Lors de sa première pêche, il avait 6 ans. Aujourd’hui, Laurent Merlin a une quarantaine d’années de plus, et il travaille toujours sur le bateau de son enfance, celui de son père et de son grand-père avant lui. Le Laurent-Geoffrey, un fileyeur turquoise et blanc de 12 mètres amarré à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). Un petit bateau de pêche artisanale comme les trois quarts des navires de la flottille française, selon les chiffres de la Commission européenne.
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Si les pêcheurs artisans, comme lui, restent majoritaires en France, leurs effectifs s’effondrent. « La baisse est continue depuis 2002, souligne l’Observatoire prospectif des métiers et des qualifications de la pêche (Ocapiat). Mais on voit une aggravation rapide de la tendance. » En 2021, 1 746 emplois ont été perdus dans la pêche, soit un emploi sur dix. 90 % de ces pertes sont subies par les petits pêcheurs artisanaux. « En 2010, on était encore environ soixante fileyeurs à Boulogne-sur-Mer », décrit Laurent Merlin. Aujourd’hui, ils sont une quinzaine à garder péniblement la tête hors de l’eau. Sur le port, les stands de poissons ferment les uns après les autres. Dans le département voisin, la criée de Dunkerque (Nord) a fermé définitivement ses portes en 2020.
Rien dans la Manche
Les marins pêcheurs pâtissent de l’inflation qui a fait grimper les factures de carburant, des réductions de zones de pêche, notamment liées au Brexit. Les poissons des côtes françaises ne sont pas non plus les plus appréciés par les consommateurs qui préfèrent le saumon ou le thon. Mais pour Laurent Merlin, la principale préoccupation reste la diminution de la ressource en mer.
Son père naviguait dans la Manche pour capturer du cabillaud. Lui n’en pêche plus depuis longtemps. Ici, l’espèce a quasiment disparu. « Pareil pour le bar, ça fait deux ou trois ans qu’il n’y en a plus », explique le marin pêcheur qui tente de s’en sortir avec la sole. L’année dernière, 10 tonnes de ce poisson ont terminé dans ses filets. En 2018, il en pêchait 40 tonnes. Pour trouver du poisson, il part plus loin, à 20 voire 30 kilomètres des côtes. « Mais on use le moteur, on dépense plus de gazole alors que le prix augmente. » Il a aussi investi dans des casiers pour attraper des crabes, des bulots ou des homards dont les quantités s’amenuisent elles aussi. Tous ces efforts mis bout à bout lui permettent de s’en sortir. « Mais moins bien qu’avant en faisant beaucoup plus d’heures et en étant plus contrarié. »
Ce 11 juillet, il observe, crispé, une carte sur le site « MarineTraffic ». Elle permet de suivre le trajet des bateaux de pêche à travers le monde. « Dans la Manche, on est envahi par la pêche industrielle », commente Laurent Merlin. Cette semaine, au moins sept navires industriels pêchent sur sa zone. Ce sont des chalutiers français, hollandais et anglais qui utilisent la « senne danoise ». Ces dernières années, cette technique s’est largement développée dans la Manche, notamment pour pallier l’interdiction de la pêche électrique en 2021 par l’Union européenne. Cette dernière était jugée trop dévastatrice pour les milieux marins. Sa remplaçante n’est pas de grande vertu écologique non plus.
La technique de la senne danoise consiste à déposer un vaste filet sur le fond, relié à deux câbles qui vibrent et soulèvent les sédiments, ce qui rabat les poissons vers le centre du filet. « Quand on passe après eux, il n’y a plus rien, c’est désertique », décrit le pêcheur boulonnais. Selon les calculs de Bloom, une ONG de défense des océans, cinq bateaux de ce type peuvent ratisser l’équivalent de la superficie de Paris en journée. Dans la Manche, 75 senneurs sont en activité. « Ils sont en train de tout vider, estime Laurent Merlin. De mi-juin à mi-juillet, ils n’étaient pas là, le sol était reposé, on a bien pêché. Ils sont revenus et immédiatement les prises de soles ont été divisées par deux. »
Derrière la pêche industrielle, une crise socio-écologique
En France, comme dans de nombreuses régions du monde, la mer fait vivre et nourrit des communautés entières. Au-delà, l’écosystème océanique joue un rôle crucial de régulateur écologique et climatique au niveau planétaire. « Tous les êtres humains dépendent, directement ou indirectement, de l’océan », rappelle le Rapport spécial du Giec sur l’océan et la cryosphère publié en 2019. En Europe, l’état des mers est « globalement mauvais », alerte l’Agence européenne pour l’environnement. La situation est jugée « problématique » dans 84 % des zones étudiées. La pêche en est la première responsable, devant le réchauffement climatique et les pollutions selon le panel intergouvernemental d’experts sur la biodiversité (IPBES). Mais toutes les pêches ne sont pas responsables de la même manière.
