A compléter

Les pirates, bandits sociaux et solidaires?

Une entreprise où l'intégralité des bénéfices est distribuée aux travailleurs qui possèdent collectivement l'ensemble des moyens de production, où l'échelle des revenus va de un à cinq en comptant large. Une entreprise où l'on embauche sans discrimination de sexe, de race ou de religion, où les accidents du travail sont indemnisés, les vieux et les veuves pris en charge. Une entreprise, enfin, où les dirigeants sont élus et révocables par les travailleurs, où toutes les décisions importantes sont soumises au vote. Benoît Hamon en rêve, les pirates l'ont fait voilà quatre siècles !

Faisons fi des Dysneylanderies JackSparresques et autres RobertLouisStevensonnades de meilleur aloi. Oublions le grand-guignol hollywoodien dont on nous rebat le tricorne ainsi que les aventures qui donnaient des frissons exotiques aux jeunes lecteurs du siècle de la machine à vapeur. Le pirate du Grand siècle n’est pas seulement homme à se laisser pousser la barbe « jusqu’aux yeux, à l’entortiller en petites nattes à l’aide de rubans (...) et à l’enrouler autour de ses oreilles (et) pendant l’action, (...) fixer sur les bords de son chapeau deux mèches allumées qui, brûlant de chaque côtés de son visage au yeux féroces, en faisait une figure si épouvantable que l’imagination ne saurait concevoir une Furie de l’Enfer sous un aspect plus terrifiant » (1). Il n’y a qu’un seul Barbe-Noire.


 Pirate, un emploi d’avenir

À l’époque, trois types de navires croisent en haute mer, les civils, marchands et pêcheurs, les militaires et les pirates. Le pirate se recrute d’abord chez les marins issus des deux autres, lassés des mauvais traitements et des injustices vécues à bord. Au premier rang desquelles le non-versement de salaires de misère. Quand un matelot anglais touche une petite livre sterling chaque mois, certains flibustiers peuvent en dépenser plusieurs milliers en femmes et litres de guildive dans les tavernes des frères de la côte !

« Et vous, capitaines, officiers et marchands qui, par votre sévérité brutale envers vos équipages, que vous invitez par la désertion à devenir forban dès que vous êtes dans ce pays, les traitant comme des esclaves et les nourrissant moins bien. Ayez plus d’attention sur votre conduite qui vous rend responsable de notre mort ». Voilà quelle harangue un pirate dominguois, la corde au cou, pouvait lancer à la foule, avant de s’élancer lui-même de l’échafaud. Bien souvent, après un abordage, les marins du bateau arraisonné s’engagent joyeusement aux côtés des bandits.

Contrairement à une idée reçue, largement diffusée par les pirates eux-mêmes qui espèrent ainsi échapper au bourreau après leur arrestation, les recrutements de force ne sont pas courants chez les pirates. La presse reste l’apanage de la marine de guerre. Cela dit, il n’est pas rare que certains spécialistes essentiels au bon fonctionnement du bateau (pilote, charpentier ou chirurgien) soient contraints de s’engager.

D’autres capitaines réquisitionnent également des musiciens. Moins barbares que le veut la légende, les pirates partent parfois à l’abordage en musique, de même qu’ils ne rechignent pas à prendre leur repas au son du violon ou de la trompette. Quant au maître-coq, c’était en général un pirate mutilé ou trop âgé qui ne participait plus au combat.

Sous le Jolly Roger, « bannière du roi de la mort », on trouve aussi, mais dans une moindre mesure, des colons ruinés, quelques boucaniers et autres coupeurs de bois de Campêche (2) chassés par des Espagnols jaloux de leurs prérogatives (3), des Noirs et même des femmes. C’est le bateau pirate pour tous !

