Migrations et changement climatique

Norvège : le peuple Sami en lutte pour sa survie

L’éleveur Reiulf Aleksandersen se tient devant ses rennes après les avoir nourris, à quelques kilomètres du parc éolien de Kvaløya.
L’éleveur Reiulf Aleksandersen se tient devant ses rennes après les avoir nourris, à quelques kilomètres du parc éolien de Kvaløya. Photographies : Vegard Stien

En Norvège, là où les Samis – peuple autochtone de tradition nomade – sont les plus nombreux, les projets industriels fusent : ligne de chemin de fer, extraction minière, parcs éoliens… Aujourd’hui, leur culture est menacée de disparaître, tant par la prédation des États et des entreprises qui empiètent sur leurs terres que par les changements climatiques, encore plus rapides dans les régions polaires.

Entre les massifs montagneux enneigés de l’île norvégienne de Kvaløya, au nord du cercle polaire arctique, se repose tranquillement un troupeau de rennes épars qui appartient à l’éleveur sami Per Kitti. Âgé de 73 ans, il habite une petite maison de bois et de tôle abîmée par le temps, qui contraste non seulement avec les modernes pavillons blancs bordant la route, mais détonne aussi par le regroupement de rennes tout autour de sa demeure. « Le voisinage se plaint de la proximité avec les rennes, en particulier des excréments près des habitations », ajoute en arrivant sur les lieux le professeur de droit de l’université de Tromsø, Øyvind Ravna, né d’une mère norvégienne et d’un père sami, qui soutient l’éleveur lors de ses litiges avec le voisinage. Per est pourtant là depuis soixante ans.

Reportage à retrouver dans notre numéro 52 « La joie malgré les défaites ». 

En 1923, sa grand-mère était la première à s’installer sur les montagnes liliales de Kvaløya, alors que la Norvège et la Suède interdisaient encore aux Samis de traverser leurs frontières. Cette relégation a en effet signé la fin de la transhumance pour certaines familles : « Nous avons appris aux rennes à rester au même endroit. Ça n’a pas été facile de les retenir, au début, mais aujourd’hui ils sont de toute façon trop faibles pour parcourir de grandes distances en hiver », confie Per. Au départ, le mode de vie des Samis reposait essentiellement sur la chasse des rennes – alors sauvages – en suivant leur migration naturelle sur plusieurs centaines de kilomètres. Aujourd’hui, ce mode de vie se raréfie, cédant sa place à l’élevage de rennes qui, lui-même, est devenu trop laborieux pour la plupart des éleveurs.

En 2019, seulement 2 500 Samis – sur les 65 000 présents en Norvège – pratiquaient encore l’élevage traditionnel. Les nombreux projets d’extraction minière, de ligne de chemin de fer, ou encore de centrales électriques ou éoliennes ont réduit considérablement la surface de l’habitat des rennes, limitant par là même leurs chances de s’adapter aux changements climatiques. 

Une nature devenue imprévisible 

La vie a bien changé depuis l’installation de Per à Kvaløya. Il se souvient de l’année où il a vu pour la première fois de la pluie en hiver : « Ma grand-mère avait déjà remarqué certains signes annonciateurs. Elle avait presque 90 ans quand elle est décédée en 1974. C’est elle qui m’a prévenu, avant de mourir, que mon quotidien allait être plus difficile à cause du climat. C’est aussi cette année où je me rappelle avoir vu pour la première fois de la pluie en hiver. » Depuis, les conditions climatiques n’ont fait que se dégrader : les pluies hivernales et le gel ont remplacé les longs hivers stables du Grand Nord. « Les rennes n’arrivent plus à se nourrir seuls », déclare Per. L’eau gèle et forme une couche de glace trop rigide pour que les cervidés la brisent et puissent accéder au lichen. « J’ai commencé à nourrir les rennes à partir des années 1960. Mais au départ, c’était seulement un ou deux mois. Aujourd’hui, je les nourris tout l’hiver,c’est-à-dire sept à huit mois de l’année, sinon ils meurent de faim. » L’éleveur alterne entre le foin et les granulés protéinés mais, malgré cela, il a remarqué des changements physiologiques au fil du temps : « Les bois des femelles se cassent ; ceux des mâles tombent trois mois plus tard et sont beaucoup plus légers et plus fragiles qu’auparavant. »

La faune marine, principale ressource des Samis qui habitent le littoral, est elle aussi fragilisée. Les stocks de cabillaud ont considérablement baissé depuis les années 1990 et de nouvelles espèces, comme le crabe royal et le saumon rose, ont profondément modifié l’écosystème de la région du Finnmark, dans le nord de la Norvège. « Le fjord de Porsanger était très riche en poissons. Aujourd’hui, il n’y en a plus. Nous ne savons pas pourquoi, expliqueOve Stødle, le responsable du centre sami côtier Mearrasiida dans l’Indre Billefjord. Les changements climatiques arrivent trop vite, et avec les réglementations des gouvernements, c’est presque impossible de s’y adapter. »


Le lancer de lasso est une pratique qui vient de l’élevage de rennes. Aujourd’hui, il est considéré comme un sport dont les Samis se revendiquent. Les championnats ont lieu à Tromsø, en Norvège.