« Cette pêche intensive a des impacts sur la chaîne alimentaire et les pêcheurs artisanaux qui ne sont pas pris en compte. »
Les chercheurs du programme TransiPêche, qui associe différentes structures de recherche dont AgroParisTech, ont analysé les performances environnementales de différents types de pêche. Par exemple, les flottilles côtières de moins de 12 mètres utilisant les arts dormants (lignes, filets, casiers) – soit 46 % de la flottille, dont le bateau de Laurent Merlin – « ont globalement un bon bilan environnemental », concluent les scientifiques. À l’inverse, les chaluts et sennes de fonds hauturiers et industriels de plus de 12 mètres sont responsables de 73 % de l’abrasion des fonds marins, 57 % des émissions carbone et 50 % des captures de juvéniles alors qu’ils sont minoritaires avec 34 % des captures et 12 % des navires. Cette mauvaise performance environnementale est couplée à une mauvaise performance sociale : « Pour 1 000 tonnes de poissons produits, ces chalutiers génèrent de l’ordre de trois fois moins d’emplois que les flottilles côtières utilisant les arts dormants. » L’industrialisation de la pêche génère une casse environnementale et sociale convergente.
Le gotha des quotas
« Le développement de la pêche industrielle s’explique en grande partie par le système de répartition des quotas de pêche », explique l’association de pêcheurs Pleine Mer qui défend la petite pêche durable. Chaque année, l’Union européenne fixe des limites de captures à ne pas dépasser par zones de pêche et espèces de poissons en suivant plus ou moins les recommandations scientifiques. La France répartit ensuite ces quotas entre les « organisations de producteurs » (OP). Ces dernières sont censées les distribuer à leurs pêcheurs adhérents selon les règles de la politique commune de la pêche de l’Union européenne qui prévoit des « critères transparents et objectifs » prenant en compte « les aspects environnementaux, sociaux et économiques ». Les plans de gestion des quotas établis par les organisations de producteurs sont des documents accessibles. En principe. Ils sont « communicables » a confirmé la Commission d’accès aux documents administratifs, saisie par l’ONG Bloom en août 2023. Mais ils sont toujours restés confidentiels et sont accusés par les ONG comme les artisans de défavoriser la pêche artisanale et l’environnement.
La principale organisation de producteurs française s’appelle le From Nord, basé à Boulogne-sur-Mer. Il reçoit plus de 40 % des quotas français. Sur certaines espèces, il a le monopole : 98,6 % du quota français de hareng en 2024, 100 % du merlan bleu, 84 % du lieu noir, etc. Le tout est réparti entre ses 154 navires adhérents, basés sur un vaste territoire allant de Dunkerque à Hendaye. Les règles de cette répartition sont opaques. Sollicité, le From Nord n’a pas souhaité répondre à nos questions. Il est néanmoins possible de faire des estimations sur la base des informations publiées sur son site : 70 % de la production du From Nord est réalisée par sa flotte hauturière composée de neuf navires géants appartenant à des multinationales de la pêche. Ces derniers représentent 6 % des adhérents du From Nord et 0,1 % des navires de pêche de français mais ils s’octroient la part du lion. Et ils occupent aussi les places les plus stratégiques au sein de l’organisation.
Cette dernière est présidée par Florian Soisson, directeur de la Compagnie des pêche de Saint-Malo, un armement qui vient d’acquérir le plus grand chalutier pélagique de France, l’Annelies Ilena. Long de 144 mètres, il est capable de pêcher 400 tonnes de poissons par jour – soit l’équivalent d’une dizaine de fileyeurs en une année – les bonnes années. Outre ces fonctions, Florian Soisson est également vice-président du Comité national des pêches, une organisation professionnelle chargée de représenter les intérêts des pêcheurs français. Les artisans – majoritaires en mer – sont minoritaires au sein de cette instance. À l’échelle au-dessus, au niveau européen, ils sont complètement absents.
Des méga-chalutiers près des côtes
« On n’est défendu par personne », juge Laurent Merlin. Adhérent du From Nord, le pêcheur artisan reçoit chaque année des miettes de quotas qu’il n’arrive même plus à pêcher en raison de la raréfaction du poisson. « On n’a aucun poids face aux gros de l’OP », décrit-il. Parmi eux, on trouve par exemple l’entreprise France Pélagique, propriétaire de deux chalutiers pélagiques de plus de 80 mètres, le Scombrus et le Prins Bernhard. Cette flottille vise les poissons-fourrage abondants et peu ciblés par les artisans qui peineraient à les commercialiser. La technique de pêche, avec des filets géants en pleine mer, est moins destructrice pour les fonds que les chalutiers démersaux. « Ces bateaux ont aussi un bon rapport CO₂, assez peu de captures juvéniles ou accidentelles, souligne Didier Gascuel, professeur en écologie marine à Agrocampus Ouest à Rennes. Cela étant dit, ce que pêchent ces bateaux, c’est le maillon intermédiaire entre le zooplancton et les prédateurs qui sont pêchés par la pêche artisanale. Cette pêche intensive a des impacts sur la chaîne alimentaire et les pêcheurs artisanaux qui ne sont pas pris en compte. »
« Nos navires ne sont pas en concurrence avec les petits navires, ils pêchent des espèces différentes dans des zones différentes », insiste l’armement France Pélagique dans son dossier de presse. Selon les images satellites analysées et publiées par l’ONG Global Fishing Watch, ces deux bateaux ont néanmoins une activité de pêche régulière en Manche dans la zone côtière. Ils ont été suivis cet hiver par le compte X « Trawl Watch France », créé par l’ONG Bloom et basé sur les données publiques du trafic maritime. Par exemple, entre le 26 novembre et le 2 décembre, le Prins Bernhard comptabilise 79 heures de pêche dont 94 % dans la zone côtière – là où travaillent les artisans. À cette époque de l’année, il capturait du hareng. Dans la nuit du 28 et 29 novembre, selon l’ONG, le Prins Bernhard en aurait pêché 100 tonnes en 30 minutes quand les pêcheurs du coin ramènent difficilement quelques dizaines de kilos après des marées de plusieurs heures.
