentaire, pourrait constituer un véritable projet de société. C’est en tout cas ce que défendent plusieurs initiatives tournées vers une agriculture respectueuse des sols, dont les membres adoptent ce mode de vie hybride pour tenter de le démocratiser.

Il est presque midi. Albane, Sixte et Quentin commencent à préparer les paniers de légumes de la ferme de Gisy, à Bièvres (Essonne), avant de les charger dans un camion pour la livraison du soir. Au menu : radis, fèves, petits pois, ail et oignons fraîchement cueillis…

Article issu de notre numéro 65 « Fric fossile ». En kiosque, en librairie et sur notre boutique.

Si les deux jeunes maraîchers sont à temps plein à la ferme – l’un en CDI et l’autre en stage – Albane, elle, est là pour la journée ; elle a pris un jour de congé sur le temps de son travail salarié dans le secteur du logement social. « Après deux jours d’expérimentation au mois de mai dans la ferme urbaine et pédagogique La Sauge, à Bobigny, j’ai voulu m’investir dans un autre type de ferme, avec cette fois-ci un projet nourricier. » Un mois plus tard, grâce à l’association Les Ateliers Icare, dont elle fait partie, Albane Crespel s’apprête donc à passer sa journée dans cette petite exploitation maraîchère de cinq hectares, tenue par deux paysans, à une heure de Paris. Cette année, ils sont une dizaine dans l’association, créée par d’anciens ingénieurs toulousains de l’aéronautique, à s’être organisés individuellement pour aider, à raison d’un jour par semaine de mai à septembre, une ferme à proximité.

Les Ateliers Icare mettent en relation une vingtaine de fermes partenaires avec des bénévoles pour faire découvrir les activités agricoles aux néophytes. Une initiative qui porte, dès ses débuts, un projet politique : « L’intention derrière la polyactivité choisie est d’avoir au moins un jour par semaine où chaque salarié, indépendant, retraité, etc., œuvre pour les communs, dans une activité écologique ou sociale, explique Frédéric Berthelot, ancien cadre chez Airbus et co-fondateur des Ateliers Icare. En 2023, nous étions huit à tester la polyactivité pendant quelques mois chez Maryline, maraîchère bio aux serres Dellarossa, dans le Gers, et Quentin, lui aussi maraîcher bio installé à Blagnac. Nous voulions voir si nous pouvions fournir à plusieurs l’équivalent du travail d’un salarié à temps plein. »

Cette année, l’association veut déployer le concept pour permettre à toutes les personnes qui le souhaitent de tester ce mode de vie hybride, bénévolement dans un premier temps. À l’avenir, elle envisage de proposer une rémunération grâce à la constitution d’un fonds dédié à la souveraineté alimentaire du territoire. « Le but est d’expérimenter, avec a minima une douzaine de personnes, le temps partiel agricole, sur des durées allant d’une journée par semaine à un mi-temps, dans des fermes paysannes en agroécologie dont les pratiques varient (maraîchage, culture de céréales, élevage…), précise Frédéric Berthelot. Pour nous aider, nous avons le soutien de la région Occitanie, du laboratoire TSM1 et de l’Inrae Occitanie qui vont suivre l’expérimentation et nous aider à prendre du recul. »

Perte de sens et manque de main-d’œuvre

Le but de cette polyactivité choisie est de répondre à tous types de besoins essentiels. « Que ce soit pour se nourrir, se loger (bâtir et rénover des logements), prendre soin des autres, éduquer, gérer les déchets, entretenir l’espace public, tout le monde devrait pouvoir y prendre part, non pas comme bénévole, mais au sein d’une société qui répartirait équitablement ce travail », partage avec conviction Albane. Si l’agriculture est pour l’instant le secteur sur lequel l’association concentre ses efforts, c’est qu’elle répond d’un côté au besoin – ressenti par de nombreux salariés du tertiaire – de s’investir dans des activités concrètes et, de l’autre, à la pénurie de main-d’œuvre du secteur agricole, argumente Frédéric. D’après l’Insee, la part des agriculteurs dans l’emploi total a été divisée par quatre entre 1982 et 2019.

Ils représenteraient aujourd’hui moins de 3 % des actifs et peinent à se renouveler. « Si la tendance actuelle se poursuit, nous aurons un quart d’agriculteurs en moins dans les dix prochaines années, alors que la transition vers un système alimentaire résilient et moins dépendant des énergies fossiles nécessite des pratiques plus intensives en travail », peut-on lire dans le chapitre consacré à l’agriculture dans l’ouvrage programmatique du Shift Project Climat, crises : le plan de transformation de l’économie française (Odile Jacob, 2022). Un constat qui rejoint les revendications de la Confédération paysanne, qui affirme qu’il faudrait plus d’un million de paysans supplémentaires sur le territoire français d’ici 2050 pour renouveler les générations et réussir la transition agroécologique.