Des territoires sous contrôle

Les relations avec le gouvernement norvégien sont tendues et portent les traces d’un passé difficile. En Norvège, jusqu’en 1980 environ, les Samis ont été contraints d’abandonner leur langue et leur chant (yoik) – jugé diabolique. Si leur situation s’est améliorée depuis et qu’ils militent pour leur autodéter­mination, leurs moyens d’action restent encore aujourd’hui très limités. Le 11 octobre 2021, la Cour suprême de Norvège a accusé le gouvernement norvégien de violer les droits du peuple sami en autorisant la construction du gigantesque parc éolien de Fovsen Njaarke – mais aussi des parcs de Storheia et de Roan – dans la région de Trøndelag au centre de la Norvège. Le Conseil sami attend du gouvernement qu’il respecte ses obligations en matière de droits des peuples autochtones, mais Øyvind Ravna n’est pas très optimiste : « Les Samis n’ont qu’un rôle consultatif et ne peuvent pas formuler leurs lois. La décision finale appartient toujours au Parlement ou au gouvernement norvégien », qui penchent, selon lui, plutôt du côté des projets éoliens.

Øyvind Ravna s’est spécialisé dans le droit des peuples autochtones. S’il travaille à l’Université comme professeur et chercheur en droit, il revendique fièrement ses origines sami en dehors. Il porte un kofte, son habit traditionnel, et pose devant une goathi, une hutte qui était utilisée par les éleveurs nomades pour suivre leur troupeau. 

C’est une réalité dont le couple sami Risten et Reiulf Aleksandersen fait l’expérience depuis quelques années. En 2015, ils reprennent l’élevage de rennes d’une éleveuse sami qui cherchait des successeurs et s’installent dans la région. À la différence de Per Kitti, le couple est plus moderne : ils habitent dans un pavillon neuf, Reiulf possède une motoneige pour se déplacer, et sa femme, Risten, travaille au Parlement sami. Pour autant, leur quotidien n’est pas simple : « Les éoliennes ont été mises en service peu après notre installation. Notre présence n’a rien changé à leur décision. Nous étions insignifiants à leurs yeux », raconte Risten. Alors qu’ils vivent déjà sur place, l’entreprise norvégienne Nordlys Vind lance la construction de deux parcs éoliens, qui comptent aujourd’hui 68 turbines, à quelques kilomètres de leur habitation.

Dès les travaux, ils perdent l’usage des terres – que les rennes évitent – et pour cause : « Les industriels n’ont pas pris en compte le climat singulier des régions polaires. En hiver, à cause du froid, de la glace se forme au niveau des pales des éoliennes et les immobilise. Un système de chauffage permet de les redémarrer,mais sans faire fondre complètementla glace. Quand elles se remettent en route, elles projettent alors d’énormes blocs de glace de deux ou trois kilos », explique Risten. « La glace peut aller jusqu’à 200 kilomètres/heure. Pour nous, c’est très clair : être percuté par l’un de ces blocs de glace, c’est la mort assurée », ajoute son mari qui insiste sur la fréquence de ce phénomène en hiver. « Un jour, nous avons reçu environ 200 e-mails automatiques de la compagnie nous informant que les turbines projetaient de la glace. » Une inquiétude dont l’éleveur n’arrive pas à se défaire depuis… « Vous pouvez vous habituer au mouvement des turbines, au bruit, mais vous ne pouvez pas vous habituer à vivre dans la peur constante de mourir », finit-il par confier. 

Cosmogonie sous apnée

Impossible, pour cette famille, de quitter les lieux sans les rennes. Fallait-il alors renoncer ? Les Samis ont vécu dans les contrées Sápmi sans pratiquement y laisser de traces pendant plus de mille ans. Risten, assise devant sa table à manger, son mug à la main et le regard sur l’horizon, bien au-delà de la fenêtre, nous explique le rapport particulier des Samis à leurs terres : « Ce que nous avons appris, et essayons toujours de transmettre, c’est de ne pas nous considérer comme “maîtres de la nature”. Quand nous arrivons au pied d’une nouvelle montagne, nous demandons la permission d’y séjourner ; si nous comptons rester la nuit, nous demandons la paix. Quand nous repartons avec nos rennes, enfin, nous remercions la terre. Nous ne savons jamais vraiment à qui nous nous adressons », raconte-t-elle.

