A compléter

La gestion solidaire des «communs négatifs», ces déchets non-recyclables

Contrairement aux déchets que l'on peut - en partie - transformer en ressources réutilisables, les « communs négatifs » ne sont pas recyclables. Ils peuvent néanmoins être pris en charge de manière collective et solidaire. Dans la continuité du mouvement « Zéro Déchet », le blog S.I.Lex propose une réflexion sur ces « anti-ressources », et invite à traiter le problème du gaspillage et de l'accumulation des détritus à sa source.

Du lien historique entre déchet et Communs


Dans une frise consacrée à l’histoire du rapport de l’humanité aux déchets figurant dans le dossier du hors-série spécial Zéro Déchets de Socialter, Philippe Vion-Dury explique le statut du déchet à l’ère pré-industrielle :

« Le déchet n’existe pas. Dans les sociétés qui précèdent l’ère industrielle, les déchets sont perçus comme un état transitoire de la matière. Ils n’existent pas au sens moderne du terme : ce ne sont pas des matières résiduelles de l’activité humaine relevant de l’immonde et vouées à la destruction ou à l’oubli. Les déchets sont partie intégrante des villes, voire soulignent leur puissance démographique et leur activité. Ils forment presque un « bien commun » dont on cherche à éviter l’accumulation et la stagnation. »

En fait, le lien entre déchets et Communs est même encore plus profond, mais c’est du côté des campagnes d’Ancien Régime qu’il faut se tourner pour l’appréhender. Parmi les droits coutumiers dont bénéficiaient les individus dans les communautés villageoises figuraient en premier lieu les droits de glanage et de grappillage. Ces prérogatives reconnues aux plus pauvres leur permettaient de ramasser les épis laissés au sol après la récolte par le propriétaire d’un champ ou d’entrer dans les forêts privées pour prendre le bois mort détaché des arbres. En vertu de ces traditions, ce qui n’aurait pu rester que des déchets pouvait devenir à nouveau une ressource pour les nécessiteux.

Or les pratiques de glanage, non seulement n’ont pas disparu, mais sont en pleine résurgence aujourd’hui, ce qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec l’émergence du mouvement Zero Déchet. La réalisatrice Agnès Varda a consacré en 2000 un film magnifique à ce sujet (Les Glaneurs et la Glaneuse) qui montre la survivance des pratiques de glanage aussi bien à la campagne qu’à la ville. Le ramassage des fruits et des légumes non-récoltés dans les champs se perpétue toujours, en prenant un sens différent, comme avec le « glanage solidaire » qui permet à des cueilleurs bénévoles de les récupérer pour en faire don aux associations d’aide alimentaire.

Le Zero Déchet, pour en finir avec les déchets comme « ressource »


S’il y a donc des liens avec ces Communs ancestraux, le mouvement du Zéro Déchet marque néanmoins une rupture dans l’appréhension même du rapport aux déchets. Comme le rappelle Flore Berlingen, l’anglais « Zero Waste » rend bien mieux compte de l’objectif de cette démarche, car le mot « Waste » signifie à la fois « déchet » et « gaspillage ».

Il s’agit donc non pas de se focaliser sur les déchets en eux-mêmes, mais sur les processus (gaspillage alimentaire, obsolescence programmée, etc.) qui conduisent à l’accumulation des déchets. Cela conduit d’ailleurs le mouvement Zéro Déchet à tenir un discours critique sur l’économie circulaire et le recyclage, qui ne peuvent être vus comme des solutions véritables au problème :

« Bien sûr, il faut valoriser par le recyclage ce qui peut l’être, mais garder à l’esprit que le procédé sans pollutions, ni pertes et consommation, n’existe pas, quel que soit le matériau considéré. Ce qui était un moyen (d’économiser des ressources et de limiter les pollutions) est malheureusement en train de devenir une fin en soi. Et, à nouveau grâce à un glissement lexical regrettable, on passe très vite de la valorisation matière (recyclage) à la valorisation énergétique (incinération). Faire de nos déchets un carburant est devenu le nouveau mot d’ordre. « Faire de nos déchets des ressources » est d’ailleurs le slogan de l’un des fleurons français de l’industrie des déchets. A la première lecture, il semble refléter l’ambition de l’économie circulaire. En réalité, il illustre surtout la poursuite d’une logique du traitement du déchet […] et surtout d’un modèle de création de valeur qui va à l’encontre de la préservation des ressources. »

L’apport spécifique du Zéro Déchet consiste donc à attaquer le problème à la racine et à en finir avec l’idée que l’on pourrait transformer les déchets en ressources à réinjecter dans le circuit de production économique. Le recyclage peut avoir son intérêt, par exemple avec le réemploi des objets ou le compostage des matières organiques, mais dans la grande majorité des cas, il faut agir en amont sur les pratiques pour éviter qu’elles ne génèrent des déchets.

Or c’est là qu’on peut déceler une rupture avec la logique du droit de glanage : alors qu’il s’agissait à l’origine de transformer les déchets en ressources en les « communifiant », le Zéro Déchet vise à ne pas produire de déchets, quand bien même on serait capable de les transformer en ressources. Et c’est ce déplacement que l’on peut rattacher à la nouvelle catégorie des « Communs négatifs ».