Répondre à ces enjeux est aussi la mission portée par l’association Le Quart-temps paysan, créée en 2023 par deux étudiantes en agroécologie, Julie Dechancé et Léa Gotté. Avant un master à AgroParisTech, cette dernière s’est octroyée une année de césure en 2018 pour voyager dans plusieurs fermes en France, en Italie ou encore en Palestine. Partout, elle fait le même constat : « Beaucoup de paysans avaient des troubles musculosquelettiques, car certaines activités sont assez pénibles ; elles demandent d’être courbé, au ras du sol... »

Elle voit dans la polyactivité choisie une façon d’alléger le travail paysan des fermes bio qu’elle visite : « Les agriculteurs avec qui j’ai passé du temps ont besoin de bras pour les tâches les plus chronophages. Pour le désherbage des carottes, par exemple, qui sont généralement semées directement en pleine terre. Les maraîchers désherbent et éclaircissent à la main, et cela demande beaucoup de travail. Ils ont aussi besoin de soutien moral : travailler en groupe est à la fois plus rapide et plus convivial ; les paysans partagent leurs conditions de travail et la charge physique. » Aujourd’hui, l’association Le Quart-temps paysan travaille à rendre plus accessible la polyactivité agricole dans les fermes paysannes et espère pouvoir lancer sa première expérimentation avec une entreprise près de Lille en 2025.

De l’utopie à l’action

« Nous voulons développer le travail à la ferme pendant le temps de travail car c’est un changement structurel qui est nécessaire ! » prône Léa Gotté. Organiser collectivement le temps de travail orienté vers les communs demande de se pencher sur le cadre légal. Nicolas Revol, ancien ingénieur en aéronautique reconverti, et François Bodin, maraîcher de formation, gèrent ensemble la ferme de Gisy depuis maintenant deux ans. Ils ont pu s’installer à la suite d’un appel de la municipalité. Dès leur arrivée, ils souhaitent faire de cette ferme un espace ouvert mais se confrontent rapidement aux contraintes juridiques : « Nous avions créé à l’époque l’initiative “maraîcher d’un jour” pour permettre à des salariés de venir un jour par semaine travailler à la ferme, mais nous n’avons jamais pu le faire. Si les gens ne sont pas payés, il s’agit de travail déguisé. Donc, nous avons fini par lâcher l’affaire, jusqu’à ce que Les Ateliers Icare nous contactent. »

Si les participants sont pour l’instant bénévoles, inscrire cette pratique dans un cadre réglementaire fait partie de l’ambition des Ateliers Icare, comme d’autres structures plus récentes. « Avec le soutien de l’employeur, on pourrait par exemple imaginer libérer une partie du temps salarié contre une contrepartie, soutient Léa Gotté du Quart-temps paysan. Un peu comme les pompiers volontaires (qui représentent 80 % des pompiers en France, ndlr). Grâce à une convention, l’employeur perçoit des abattements fiscaux quand le salarié doit s’absenter. »

« Il y a un bien un service civique, pourquoi ne proposerait-on pas aux jeunes de passer six mois à un an dans une ferme ? »

Pour créer un cadre encore plus propice, Le Quart-temps paysan aimerait s’inspirer du cadre légal du « mécénat de compétences » qui permet à des entreprises de mettre les compétences de leurs employés à disposition d’une association. « Les fermes qu’on vise sont de petites fermes, non mécanisées, où l’on prend soin de la biodiversité ; comme les associations, elles poursuivent l’intérêt général. Nous voudrions que ces fermes puissent prétendre à ce type de volontariat sous certains critères, estime Léa Gotté. Si l’on veut changer d’échelle, on aura de toute façon besoin de travailler à un cadre légal plus ambitieux ! »

Pour le moment, les associations se débrouillent avec la réglementation actuelle. Avec le « prêt de compétences ou de main-d’œuvre » – un autre dispositif légal qui permet à une entreprise de mettre temporairement à disposition d’une autre entreprise un ou plusieurs de ses salariés pour une durée déterminée – Frédéric Berthelot espère trouver un terrain d’entente entre les différentes parties prenantes. « À partir du moment où l’on reste dans le cadre de la semaine de travail rémunérée, il y aura beaucoup plus de gens enclins à expérimenter », souligne-t-il.

Pour tendre vers cet objectif, il faudra selon lui impliquer toute la société, des retraités aux plus jeunes : « Il y a un bien un service civique, pourquoi ne proposerait-on pas aux jeunes de passer six mois à un an dans une ferme pour participer à la vie collective et démocratique dans quelque chose d’utile ? » interroge-t-il. Sans oublier la durée pour laquelle les individus s’engagent dans une ferme car « avoir chaque jour une personne différente peut être difficile à gérer en termes de temps et d’énergie », confie Nicolas de la ferme de Gisy. Reste à savoir si ce projet de société, encore à ses balbutiements, réussira à se démocratiser pour accompagner « la transformation du secteur agricole conventionnel vers un système agroécologique régénérateur des terres et du vivant2 ». 

1. Le laboratoire TSM est une unité mixte de recherche qui associe le CNRS et l’université de Toulouse Capitole. 

2. Voir dans Bascule n°3, « Pour un nouveau rapport au travail : expérimenter la polyactivité », Les Ateliers Icare, 2023. 

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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