Édito

L'urgence et la nécessité

Édito initialement paru dans le numéro 42 : Militer par temps de crises.

Le militantisme s’est, en l’espace d’une génération, considérablement métamorphosé. À tel point qu’on peine à poser un diagnostic sur son état, tandis que les crises ne cessent de s’agréger les unes aux autres depuis une décennie. Va-t-il mal ? Est-il en danger ? La société parvient-elle encore à engendrer des individus prêts à se  battre pour des causes qui excèdent leur personne ? Certains signes laissent sceptiques. Les partis politiques ne sont plus que des coquilles vides de militants, qui les considèrent dorénavant comme le dernier des espaces où ils souhaitent faire de la politique. Quant aux « mouvements » censés prendre la relève (LREM, LFI), ils n’ont pas su convaincre qu’ils étaient autre chose. L’état des syndicats est, lui aussi, préoccupant : non seulement la fuite continue de leurs troupes depuis l’après-guerre les a laissés exsangues, mais ils perdent dorénavant la tête des cortèges de manifestants au profit des black blocs. Le droit de manifester, pierre angulaire du droit de militer, est-il lui-même encore garanti  ? Le recours croissant à des armes (dites) non létales de plus en plus puissantes a en réalité intensifié la brutalité du maintien de l’ordre, augmenté la tension des heurts et mis en péril les manifestants. Conjugué à un appareil législatif qu’Amnesty International a récemment qualifié d’« arme de répression des manifestants pacifiques en France » (1) (interdiction de dissimuler son visage, abus du délit d’outrage, détournement du délit de participation à un groupement en vue de la préparation de violences volontaires, recours massif à des obligations de contrôle judiciaire…), l’effet dissuasif est dramatique : de nombreux citoyens n’osent plus descendre dans la rue de peur de perdre un œil ou une main. C’est un des piliers du militantisme qui vacille.

En face, le bilan des modalités et formes du militantisme qui ont émergé au XXIe siècle est en demi-teinte. L’idée de « militer avec sa carte bleue » et le concept même de « consom’acteur » ont suscité l’engagement d’une partie de la classe moyenne supérieure mais ont aussi révélé leur innocuité politique. Les hacktivistes, qui entendaient régénérer par le réseau les méthodes à même de faire trembler les puissants, ont arraché quelques faits d’armes mais ont été globalement mis en échec. L’occupation des places un  peu partout dans le monde et les ZAD ont porté leurs effets, mais ceux-ci restent encore marginaux. L’activisme en ligne a créé de fortes caisses de résonance, mais celles-ci ressemblent bien souvent à des chambres d’écho qui exposent des militants esseulés à la violence de la lutte politique et, à la longue, au burn-out. Les expérimentations de terrain et les écolieux en tout genre se sont multipliés, mais peinent à s’unir pour former un contrepoids politique. Les  partisans de l’entrisme institutionnel ont parfois surpris leurs détracteurs, à l’image de la réussite de la  convention citoyenne pour le climat, mais se sont heurtés au mur du  « there is no alternative ». Enfin, la réactualisation du blocage à l’heure de la révolution logistique, dont les Gilets jaunes furent l’exemple flamboyant, a prouvé l’aptitude des contestataires à effrayer le pouvoir et à retisser du lien et de la politisation, mais n’a pas débouché sur un mot d’ordre commun. 

S’il est manifestement hasardeux de se montrer trop optimiste, il serait stérile de se laisser aller à un pessimisme de confort. La recomposition du militantisme accompagne la décomposition de ses formes traditionnelles, et ni l’une ni  l’autre de ces phases n’est achevée. Nous sommes de moins en moins nombreux, par gros temps de crise, à vouloir ou pouvoir rester indifférents. Et le fait le plus notable, peut-être inédit, est que la catastrophe écologique qui grossit à  l’horizon a poussé à son point d’incandescence l’urgence et la  nécessité  : on ne peut pas se permettre de « ne rien faire » et il nous reste peu de temps pour « agir ». Le philosophe Bernard Aspe avait posé ce constat : « La réussite du capital ne tient pas à l’atomisation des individus, mais à ceci qu’il réussit chaque jour, pour chacun, à transformer “le temps presse” en “je n’ai pas le temps” (2). » Le succès des forces qui souhaitent un changement profond de société tiendra moins à la défense de telle cause ou à la promotion de telle méthode qu’à cela : faire qu’au « je n’ai pas le temps » succède à nouveau « le temps presse ».


(1) «Amnesty International dénonce l’usage de la loi comme “arme de répression des manifestants pacifiques en France” », Nicolas Chapuis et Juliette Bénézit, Lemonde.fr, 29 septembre 2020.
(2) Bernard Aspe, Horizon inverse, Éditions Nous, 2013.

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