Chronique

Juliette Rousseau : Récupérations #néolibérales

Marie Casaÿs

Juliette Rousseau est journaliste, autrice et éditrice aux éditions du Commun. Militante de terrain, elle a coordonné de multiples événements politiques internationaux (contre-G8, contre-G20, etc.) et s’est attachée à questionner les pratiques d’organisation militante dans l’ouvrage Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques, paru aux éditions Cambourakis en 2018. Elle tient cette chronique pour Socialter.

Au moment des révoltes de 2011, on a beaucoup vu circuler l’idée selon laquelle les réseaux sociaux avaient été cruciaux dans l’avènement de ces mouvements populaires de masse. Journalistes, chercheurs et chercheuses, militants et militantes ont été nombreux à s’enthousiasmer de l’impact positif que semblaient avoir Internet et les réseaux sociaux dans « l’organisation des sans-organisation ». Au point, parfois, d’en venir à réduire la multitude des expressions militantes de ces mouvements à celle que pouvaient donner à voir ces plateformes. Aujourd’hui, pour militer, il est difficile de faire sans les réseaux sociaux : Facebook pour se donner rendez-vous, Instagram pour construire des « vitrines » militantes et diffuser des idées, Twitter pour la petite élite qui aspire à participer à un débat politique national, etc. Ceux-ci sont devenus hégémoniques, au point de se confondre avec la lutte elle-même : on confond nombre de « followers » et influence, nombre de partages et rapport de force. Et s’ils sont peu questionnés à gauche (on produit sans ciller du contenu critique du capitalisme en se contentant de le diffuser sur ces mêmes plateformes), ils y sont encore moins désertés.

L’influence des réseaux sociaux dans la politique réelle, celle de la « vraie » vie, n’est plus à questionner. La fermeture du compte de Donald Trump alors qu’il était encore en exercice a démontré combien un réseau social comme Twitter pèse aujourd’hui sur les politiques nationales. Agrégeant les individus par milliards, fabriquant des tendances, les réseaux sociaux jouent aussi un rôle de diffusion des idées sur l’ensemble du spectre politique. La porosité grandissante entre édition, médias et réseaux sociaux garantit aux « content creators » les plus suivis de pouvoir accéder à une visibilité toujours accrue, rétribution matérielle et symbolique s’alimentant alors l’une l’autre. Accessibles à toutes et tous, les réseaux sociaux sont aussi la promesse de pouvoir apparaître, percer, par la simple force de ses idées, de sa personnalité, de sa créativité. Mais à quel prix ? Celui de céder une majeure partie du contenu créé (idées, images...) à des plateformes mondiales et monopolistiques tournées vers l’accroissement de leurs bénéfices et le maintien du système capitaliste. Celui de leur consacrer une partie toujours croissante de nos données, de notre temps, notre intimité, et de les laisser en retour s’immiscer toujours plus loin dans nos vies, nos relations, moduler nos affects, nos fonctionnements cognitifs, etc.

Fétichisme numérique

Pour le chercheur américain d’origine biélorusse Evgeny Morozov, les technologies numériques ont grandement participé à fragiliser les États-nations, ce qui pourrait parfois sembler désirable si Internet n’avait pas, dans le même temps, permis à une multitude d’éléments antidémocratiques de gagner en puissance. Il rappelle notamment comment, dans différents contextes nationaux, le web permet la diffusion de discours nationalistes leur garantissant une visibilité accrue. Pourtant, depuis l’apparition d’Internet, une majorité de fondations philanthropiques et d’institutions ont choisi de mettre la focale sur les solutions numériques au motif de renforcer les conditions d’existence de la démocratie – ce que Morozov qualifie de « web­centrisme ». En Tunisie, par exemple, dans la phase post-­révolutionnaire, les bailleurs européens et nord-américains ont impulsé et massivement soutenu les initiatives dites de « démocratie en ligne », au détriment de programmes de justice sociale plus classiques. Comme si la démocratie à construire ne relevait que de l’accessibilité d’Internet. 

