Hors-série : Libérer le temps

Patricio Guzmàn : Soigner le temps des commencements

Dans ses documentaires, le réalisateur Patricio Guzmán télescope les mémoires et les blessures qui ont meurtri son pays, le Chili. Une œuvre qui se fait aussi bien ode sensible que remède à l’oubli, à laquelle les ­philosophes David Gé Bartoli et Sophie Gosselin rendent ici hommage.

Patricio Guzmán filme la matière du temps qui se dépose en un lieu, en un geste, et qui fait trace. Il fait des documentaires pour prendre soin des corps et des disparus, pour donner une consistance à son pays natal, le Chili, dont la chair a été balafrée et les liens rompus. Avec Nostalgie de la lumière (2010), Bouton de nacre (2015) et La Cordillère des songes (2019), le réalisateur soigne au moment même où il réveille la blessure et dénonce la violence qui l’a provoquée. Il retisse une mémoire pour qu’un peuple puisse à ­nouveau partager une communauté de destin.

Guzmán ne fait donc pas que rappeler les traumatismes et effondrements successifs dont ce pays a été le théâtre sanglant : ceux du coup d’État de 1973 par ­Pinochet qui mit un terme à l’espoir révolutionnaire soulevé par l’arrivée au pouvoir de ­Salvador ­Allende, ceux du pillage industriel, de l’exploitation des terres et de l’asservissement des pauvres, ceux de la colonisation et de l’extermination des indigènes. Le cinéaste redonne aussi vie aux traces oubliées en les faisant dialoguer à travers le temps. Il réincarne les corps et les voix de celles et ceux qui se sont soulevés pour chanter la possibilité d’une espérance commune. 

Dans les interstices du temps social, politique et historique, Guzmán réveille le spectre d’un autre temps, temps de la survivance et de la renaissance. Il se met en quête de l’absent, du spectre et des traces qui persistent à même la matière du paysage : os, ­gravures sur roche, boutons, photos, sable, eau, lumière. Le paysage se met à parler et nous raconte, au fil des documentaires, à travers les liens et ­correspondances qu’ils déplient et articulent, le récit des résonances dont il est chargé.

Un bloc de quartz de 3 000 ans retrouvé dans le désert d’Atacama et qui porte en son sein une goutte d’eau. Deux temps se croisent et se superposent : la cristallisation de 3 000 ans et la fragilité de la vie qui persiste dans cette goutte d’eau. Une résonance a pris forme et entre en écho avec d’autres, par analogie : les motifs peints sur les corps des indigènes de Patagonie et les constellations d’étoiles de l’Univers en expansion, la violence du coup d’État du général Pinochet et l’explosion d’un quasar, ce noyau de galaxie, l’usine où les colons exploitaient ouvriers et Indiens jusqu’à la mort et le camp de concentration de la dictature où l’on torturait et exterminait les résistants politiques, l’archipel d’îles de la Terre de Feu et la poussière d’étoiles, les gouttes de pluie de la forêt et les billes de verre de son enfance, le ruissellement de l’eau et les chants des mouvements aquatiques appris par les indigènes à l’anthropologue, les vagues de la mer et les écoulements de sable du désert, ou encore les plis de la montagne et les pavés de Santiago où sont gravés les noms des disparus sous la ­dictature. 

C’est ainsi que les fibres d’une mémoire commune s’enchevêtrent et déplient un paysage multidimensionnel. Dans les plis de la terre, dans les interstices du temps chronologique, les documentaires font surgir une mémoire pathique qui laisse passer des émotions et prend soin des corps en souffrance. Temps de la fin, du deuil et de la disparition, mais aussi temps de l’émergence et de la vie qui réapparaît : la mémoire ouvre au temps du passage et de l’épreuve sensible. De ce point de vue, les documentaires de ­Guzmán touchent à une dimension cosmique d’ordre mythique, moins au sens d’un récit légendaire que pour exprimer l’épreuve d’une transformation ­salvatrice, réparatrice : une re-naissance. Celle-ci se dit à travers les images de la naissance de l’Univers, de l’apparition des astres et des planètes qui constellent le ciel autant que la peau des ancêtres. Soigner le temps des commencements, c’est offrir une inscription aux traces, images et corps, pour qu’ils ­persistent à habiter notre monde. Autant d’étoiles lointaines, autant d’ancêtres et de nouveau-nés, qui nous permettent de cheminer et d’écrire de nouveaux récits.