 
Le vaisseau pirate, une ESS entreprise

Les règles à bord sont contenues dans un document signé par tout l’équipage : la charte-partie ou chasse-partie. Ce texte s’inspire du « contrat au tiers » de la flotte marchande, qui prévoit de répartir les profits entre les armateurs, les victuailleurs qui fournissent armes et matériel et les officiers qui avancent la maigre paie des marins. Sur un bateau généralement volé, les pirates sont tout cela à la fois et, sous le contrôle du quartier-maître, le partage du profit, des « prises », est relativement égalitaire. Chaque homme d’équipage reçoit une part égale. Et si des parts plus importantes reviennent au capitaine, au quartier-maître et aux spécialistes, le double ou le triple en général, les officiers n’ont pas de cabine personnelle ni d’autre privilège d’aucune sorte.

De nombreux articles de la chasse-partie règlent encore la solidarité entre marins ou la distribution scrupuleusement égalitaire de nourriture et de liqueurs. Elle instaure surtout un gouvernement original du navire en accordant une place prépondérante à la délibération collective du conseil de bord. Le vaisseau pirate est bien une Scop comme les autres.

La solidarité entre pirates, qui permet d’indemniser des marins mutilés au combat, n’est pas une innovation des forbans. Dès le XVIème siècle, la caisse de Chatham mise en place par les corsaires Drake et Hawkins, prévoit de grasses indemnisations pour la perte d’un membre - jusqu’à 600 écus pour la perte du bras droit ou d’une jambe. Pour abonder la caisse de secours, l’équipage s’engage, toujours dans la charte-partie, à poursuivre la chasse jusqu’à réunir assez d’argent pour, au moins, indemniser les blessés. On attribue également une « part des morts », destinée aux héritiers connus du défunt ou à financer des messes à la mémoire des pirates tombés au combat.


Démocratie flottante

L’organisation quotidienne du navire et les choix de navigation dépendent largement de l’approbation de l’ensemble de l’équipage. L’élection du capitaine - qui n’est seul maître à bord qu’au moment de l’abordage - et celle du quartier-maître sont la règle. Cet exécutif peut être destitué à tout moment, pour lâcheté, cruauté ou incompétence. Les navires pirates sont autogérés.

Le personnage clé du navire est le quartier-maître qui règle, en dehors des combats, tous les aspects de la vie quotidienne des pirates ainsi que la désignation du groupe d’abordage ou la répartition des prises. Tribun de la plèbe pirate, il est le nécessaire contrepoids à l’autorité du capitaine et prévient d’éventuelles tentations autocratiques en défendant l’équipage. Mais seul le conseil est souverain.

Monde aux hiérarchies inversées, saturnales de tous les instants, l’univers forban est également saturé de jurons et de blasphèmes, sanctionnés dans les autres marines. Nombreux, bien souvent désœuvrés et jaloux de leur liberté, les flibustiers créent une contre-culture spécifique faite de loisirs et de coutumes qui forgent la légende pirate.


Good scop, bad scop

Certains libelles anonymes (4) et d’autres historiens plus sérieux (5) voient le bateau pirate, la « société » pirate, comme une contre société anticapitaliste, libertaire, prolétarienne et démocratique. Presqu’un communisme avant l’heure.

Pour Marcus Rediker, « en expropriant un navire marchand, les pirates s’approprient les moyens de productions maritimes et déclarent qu’ils sont la propriété commune de ceux qui travaillent à son bord. Ils abolissent la relation salariale qui se trouve au cœur du processus d’accumulation capitaliste. Au lieu de travailler pour des salaires en utilisant les outils et la machine (le bateau) possédés par le marchand capitaliste, les pirates dirigent le navire comme leur propre propriété, et partagent équitablement les risques de leur aventure commune ».

Lorsqu’on lui demande « d’où vient le navire ? », le pirate répond crânement: « de la mer ! ». Il ne se reconnaît d’aucune Nation. Si l’on en croit Daniel Defoe, la capitaine Bellamy s’adresse à un marchand en ces termes : « ... vous êtes un sournois petit morveux du même acabit que tous ceux qui se laissent mener au bout du nez par les lois qu’ont faites les riches pour leur propre sécurité, vu que c’est le seul moyen que ces poltrons ont trouvé pour défendre ce qu’ils ont accaparé en le volant (...) La seule différence entre eux et nous, c’est qu’ils volent le pauvre sous le couvert de la loi et que nous pillons le riche sous la protection de notre seul courage (...) Je suis un prince libre et j’ai autant le droit de faire la guerre au monde entier que celui qui a cent voiles sur mer ». Marx n’était pas encore né qu’un spectre hantait l’océan.