« Ce que nous avons appris, et essayons toujours de transmettre, c’est de ne pas nous considérer comme “maîtres de la nature”. »

À cette dernière phrase, son mari, qui se prépare à sortir pour nourrir les rennes, réagit : « Nous ne sommes pas censés être effrayés par ce que nous ne connaissons pas. Nous n’avons pas non plus besoin de comprendre à tout prix. » Tous les récits que les Samis reçoivent en héritage sont là pour être entendus et pris au sérieux. Il ne s’agit pas de simples mythes ou de fictions. La croyance aux Gufithars – des humains qui vivraient sous terre –, par exemple, « produit des situations très cocasses », précise Lill Tove Fredriksen, professeure de littérature sami à l’université de Tromsø. « Des Samis ont déjà demandé qu’on déplace des animaux domestiques de leur enclos par peur qu’ils ne défèquent sur les Gufithars. À travers cette croyance, il y a l’idée d’une interconnexion avec ces êtres souterrains, et donc avec la Terre. »

Mais il est de plus en plus difficile pour les Samis de vivre selon leurs croyances, d’abord moquées par les logiques d’assimilation des États scandinaves, puis aujourd’hui également fragilisées par les changements climatiques. « Pour nous, les rennes ont leur volonté propre, partage Risten. Le fait que nous soyons obligésde les nourrir pour qu’ils passent l’hiver, par exemple, modifie notre rapport avec eux. L’une de mes plus grandes peurs, c’est qu’ils deviennent totalement dépendants des humains : et dans ce cas, ce ne serait plus l’élevage de rennes tel que les Samis le pratiquent depuis des millénaires. » 

La perte des langues sames

Peu à peu privés de la pratique de l’élevage et de la pêche, les Samis en viennent à perdre leur propre langage qui a la particularité de décrire, avec une précision impressionnante, le climat, la faune et la flore des régions polaires. « La langue est très proche de la pratique, donc s’il n’y a plus de poisson, plus de baies… si la modification du climat détruit la nature, la langue disparaît elle aussi », rappelle Ove Stødle. Dans un article publié en 2018 dans la revue Nature Climate Change, la chercheuse sami Inger Marie Gaup Eira, grande spécialiste de la nomenclature de la neige en langue sami, écrit : « Le langage de la neige et de ses changements d’état est directement lié à la pratique de l’élevage. À Guovdageaidnu[ville au nord de la Norvège, ndlr], les éleveurs utilisent environ 318 termes pour décrire différents types de neige et conditions d’enneigement. »


Les rennes, à force de côtoyer les humains, sont de moins en moins farouches. Ils se laissent approcher par les touristes qui s’arrêtent parfois pour les nourrir, et s’aventurent ainsi de plus en plus près des routes et des habitations.

Les éleveurs sami prennent en compte une grande diversité d’éléments : les conditions météo, le métamorphisme, la qualité, la densité, la stratigraphie et l’impact des différents types de neige sur les rennes et les humains en fonction des saisons et de l’espace. Par exemple, la neige qualifiée de seanjas est granuleuse, légère et proche du sol : elle permet aux rennes d’accéder facilement à leur nourriture. Mais à mesure que le climat se réchauffe, la neige seanjas devient plus rare, et d’autres états neigeux apparaissent. Pour la chercheuse, la conséquence, à terme, est de voir certains mots disparaître à cause des effets du changement climatique. Pour l’heure, la langue s’adapte : les Samis ont par exemple trouvé une manière de qualifier la couche de neige qui empêche les rennes d’accéder au couvert végétal : « Jiekŋasievlla correspond à la couche de glace la plus éloignée du sol, et jiekŋnageardni et jikŋodat à celles les plus proches et les plus difficiles à briser. Ces termes sont apparus dans les années 1960 au moment où le phénomène devenait récurrent et problématique », partage Ánde Somby, professeur à l’université de Tromsø, spécialiste des droits des peuples autochtones, et chanteur de yoik. Ils permettent aux éleveurs de rennes de saisir rapidement si le troupeau est en mesure de trouver sa nourriture (lichen, mousse... que les rennes déterrent en fouillant sous la neige). Ce concept porte un nom : le guohtun, c’est-à-dire les chances de survie des rennes par rapport à l’état et la nature de la neige.

Mais quelle seront ces chances dans les prochaines décennies ? Certes, les Samis font preuve d’une grande force d’adaptation, mais les changements climatiques et les contraintes supplé­mentaires qu’imposent les États laissent présager un avenir sombre pour les dernières familles d’éleveurs. Per Kitti ne sait pas pour l’instant qui reprendra son élevage. Quant à Reiulf Aleksandersen, il a commencé à accueillir des touristes près de son troupeau pour amortir le coût d’achat de la nourriture. En parallèle, il forme sa fille qui est encore au lycée. Malgré les conditions qui s’annoncent tout aussi rudes – si ce n’est plus –, elle souhaite également devenir éleveuse.

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