Ils sont brandis telle une belle promesse. Celle, un jour, de voyager dans les airs sans (trop) polluer l’atmosphère. Dans le monde de l’aviation, les espoirs reposent sur les « biocarburants », notamment ceux produits à partir de déchets forestiers et agricoles.
Pour le secteur, ces liquides de synthèse, qui ne sont pas encore vendus dans le commerce, représentent l’un des derniers chemins vers la transition énergétique. « [Les] carburants d’aviation durables sont la clé de notre stratégie et joueront un rôle essentiel pour assurer la durabilité du transport aérien dans les années à venir », affirmait en 2023 Anne Rigail, la directrice générale d’Air France lors d’une audition au Sénat. L’enjeu est de taille : l’aérien est responsable de 2 % des émissions mondiales de CO₂. Un chiffre qui pourrait grimper à 3 % à l’horizon 2050, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec).
Article de notre n°69 « Éducation populaire », disponible en kiosque, sur notre boutique et sur abonnement.

De l’huile dans le moteur
Face à ce constat, l’Organisation de l’aviation civile internationale s’est fixé en 2022 l’objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici vingt-cinq ans. Un objectif non contraignant qui semble toutefois dur à tenir. Car les ambitions des compagnies aériennes, dont les flottes, selon Airbus, devraient doubler d’ici 2040, ne collent pas avec leurs prétentions écologiques. D’autant que le secteur n’est pas loin d’avoir atteint ses limites technologiques : « Tout ce qui pouvait être gagné, optimisé, l’a déjà été », pointe Pascal Gassiot, porte-parole du collectif Pensons l’Aéronautique pour Demain.
Les carburants dits durables restent ainsi le « plus gros levier », abonde Florian Simatos, professeur à l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace à Toulouse, pour atteindre le rêve de l’« avion vert ». L’idée n’est pas nouvelle. Certains biocarburants, conçus à partir d’huile de cuisson usagée ou de graisses animales, se vendent déjà depuis une dizaine d’années.

Problème : il n’y en a pas assez pour tout le monde. Les voitures et les camions aussi comptent sur ces biodiesels pour se décarboner. Et la demande du secteur aérien est telle que même « en récupérant 100 % des huiles usagées, l’Europe ne pourra jamais en avoir assez pour faire décoller tous ses appareils », estime l’organisation européenne Transport et Environnement dans un rapport de 2024. Or depuis 2021, la loi européenne ReFuelEU contraint les aéroports du Vieux Continent à incorporer une part de carburants « durables » dans les réservoirs : 2 % en 2025, puis 20 % en 2035 et 70 % à l’horizon 2050. Mais pour l’instant, leur utilisation est très faible. En 2023, les compagnies aériennes ont consommé à l’échelle mondiale 1,6 milliard de barils de kérosène fossile contre 2,6 millions de barils de « carburants durables » (soit 0,15 % du total).
Une méga-usine dans les Pyrénées
Depuis cinq ans, politiques et industriels tournent leur regard vers le « biokérosène » fabriqué à partir de résidus agricoles et forestiers. Par un processus de gazéification, le mobilier recyclé, les bois d’emballage, les restes d’élagage et les déchets verts peuvent être transformés en carburant. Une usine pionnière est ainsi en cours d’installation à Pardies, dans les Pyrénées-Atlantiques, sous l’impulsion du président Macron. Ce projet, intitulé E-CHO et porté par la société Elyse Energy, représente deux milliards d’euros d’investissements, dont presque 8 millions d’argent public. Un engagement nécessaire, estime Mathieu Hoyer, directeur du projet : « On développe des moyens souverains de production, sinon, cela se fera à l’étranger. » La construction devrait démarrer en 2027, pour une première production en 2029.
Selon la méthode de calcul de l’entreprise, préconisée par l’Union européenne, ces biocarburants permettent en théorie de diminuer de 70 % les émissions carbone par rapport au kérosène fossile. De fait, avant d’être transformée en « biokérosène », la biomasse végétale a elle-même capté du carbone depuis l’atmosphère. Par conséquent, le CO₂ émis pendant le voyage dans les nuages retournerait simplement d’où il vient, créant « un cycle potentiellement neutre en carbone », explique Florian Simatos.