Laurent Merlin, le pêcheur boulonnais, ne pêche pas de hareng mais ce déséquilibre des forces « le rend fou ». Et il s’interroge : « Nous on pêche du bar qui est dans la même zone que le hareng parce que c’est sa nourriture. Quand ces bateaux placent leurs filets gigantesques, je ne pense pas que ce soit marqué “bar interdit” ! » Selon France Pélagique, ses navires sont des « fleurons technologiques » qui permettent de pêcher les bonnes espèces à la bonne taille. Laurent Merlin, lui, ne voit plus de bar dans ses filets.
Les Hollandais volants
Les chalutiers pélagiques industriels de plus de 40 mètres – comme le Scombrus ou le Prins Bernhard – sont une ultra-minorité en France (0,3 % des navires) mais ils pêchent 16 % de la production nationale, selon les données du programme TransiPêche. Ils accaparent autant de quotas – avec des conséquences encore mal comprises pour les écosystèmes – pour faire principalement du surimi ou du poisson à bas coût pour l’export. Cette activité génère peu de valeur ajoutée : 0,3 euro par kilo de poisson contre 3,1 euros pour un petit fileyeur. Sous capitaux hollandais, l’armement qui gère le Scombrus et le Prins Bernhard, France Pélagique, a enregistré des résultats nets négatifs en 2020, 2021 et 2023 selon le site Pappers.
Mais il bénéficie largement de subventions publiques. « Ces bateaux ne sont rentables que de manière artificielle, explique Didier Gascuel, le scientifique. Leur intérêt est surtout d’assurer de gros volumes de production, peu variables, qui garantissent une continuité d’approvisionnement à bas coût pour le marché international et la grande distribution. » Le tout en embauchant une poignée de marins : 2 emplois pour 1 000 tonnes de pêche, contre 37 emplois pour le même volume capturé par de petits fileyeurs. « Ces grands chalutiers pélagiques ont une performance économique et sociale désastreuse », souligne l’étude de TransiPêche.
Geoffroy Dhellemmes, directeur général de France Pélagique, « ne partage pas cette analyse », arguant, entre autres, que son entreprise contribue à la balance commerciale de la France ou que ses navires « plus spacieux » offrent de meilleures conditions de travail aux marins. « Par exemple, c’est une condition essentielle pour permettre la féminisation du secteur, car la présence de femmes à bord suppose de pouvoir offrir aux équipages des cabines, des douches et des toilettes séparées – ce qui nécessite évidemment de l’espace. »
Convergence des luttes
« La présence en Manche de navires de grande taille suscite des inquiétudes, sur la base de fantasmes et d’une méconnaissance de nos activités réelles », poursuit le directeur de l’armement qui convie les artisans à monter à bord de ses bateaux pour « voir la réalité ». Il craint que la « désunion » déstabilise le secteur de la pêche. « C’est notre plus grande faiblesse. »
À Boulogne-sur-Mer, les artisans, eux, multiplient les actions contre la pêche industrielle. « On a fait plein de trucs, des grèves, on a bloqué des ports, mais maintenant qu’on n’est plus qu’une dizaine, ça devient dérisoire », décrit Laurent Merlin, le pêcheur boulonnais. Ce mois de juin, Karima Delli, élue EELV des Hauts-de-France, a tenté – en vain – de faire voter un vœu en conseil régional pour « sauver et créer des emplois durables dans la petite pêche côtière en même temps que l’environnement ». Une convergence des luttes qui peine à enthousiasmer Laurent Merlin. « On n’est défendu par personne à part les écolos, c’est malheureux quand même parce qu’au fond on sait bien qu’ils sont contre les pêcheurs », estime-t-il. Parfois, son fils monte à bord du Laurent-Geoffrey. « Il aime bien, c’est dans le sang », décrit le pêcheur. Mais il ne sera pas pêcheur. « En tout cas, moi, je ne vais pas transmettre à mon fils cette cause perdue. »
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