 Antisocial, partageux, débauché, rétif à l’autorité et parfois homosexuel, le flibustier a tout pour faire figure de révolté, voire de révolutionnaire. La Capitaine Johnson (Defoe toujours) révèle qu’il existe des « utopies pirates ». À Madagascar, un certain capitaine Misson et un dominicain défroqué du nom de Carracioli auraient fondé Libertalia, une commune libre pirate, sans propriété privée ni monnaie. Précisons tout de suite que son existence est sujette à caution, il s’agit fort probablement d’une invention de Defoe, personne n’a trouvé trace de cette utopie. Mais elle a nourrit l’imaginaire de libertaires en mal de folklore.

Bien qu’ils incarnent une menace évidente contre l’autorité royale, les pirates ne constituent pas une communauté unie dans la lutte permanente pour le renversement de l’ordre dominant. Lorsqu’une guerre éclate entre les puissances européennes, le pirate n’hésite pas à se faire corsaire et à donner une bonne part de son butin au Roi. On ne compte plus les pirates qui ont profité des nombreuses lois d’amnistie pour se ranger. Et en temps normal, ils vendent leurs marchandises volées aux Nations, par l’intermédiaire de gouverneurs dont ils partagent parfois la table. Les premiers profiteurs de la contrebande et du recel sont toujours les marchands et les bons bourgeois.

Le gouverneur de Caroline aurait entretenu un commerce régulier avec Barbe-Noire et aurait même célébré son dernier mariage (6). Le flibustier protestant Abraham Duquesne finit marquis et lieutenant-général des armées navales de Louis XIV. Henry Morgan, célèbre d’entre les célèbres, devient gouverneur de la Jamaïque, mène la lutte contre la piraterie, fait pendre un certain nombre de ses anciens camarades et est anobli pour l’ensemble de son œuvre. Comme propagande par le fait on a vu mieux... Mieux vaut ranger le pirate du côté des amateurs de grisbi que de l’autogestion. Plutôt Mesrine que Bakounine.

Sociaux et solidaires, les pirates le sont par nécessité, mais ils n’en restent pas moins des bandits. Certes marginale, critique et parfois menaçante, l’entreprise flibustière, comme l’ESS, s’insère néanmoins dans l’économie dominante, sans jamais la remettre en cause. Elle avance en tanguant, à l'instar du pirate claudicant qui, une fois à terre, croit toujours devoir tromper le roulis.
 

(1) Daniel Defoe, alias Capitaine Charles Johnson, Histoire générale des plus fameux pyrates, T.1, Libretto, 2010.

(2) Les «coupeurs de bois de Campêche» grossissent à leur tour les rangs des pirates. A l’instar des boucaniers, ils vivent en bonne communauté avec les indiens et sont pourchassés par les Espagnols.

(3) Les «prérogatives espagnoles» et portugaises sur les terres nouvelles sont octroyées par la bulle Inter Caetera du pape d’origine espagnole Alexandre VI Borgia, en mai 1493. Et en vertu du traité de Tordesillas du 7 juin 1494, le Nouveau Monde se divise en deux catégories: l’espagnole à l’ouest d’un méridien situé approximativement à 46° 37' ouest, et la portugaise, à l’est. Les autres nations, exclues du partage, favorisent alors piraterie et contrebande.

(4) Collectif Do or Die Bastions pirates, Une histoire libertaire de la piraterie, Petite bibliothèque d’Aden, 2005

(5) Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, Libertalia, 2008.

(6) Jean-Pierre Moreau, Pirates au jour le jour, Tallandier, 2009.

Article à retrouver dans le numéro 1 de Socialter, rubrique « Anachronique » pages 94 à 97.

 

(Photo © Mwanasimba)
(Photo © Howard Pyle)
(Photo © Mead Schaeffe)
(Photo © Space Ninja)
(Photo © Ji-Elle)


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