« Tout projet d’exploitation de bois va à l’encontre des objectifs français en termes de stockage de carbone. »
Seulement, ce modèle achoppe sur plusieurs aspects, selon le collectif Forêts Vivantes Pyrénées et les ingénieurs du Shift Project. D’abord, comme il n’existe pas de filières de résidus forestiers et agricoles à destination du secteur aérien, « Elyse Energy va couper des arbres pour obtenir ses300 000 tonnes de bois secs par an. Abattre des arbres veut dire déstocker le carbone qu’ils contiennent. Et les nouvelles plantations auront besoin de temps pour commencer à séquestrer la même quantité de carbone », souligne Jeanne Ophuls, de Forêts Vivantes Pyrénées. Une objection sérieuse, selon Florian Simatos : « Le principe du biocarburant est d’émettre du CO₂ capté au préalable depuis l’atmosphère, mais dans le cas d’une biomasse qui pousse lentement comme des arbres, il y a un fort décalage temporel. Donc on brûle du CO₂ qui mettra vingt ans à être recapté. »
Écran de fumée
Jeanne Ophuls soutient par ailleurs que l’arrivée de ce nouvel usage industriel « signe l’arrêt de mort de nos puits de carbone », déjà mis à mal par le changement climatique et la surexploitation des forêts. Des inquiétudes que relativise Mathieu Hoyer d’Elyse Energie : « On veut éviter d’ajouter de la pression à la pression. Il existe des zones forestières délaissées en Nouvelle-Aquitaine où il y a un intérêt à mettre en place des prélèvements durables tout en développant une nouvelle filière pour collecter les résidus », avance-t-il. Et d’assurer que ce sont 100 000, et non 300 000 tonnes de bois sec qui seront récoltées annuellement. Mais, dans tous les cas, « tout projet d’exploitation de bois va à l’encontre des objectifs français en termes de stockage de carbone. C’est une question d’échelle et d’usage. Ce déploiement significatif peut se justifier pour une activité importante. Est-ce le cas de l’aérien ? » interroge Florian Simatos.
Pour Pascal Gassiot, du collectif Pensons l’Aéronautique pour Demain, tout cela n’est qu’un « écran de fumée pour éviter de regarder la réalité en face ». De fait, cette solution technologique comporte beaucoup de barrières. D’abord, la disponibilité limitée de la biomasse rend la généralisation des biocarburants impossible.
Par ailleurs, le processus est extrêmement énergivore : « Comme l’ont souligné les Shifters, pour produire la quantité d’e-kérosène nécessaire à l’atteinte des objectifs de décarbonation européens, il faudrait 93 usines de même envergure, ce qui conduirait à une augmentation de 64 % de la consommation d’électricité nationale », selon Henri Pépin, physicien et membre de la Société pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud-Ouest (Sepanso). Enfin, les compagnies aériennes, elles-mêmes, boudent encore les carburants « durables » à cause de leur prix trop élevé.
« Les industriels préparent déjà leur prochaine étape : les électrocarburants, produits en réutilisant le carbone relâché par les industries lourdes ou le carbone capté dans l’air, déroule Éric Lombard, de l’association Rester sur Terre. Mais cela coûte très cher, c’est très consommateur en électricité et les processus ne sont pas opérationnels. » Pour lui, la voie de décarbonation de l’aviation est vite trouvée : « La seule solution efficace est de réduire le trafic, d’arrêter de construire et d’étendre des aéroports. En parallèle, il faut rétablir l’égalité avec les autres moyens de transport, en créant une taxe progressive pour les grands voyageurs. »
Des idées dont ni le secteur aérien ni les responsables politiques ne veulent entendre parler. Rien qu’à Toulouse, Airbus représente 44 000 emplois et constitue un poids économique majeur pour la région et le rayonnement de la France à l’international. Pourtant, comme le résume Pascal Gassiot, « maintenir l’avion commercial, c’est maintenir une activité qui ne profite qu’aux riches et aux classes moyennes européennes ». Au détriment, donc, des populations les plus pauvres et de la lutte contre la surchauffe de la planète.
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