Nostalgie de la lumière

Une surface avec une tache brune et un ciel bleu sans nuage, d’une pureté telle que des télescopes y regardent le ciel en permanence. C’est le désert d’Atacama, au Chili. 

Au pied de ce désert aride, la ville de son enfance : une maison avec un poêle, des rideaux, des pots en verre pleins de fruits au sirop, une icône religieuse. Tout semble en place et comme suspendu. Des petits rituels qui conservent le temps, au chaud, près des siens. Et sa passion pour l’astro­nomie : regarder la lumière se propager dans le ciel et voyager dans le temps. Ce lointain nous invite à imaginer les origines du monde : Nostalgie de la lumière

Et puis, soudain, tout craque : cris, bombardements, hommes armés dans la rue. Un coup d’État. La dictature éclipse les rêves d’une jeunesse portée par les transformations d’un socialisme émancipateur. Le ­Chili tourne une page, avec violence et cruauté. Et la détresse de ne plus rien voir arriver, de ne plus revoir des parents ou des amis, opposants au régime, pas même les restes de leurs corps. Disséminés ça et là dans ce désert si vaste. Le monde de Patricio s’écroule, ses espoirs aussi. 

Au même moment, une autre explosion ravive le ciel de son enfance : un quasar explose. Après la révolution historique ­d’Allende, interrompue brutalement, c’est une révolution cosmique qui semble prendre le relais. Cette révolution est une relève, un lointain qui porte l’aura des disparus. Les restes refont surface et étoilent le Chili et la Terre entière. 

Ce lointain, Patricio va en chercher les traces dans les os des cadavres dans le désert, dans les dessins des peuples précolombiens inscrits sur les roches, dans les photos des ­Amérindiens mis de force au travail pour construire routes et rails, dans les étoiles et la diffusion de la lumière elle-même. 

Remonter le fil des traces, c’est recomposer les fibres du temps qui se sont rompus, c’est repriser un tissu qui à nouveau peut faire du commun. Donner ainsi consistance à une communauté de destin : faire mémoire pour prendre soin des corps en souffrance.

« Je suis convaincu que la mémoire a une force de gravité. Elle nous attire toujours. Ceux qui ont une mémoire peuvent vivre dans le fragile temps présent. Ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part. » C’est par ces mots que ­Patricio ­Guzmán clôt son documentaire. 

Dans l’intervalle des témoignages, des archives, des matières et des gestes mis en résonance, les disparus réapparaissent pour se faire lumière. C’est la correspondance entre la poussière d’os et la poussière d’étoiles, toutes deux constituées de la même matière, du calcium, qui résiste à la complète annihilation. Et c’est la rencontre entre ces femmes recherchant désespérément des bouts d’os sur le sol désertique et les astronomes scrutant inlassablement l’apparition de nouvelles étoiles, qui redonne espoir et naissance à de nouveaux êtres. Car « je pense que nos racines sont là-haut, au-delà de la lumière ».


Bouton de nacre 

Selk’nam, Yamana, Kawésqar : peuples de l’eau, habitants nomades de la Terre de Feu située à la pointe du Chili, là où la terre se recouvre d’eau, là où l’océan se désagrège dans les terres et où les terres s’imbibent de rivières. Limites mouvantes entre les matières, entre les temps, entre le monde d’en haut, le nôtre, et l’infra-­monde, celui des ancêtres, celui des forces telluriques. Le Chili : un pays liminaire, entre ciel et terre, entre océan et rivières, entre corps et esprits, entre histoire et mythe.

C’est un pays composé de paysages contrastés. C’est aussi un pays animé par des violences, des cruautés, des oublis planifiés. Mais, même infimes, des traces témoignent. Le paysage parle, par apparitions : par blocs de temps et par blocs d’affects.

Des traces de vie, presque totalement cristallisées et pourtant là, prêtes à refaire surface si l’on y prête attention. Tel ce bloc de quartz de 3 000 ans, retrouvé dans le désert d’Atacama, dans lequel se trouve enfermée une goutte d’eau, attendant sa délivrance, pour redonner vie. Cette goutte d’eau est comme un spectre qui hante la matière de l’histoire et auquel un affect peut à tout moment redonner corps.

