Portraits d'écoféministes

Françoise d'Eaubonne, l'Amazone

Elodie Lascar

Découvrez Françoise d'Eaubonne, le premier portrait de notre dernier dossier « Êtes-vous écoféministe ? ».

C'est à elle que l’on doit les néologismes « sexocide » (ancêtre de « féminicide »), « phallocratie », « écoféminisme » et les premiers pas de ce mouvement en France, dans les années 1970. Le personnage est haut en couleur. Pourtant, elle a longtemps été oubliée des cercles militants, qui ne la redécouvrent que depuis les années 2010. Françoise d’Eaubonne naît en 1920. Mère de deux enfants qu’elle n’a pas désirés, elle vit seule dans un studio crasseux à Paris, malmenée par des amants pour la plupart violents.

Au départ, il n’y a pour elle que le féminisme et le marxisme. Alors qu’elle milite au Mouvement de libération des femmes (MLF) et au Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), elle y entend un camarade plaider pour la révolution écologique en s’appuyant sur les conclusions du récent rapport Meadows sur les limites de la croissance1. On est en 1972. D’abord offusquée, Françoise d’Eaubonne change d’avis : « Il m’aura fallu plus d’un an pour assimiler la profondeur de cette vérité », confie-t-elle dans son journal. Cette prise de conscience mène à la publication, en 1974, du Féminisme ou la Mort, suivi, en 1978, d’Écologie/Féminisme, deux ouvrages où elle s’inquiète surtout de la démographie. Ses projections (qui se révéleront justes) prévoient que la population mondiale doublera d’ici 2020. Françoise d’Eaubonne y voit la conséquence du « lapinisme phallocratique », clef de voûte du « système mâle », destructeur de la nature du fait de son outil, le capitalisme, et de son origine, le patriarcat. Pour l’abolir, une seule solution : faire en sorte que les femmes reprennent le contrôle de leur ventre.

Elle donne corps à sa théorie en publiant, en 1974, un « Appel à la grève » dans le journal anarchiste Marge. La « menace écologique et démographique [étant] l’aboutissement DIRECT » de la surfécondation, elle proclame une « grève de la maternité d’UN AN ». La même année, elle crée plusieurs groupuscules écoféministes qui se fondent en 1978 dans le mouvement Écologie-Féminisme Centre. Elle y plaide pour un contrôle des naissances, à dimension nécessairement mondiale car « un petit Américain ou Suisse va détruire davantage que dix Boliviens »,précise-t-elle, pour souligner qu’il ne s’agit pas de s’attaquer aux pays où le taux de fécondité est le plus élevé. L’appel n’est qu’un « avertissement ». Il doit s’accompagner d’un refus radical du système. Refus de l’argent ; refus du salariat, un « non-sens meurtrier » qui opprime les femmes et les travailleurs au nom du profit ; refus de la croissance ; refus du pouvoir. L’autrice imagine les bases d’une société utopique régie par ces principes dans un roman publié en 1977 : Les Bergères de l’Apocalypse.

Elle y décrit la civilisation Anima – où le masculin et toute forme d’oppression ont été abolis – sur une planète préservée de toute guerre et peuplée de femmes clonant des petites filles suivant des valeurs de sororité et de frugalité. Un jour, deux petits garçons sont découverts, cachés sur l’île de Pâques. Maintenant que l’harmonie a été retrouvée et la notion de pouvoir abolie, le masculin peut être réintroduit sans risque, et Anima leur permet de vivre et rejoindre la société. Dans le monde qui est le nôtre, cette pacification n’exclut pas l’usage de la force. La « contre-violence » (ou « terrorisme », traduit-elle plus franchement dans Contre-violence ou la Résistance à l’État, 1978) est une voie nécessaire. « Les attentats devraient être considérablement améliorés, théorise-t-elle, ne visant que des points de rupture précis du front ennemi, économisant au maximum les vies humaines. » Elle s’y essaie elle-même : elle pose avec d’autres des explosifs sur le chantier de construction de la centrale de Fessenheim, retardant de plusieurs mois sa mise en service. Françoise d’Eaubonne en parle comme le « sommet » de sa vie. Il est en effet une juste métaphore de son militantisme et de son style : vouloir tout faire péter pour couler avec fracas tout un système.


Lapinisme phallocratique

La propension masculine à imposer la procréation aux femmes (le « lapinisme ») aboutit, selon Françoise d’Eaubonne, à surpeupler la planète. Pour nourrir toutes les bouches, les hommes n’ont trouvé pour seule option que « l’illimistisme » : l’agriculture industrielle, les pesticides, les conflits territoriaux... En découle un renforcement perpétuel du capitalisme couplé au patriarcat – la « phallocratie »

Stress du rat

Titre de l’un des chapitres du Féminisme ou la Mort, c’est aussi une référence à une étude éthologique menée en 1958 par John B. Calhoun. Elle établit que, lorsqu’une population de rats augmente, leur comportement change. Notamment celui des femelles : elles « détruiraient leur nid et refuseraient l’accouplement », note Françoise d’Eaubonne. L’autrice y voit un lien avec les luttes pour l’accès à la contraception et le droit à l’IVG. Les revendications féministes seraient donc une traduction de « la soif de l’espèce humaine à la survie »

Biographie

1920

Naissance à Paris

1946

Commence à militer au Parti Communiste (jusqu'en 1956)

1974

Création de groupuscules écoféministes et publication du Féminisme ou la mort, premier essai sur l'écoféminisme et appel à la grève de la maternité. 

1975

Attentat contre la centrale de Fessenheim

1977

Publication du roman Les bergères de l'Apocalypse

1978

Fondation du mouvement Écologie-Féminisme Centre et publication d'Écologie/Féminisme. Révolution ou mutation ?

1999

Publication du Sexocide des sorcières, dans lequel elle présente les chasses aux sorcières comme un assassinat structurel organisé par le christianisme. Elle décède en 2005.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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