De l’émergence d’un nouveau paradigme avec les « Communs négatifs »


On a aujourd’hui l’habitude de parler des Communs à travers un triptyque d’éléments : 1) une ressource partagée, 2) gérée par une communauté, 3) se donnant pour cela des règles et une gouvernance. Cette définition que l’on retrouve aujourd’hui comme point de départ dans la plupart des écrits sur les Communs n’est pas cependant sans soulever certains problèmes, notamment parce qu’elle n’envisage de Communs qu’articulés autour d’une « ressource ». Or par « ressource », on sous-entend nécessairement (pour parler comme les juristes) une chose pourvue « d’utilités » (c’est-à-dire d’effets positifs), sans voir qu’il est possible que des communautés s’organisent aussi pour faire face aux effets négatifs pouvant s’attacher à certaines choses.

C’est ce qui conduit certains aujourd’hui à envisager des « Communs négatifs », notamment dans le domaine environnemental. La première fois que j’ai entendu parler de cette expression, c’était dans la bouche du chercheur Alexandre Monnin, lors d’une intervention à la Cité du Design de St-Etienne où il appliquait la notion de « communs négatifs » aux problèmes des centrales nucléaires désaffectées (voir vidéo ci-dessous à partir de 2h51).


Je retranscris ci-dessous ses propos :

« Les biens communs à l’avenir, dans un monde de ruines tel qu’il est présenté par exemple par l’anthropologue Anna Tsing, ne seront pas seulement des « ressources » positives (halieutiques, végétales ou autres) mais aussi négatives.

Les centrales nucléaires constituent de ce point de vue un exemple intéressant pour trois raisons : 1) nous n’avons pas les moyens de continuer très longtemps. Nous les faisons d’ores et déjà durer plus que de raison, 2) nous n’avons pas les moyens de les démanteler. Et c’est pour cela que nous continuons plus que de raison, car cela coûte très cher de les arrêter et de traiter les déchets, 3) Nous n’avons pas non plus le loisir d’arrêter. L’hiver arrive, il faut se chauffer, mais on peut aussi entendre cette expression au sens d’une célèbre série télévisée…

Que faire dans ces conditions ? Cela nous oblige à transformer tout un ensemble d’agents à commencer par les centrales nucléaires, mais aussi d’autres éléments dont nous allons hériter à l’avenir, en « communs négatifs » dont il va falloir prendre soin et s’occuper d’une manière ou d’une autre. »

Dans cette perspective, le commoning (l’art de s’auto-organiser pour prendre soin ensemble) peut donc tout aussi bien s’entendre de ressources « positives » que « négatives ». Je n’ai pas fait de généalogie poussée de la notion de « Communs négatifs », mais il semble qu’elle soit apparue au Japon suite à la catastrophe de Fukushima, comme ce texte de Sabu Kohso paru dans Lundi Matin en porte la trace :

« L’économie capitaliste s’est construite sur l’expropriation et la marchandisation des communs, ainsi que sur le transfert des déchets vers les territoires des plus pauvres. Plus les sociétés capitalistes se développent, plus elles perdent leur capacité à recycler ce qu’elles produisent en excès, reléguant ainsi le négatif au domaine de l’invisible – l’air, l’océan, le sous-sol, les territoires économiquement inférieurs. Si on nomme « communs négatifs » les déchets ne pouvant être recyclés, la contamination radioactive post-Fukushima en constitue peut-être le pire exemple jamais connu. Et cela est irréversible. »

Dans un premier sens, les « communs négatifs » désigneraient donc l’action de prendre soin d’une ressource « négative », ce qui provoque déjà en soi un élargissement par rapport à la théorie classique des Communs (les Commons Pool Resources d’Elinor Ostrom étaient toutes des ressources positives). Mais avec le Zéro Déchet, il me semble que le sens des « communs négatifs » va plus loin encore, car il ne s’agit plus seulement de prendre en charge des ressources négatives, mais carrément de ne plus considérer les déchets comme des ressources potentielles, en évitant qu’ils soient produits à la source. Il s’agit donc pour les groupes humains de s’organiser pour éviter qu’une chose devienne une ressource, ce qui tranche fortement par rapport à l’approche traditionnelle des Communs.


Dans cette optique, les personnes qui participent au mouvement Zéro Déchet forment des communautés de pratiques et d’échanges de savoirs visant à éviter, dans leur vie quotidienne, de produire des déchets (par exemple en produisant leurs propres produits ménagers plutôt qu’en achetant des produits industriels vendus dans des contenants en plastique). Mais le mouvement ne se limite pas à une évolution des pratiques individuelles de consommation domestique ; il comporte aussi une dimension collective, et même politique, en cherchant à peser sur les politiques publiques, comme on peut le voir dans des « Villes Zéro Déchet » telles que San Francisco.




Quelle redéfinition de notre rapport à la propriété ?