Selon Guzmán, « Quand l’eau bouge, c’est que le cosmos intervient ». C’est pourquoi, de partout, l’eau crépite, crisse, tombe, éclabousse, se met à chanter. Et lorsque l’humain se met à son écoute, c’est lui qui se laisse chanter par l’eau, pour que des sons modulés vibrent en lui rendant sensible le spectre des temps qui animent le cosmos. Guzmán nous invite à avoir de l’égard pour ce qui nous entoure et nous compose. Car « tout dialogue avec tout. L’eau et les rivières avec les plantes. Les brisants, le désert, les pierres, les étoiles. Tout est une grande conversation, un grand échange de regards », comme dit le poète chilien Raúl Zurita. 

Cette communication des forces cosmiques, les Indiens de Patagonie en faisaient sans cesse l’expérience, eux qui constellaient leur peau d’astres lointains. Mettre en lien, nouer des relations : faire monde. 

Il suffit de mettre en lien deux boutons pour que deux temps se mettent à résonner : c’est l’histoire étourdissante du capitaine FitzRoy qui, en échange de boutons de nacre, embar­que en 1830 sur son navire pour l’Angleterre cet « indigène » rebaptisé pour l’occasion ­« Jemmy ­Button », et un bouton incrusté dans un rail rouillé, indiquant qu’un corps d’opposant politique à la dictature y a été attaché, jeté probablement à la mer par ­hélicoptère.

Les temps résonnent aussi dans la photo des indigènes exterminés par les colons et dans les voix des survivants que la dictature a voulu tuer, faire taire ou exiler dans des camps. 

Guzmán rapièce les morceaux d’un pays qui s’est décomposé en voulant effacer les traces d’un monde de l’eau : ce temps des anciens qui donne consistance aux temps nouveaux.

Cordillère des songes

Une barre rocheuse contre laquelle s’appuie Santiago du Chili : c’est la Cordillère des Andes. Majestueuse, elle impose sa puissance, son temps immémorial. Les urbains ne la voient pas d’un bon œil : trop haute, trop dure. Elle est pour eux une barrière naturelle, infranchissable. Elle figure sur les cartes d’État, dans le métro et sur les boîtes d’allumettes. Mais les Chiliens ne savent pas comment l’accueillir autrement. Cette montagne semble vouée à disparaître derrière les tablettes d’écrans, les gratte-ciel, le flux incessant des voitures et marchandises : règne du capitalisme et du développement économique prôné par Pinochet et mis en œuvre sous la tutelle de l’école ultralibérale de Chicago pendant la dictature.

Pour cela, il a fallu extraire des minerais, zébrer le paysage d’une résille infrastructurelle pour acheminer par rail et produire. Laisser ainsi aux multinationales le soin de piller, d’exporter, de marchander un patrimoine inestimable. Jusqu’à rendre sa propre terre inhospitalière.

La dictature, c’est l’expropriation des terres et l’exil pour les opposants. Guzmán ne reconnaît plus son pays natal. Il se sent comme étranger. Il n’arrive plus à faire de cette montagne « une cordillère des songes ».

Alors, il franchit les nuages pour redonner consistance aux choses qui l’entourent : un sculpteur grave de ses mains la pierre, un vulcanologue refait monter à la surface les forces telluriques contenues dans la terre, un documentariste filme les manifestations politiques et sociales de ses camarades depuis 1973. Pour se souvenir et habiter les lieux. 

­Pablo ­Salas, caméra en main, comme ­Patricio Guzmán, filme obstinément le courage des opposants, ce que lui, l’exilé, n’a pas pu faire pendant toutes ces années. ­Pablo collecte sur ses bobines, ses cassettes, le tumulte de la vie. Il foule le sol, ces pavés taillés dans la cordillère, pour faire réémerger les pas de ceux qui ont été réprimés par la force, voire ­torturés. Des plaques de commémoration jonchent le sol : un nom et un âge, 25 ans, 16 ans. Plus loin, des photos jaunies sur un mur : des « disparus ».

Mais ce sont aussi des luttes pour ne pas oublier : par petits groupes, par centaines, par milliers, des hommes, des femmes avec un enfant, une rose à la main, debout, assis, à genoux, les bras levés face à la brutalité de l’armée ou de la police.

Les soulèvements sociaux communiquent avec les soubresauts terrestres qui, depuis des millénaires, ont donné forme à ces paysages montagneux. Laisser ainsi se stratifier des temps historiques et géologiques. Et rêver. 

Rêver aux puissances de métamorphose qui redonnent vie aux peuples et couleur aux paysages. Telle une météorite qui, par le récit d’une mère, enrichit à nouveau le sol et le ciel de la Terre-Mère : y récupérer son enfance

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