Du côté des sciences sociales, Internet et les réseaux sociaux auraient aussi bénéficié jusque-là d’une bienveillance particulière selon les chercheurs suédois Nils Gustafsson et Noomi Weinryb. À l’origine, un « techno-­utopisme » aux racines libertariennes, selon lequel Internet permettrait une plus grande horizontalité et la participation directe des individus à l’élaboration d’une forme supérieure de commun. C’est l’idée que l’on retrouve derrière un projet comme Wikipédia, et où celle-ci semble d’ailleurs bien fonctionner. Mais cette focalisation des sciences sociales sur les possibilités émancipatrices d’Internet les a aussi conduite à en ignorer les potentiels néfastes. Pour Gustafsson et Weinryb, Internet et afortiori les réseaux sociaux remettent au premier plan la force de l’autorité charismatique individualisée : sur le web, on est invité·e à rechercher et à cultiver son propre charisme, tout en favorisant celui d’autres individus. Ce qui a des conséquences sur l’engagement politique, lorsqu’il se nourrit ou prend sa source à travers les réseaux sociaux : plutôt qu’un engagement durable au sein d’organisations formalisées, reposant sur un bagage théorique et pratique déterminé, l’engagement par les réseaux sociaux permet une forme de fluidité qui préserve l’individualisme. Pour les chercheurs, cela induit un risque : une croyance disproportionnée dans l’importance et les possibilités des engagements individuels. Ils y voient même un ferment populiste dans la mesure où les réseaux sociaux nous poussent à croire que chaque individu est en mesure de produire et reproduire un avis éclairé sur à peu près tout et n’importe quoi. Selon eux, tout cela concourt à affaiblir les cadres démocratiques eux-mêmes en les délégitimant (ainsi que tout ce qui les sous-tend, comme la notion de temps, de mandat, d’aires d’expertise, etc.) et devrait nous conduire à nous questionner : Internet fabrique-t-il une dynamique indépendante au service des émancipations ou bien prépare-t-il l’adhésion aux prochaines forces nationalistes, voire fascisantes ?

Victoire individuelle, défaite collective

Si l’on s’intéresse au contexte historique dans lequel ils apparaissent, on remarque que les réseaux sociaux participent d’une dynamique d’hyper-individualisation en cours dans les sociétés post-industrielles. Par la mise en avant constante de l’individualité, ils constituent une voie tracée pour la récupération néolibérale des luttes. Dans un article visant à cerner les défis que pose le néolibéralisme au féminisme, la chercheuse espagnole Maria Medina-Vicent rappelle que « le discours féministe néolibéral parvient à transformer chaque conquête personnelle en victoire féministe ». Mais toutes les victoires individuelles, tous les choix ne contribuent pas à construire une société plus juste et, surtout, cette vision met de côté tout débat politique. De la même manière, si les réseaux sociaux constituent bien un canal de visibilité pour différents segments de la population autrement invisibilisés, on peut s’interroger sur le fait que celle-ci s’affirme presque automatiquement au travers de parcours individuels et en vient à être perçue comme une fin en soi. Or, au même titre que l’affirmation de la diversité des choix individuels, la revendication de visibilité ne garantit en aucun cas l’abolition des régimes d’oppression et des inégalités.

S’il paraît évident que les réseaux peuvent, à différents endroits, continuer de faire office d’outils pour les luttes, il serait bon que nous nous attachions à en observer les effets réels. À une époque où le confusionnisme gagne presque toutes les sphères du mouvement social, il semble urgent de questionner ce qu’Internet et les réseaux sociaux font réellement aux luttes, quels affects ils construisent, à quelles capacités ils prétendent se substituer. Et de nous demander si le fait d’avoir massivement recours à eux pour organiser nos résistances n’est pas contradictoire avec le besoin d’organisations de long terme, de pratiques réelles, de cheminements partagés.

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