Tous les Communs ont quelque chose à nous dire sur notre rapport à la propriété. C’était déjà le cas des Communs anciens quand le droit de glanage fixait une limite au droit de propriété qui ne pouvait être opposé aux plus pauvres pour les empêcher d’avoir accès à des ressources nécessaires à leur survie. Dans ces sociétés pré-industrielles, le droit de glanage manifestait l’idée que le droit à la vie pouvait primer dans certaines conditions sur le droit de propriété.

Que nous dit alors le Zéro Déchet sur la redéfinition du droit de propriété aujourd’hui ? Au tournant du XIXème siècle, la propriété a été redéfinie dans le Code civil comme «le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue». Cela entraînait notamment un droit d’abusus sans limite, nous permettant de jeter les objets qui nous appartiennent sans que personne ne puisse nous en empêcher. Avec l’avènement de la société de consommation après la seconde guerre mondiale, ce droit illimité d’abusus est devenu la cause d’un immense gaspillage de ressources et d’une masse de déchets impossible à absorber par les écosystèmes.

À l’heure de l’Anthropocène et tandis qu’un 7ème continent de plastique s’est formé dans l’océan, certains demandent à ce que l’on revienne sur ce droit d’abusus, soit par le biais d’un auto-contrôle individuel, soit par des mesures plus globales évitant l’apparition des déchets à la source, comme la législation contre l’obsolescence programmée ou les mesures envisagées par l’Union européenne pour interdire les plastiques à usage unique (pailles, couverts, etc.).

Le droit d’abusus, tel qu’il est défini dans le Code civil, n’est aujourd’hui plus soutenable, car l’aggrégation de ces micro-droits individuels d’abuser des choses fait de l’humanité un « macro-proriétaire de la Nature », capable d’abuser d’elle au point de la faire disparaître. Et c’est là que l’on peut faire un lien avec la justification du droit de glanage dans les Communs anciens. Comme la propriété était limitée par le droit à la vie (des plus faibles) sous l’Ancien Régime, on voit éclore une revendication à une nouvelle limitation du droit de propriété au nom du même droit à la vie, mais compris à une échelle globale (survie de la nature entière et, avec elle, de l’espèce humaine).

Au final, cette vision se rapproche des réflexions de la juriste Sarah Vanuxem dans son dernier ouvrage « La propriété de la Terre », où elle propose de passer d’une « propriété-puissance » (dominium) à une « propriété-habitation » (domus), en faisant le lien avec la question des Communs :

« On a l’habitude de regarder la propriété comme un pouvoir absolu, illimité, sur les choses : le propriétaire pourrait faire d’elles tout et n’importe quoi, y compris les maltraiter, les défigurer. Dans les faits, les juristes qui professent cette vision orthodoxe l’accompagnent d’une série de limites ; mais le principe demeure celui d’un pouvoir souverain. Cette conception participe d’une vision occidentale moderne du droit où on regarde le monde « environnant » l’humain comme le « terrain de jeu » de ce dernier. Je propose d’introduire un léger décalage : plutôt que de voir le propriétaire comme un despote seul avec sa chose et détenteur exclusif de sa jouissance, regardons-le comme un habitant de cette chose. Et plutôt que d’envisager les choses comme des objets à la disposition du sujet de droit, regardons-les comme des demeures, des milieux… »

Les communs négatifs au-delà de l'écologie


Au-delà du mouvement du Zéro Déchet, il me semble que cette notion de « Communs négatifs » est extrêmement précieuse pour (re)penser les Communs et élargir le périmètre de cette approche. On commence d’ailleurs à voir d’autres cas où cette notion pourrait être mobilisée de manière intéressante.

Certains disent par exemple qu’il faudrait que l’humanité soit capable de traiter les bactéries comme un « Commun global » en arrêtant de chercher à lutter contre elles à grands coups d’antibiotiques, en les rendant de plus en plus résistantes au point de devenir incontrôlables. Cela renverrait à l’idée que les bactéries constituent un « Commun négatif » dont il faut « prendre soin » (notamment en développant collectivement des mesures d’hygiène) plutôt que de chercher à les combattre. On trouve également des personnes estimant que le pétrole, bien que constituant aujourd’hui un « poison planétaire », devrait être géré comme un Commun au niveau mondial et plus comme une marchandise, de manière à ce que l’humanité s’organise pour cesser de l’utiliser comme une ressource.

Et il n’est pas jusqu’au domaine du numérique et de l’immatériel où la notion de Communs négatifs pourrait être appliquée. Si l’on songe par exemple aux « fake news » à propos desquelles l’Etat français est sur le point d’adopter une loi très contestée, on pourrait considérer qu’il s’agit d’un « Commun négatif » dont tous les acteurs impliqués dans la production et la diffusion des informations devraient « prendre soin » de manière solidaire, plutôt que de vouloir les combattre avec des mesures répressives qui, comme c’est le cas pour les antibiotiques avec les bactéries, ne peuvent que les faire muter en des monstres plus incontrôlables encore. Si les « fake news » sont des sortes de « déchets informationnels », alors il faut traiter le problème à la source, avec une approche éco-systémique, en s’attaquant aux causes qui les produisent, tout comme les adeptes du Zéro Déchet le font avec les détritus matériels.

Cet article a été publié en licence libre sur le blog S.I.Lex.

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