Chronique

François Bégaudeau : « Habiter quelque part »

Dans sa nouvelle chronique pour Socialter, l’écrivain et critique littéraire François Bégaudeau s’attaque à la distinction entre les élites qui sont dites « anywhere » et les classes populaires désignées comme « somewhere ».

Mérite, travail, diplômes, ruissellement, création d’emplois, responsabilités écrasantes des patrons, prises de risque des investisseurs : le possédant n’est jamais à court d’une fable pour faire avaler la pilule de ses privilèges. Mais la plus jolie demeure celle du bateau. La société, nous content les fabulistes, est un bateau : ses membres forment un équipage dont la cohésion est le gage d’une victoire profitable à tous, maçons autant que traders. Problème : de moins en moins de maçons gobent les fables de traders. Le gouffre des inégalités est tel qu’il devient indécent d’affirmer que ceux qui n’ont rien et ceux qui ont tout ont quelque intérêt commun. Dans son narratif, le possédant ne peut plus occulter la fracture irréconciliable. Pour autant, il n’envisage pas de reconnaître l’incompatibilité des intérêts des soutiers et du capitaine. Le possédant attend donc qu’une fable substitutive change tout sans rien changer ; qu’un nouveau lexique-écran dérobe à la vue les antagonismes de classe.

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Et voilà que de diligents intellectuels l’exaucent. Christophe Guilluy lui sert la partition entre « France des métropoles » et « France périphérique », David Goodhart celle entre anywhere et somewhere. Le possédant sent bien qu’il y joue encore le mauvais rôle, mais enfin « n’importe où » c’est quand même plus gratifiant que « connard de propriétaire ». Il valide. Il achète. Comble de la satisfaction, tout le monde achète. La branche populaire de la contestation achète ce anywhere, où elle entend un nouveau synonyme de « déconnecté », ou de « hors-sol ». Cependant que l’hétéroclite famille souverainiste les amalgame aux élites européistes et autres traîtres à la nation. Cependant que la droite identitaire y voit une variante contemporaine des déracinés et autres malfaisants cosmopolites et apatrides. En poussant le bonneteau verbal, le « nulle part » en vient à désigner indifféremment le capitaliste transnational et le prolétaire migrant. Jeff Bezos dans sa fusée fortunée et le sans-papiers dans sa tente de fortune. Belle opération.

Partout sauf là

Comme de toute fable, on peut sans forcer intervertir les termes de celle-ci ; démontrer que les nulle part sont quelque part, et vice-versa. En admettant qu’elles volent de Berlin en Shanghai, de Shanghai en Lima, il n’est pas vrai que les élites – ou nommées telles – soient « n’importe où ». Vous ne trouverez pas un bourgeois n’importe où. Vous ne le trouverez sur aucun emplacement du camping de Brétignolles-sur-Mer. Vous le trouverez peut-être à Berlin, mais pas dans un squat autogéré. Vous le trouverez parfois à Dubaï, mais pas dans un baraquement d’ouvriers d’un chantier du prochain Mondial. Ni au milieu d’un quartier pauvre de Mexico ou parmi la paysannerie indienne déshéritée. Le n’importe où est très circonscrit.

Il peut voler de New York en Rome, sans doute, mais toujours avec des pairs, toujours en bonne compagnie. Français installé à Oslo, je le concède, mais pour monter une affaire avec un condisciple de HEC et non un camarade de lutte à la fac de socio d’Évry. Marié à une Bulgare, j’en prends acte, mais qu’il a séduite dans un séminaire de médecine. Divorcée d’un avocat rencontré à Bali, c’est entendu, mais à l’occasion des soixante ans de son père magistrat. N’importe où, admettons, mais jamais avec n’importe qui. Le supposé déconnecté est très connecté aux flux qui l’enrichissent. Très enraciné dans sa classe, ce déraciné ne pourrait pas vivre dans un autre biotope. Ici il a toute sa famille, tous ses souvenirs, toute sa piscine. Il pourrait étreindre un associé comme un rural étreint un arbre. Sa classe est sa sève, sa source de vie. N’importe où ailleurs, il dépérirait.

Réciproquement, le « quelque part » ne se sent pas sentimentalement attaché au pavillon qu’il rembourse sur dix ans à trois kilomètres de Cholet où la hausse régulière de son loyer avait fini par vider son compte. Si on lui laissait le choix, il habiterait partout ailleurs qu’ici. L’enraciné désespère de constater qu’il est en train de prendre racine, et ne pourra sans doute jamais s’arracher de ce lotissement pourri. Pas de sitôt qu’il aura chaque matin autre chose sous les yeux que des maisons aux murs crème identiques aux siens, qu’il pourra prendre le temps d’un café plutôt que de le boire à la Thermos au volant de sa Nissan qui par une quatre-voies interchangeable rallie un entrepôt de logistique posé au milieu de nulle part.

Sur le trajet retour, neuf heures dont huit debout plus tard, le somewhere trouvera une place sur l’étendue bétonnée du parking du Super U dont il passera vite les premiers rayons, éclairés par une lumière exclusivement artificielle, pour foncer direct aux surgelés où il optera pour un paquet de dix poissons panés importés du Canada (les poissons) et du Maroc (le paquet). Pressé par la fermeture imminente, il oubliera de bifurquer par l’espace multimédia où il comptait acquérir un nouveau chargeur pour son téléphone conçu en Corée et fabriqué en Chine, à partir de métaux rares extraits du sol de pays africains dont les indigènes enracinés sont interdits de culture vivrière.

Ce qu’habiter veut dire

Le somewhere est assurément quelque part, il habite un point de l’espace et l’habitera longtemps. Sauf qu’il ne l’habite pas. Il n’habite pas ce lieu parce que c’est un non-­lieu. Ici n’est pas un ici. Ce qui est mangé ici n’est pas cultivé ici. Les vêtements portés ici ne sont pas cousus ici. La voiture conduite ici n’est pas assemblée ici. Le conducteur ne saurait l’assembler lui-même, ni même la réparer. Pas plus qu’il ne sait l’origine des composants de la tablette sur laquelle il suit la conférence TedX d’un pionnier québécois du bitcoin en attendant que dégèle au micro-ondes un plat préparé il ne sait où. Cette scène, le somewhere choletais pourrait la vivre ailleurs. Son quotidien ne serait pas sensiblement différent s’il exerçait son métier de préparateur de commandes, non dans l’Aveyron, mais en Picardie. La bagnole serait la même, le Super U serait un Super U, la tablette serait de marque Samsung, le conférencier ne serait pas moins québécois, ses séries préférées pas moins disponibles sur une plateforme américaine. 

L’observation vaut aussi pour l’anywhere de Boston ou de Lyon. Après diverses révolutions industrielles et les mutations anthropologiques collatérales, il ne se trouve plus beaucoup d’humains pour habiter quelque part. La terre à ceux qui la cultivent, disent de valeureux communistes. On ajoute : la terre à ceux qui l’habitent. Que veut dire habiter quelque part, concrètement, sans fumeuse poésie heideggerienne ? J’habite quelque part quand ce quelque part affecte mon corps comme aucun autre lieu ne l’affecterait. J’habite quelque part si ce quelque part est ma principale source de subsistance. Je suis de cette terre si elle me nourrit – et si je contribue à la rendre nourricière.

Cette maison est la mienne si je l’ai bâtie, ou du moins vu bâtir, et si possible à mon goût. Je peux déclarer habiter le même territoire qu’un autre si nous partageons le souci et la responsabilité dudit territoire. Le localiste identitaire peut aller se rhabiller. L’ancrage n’a rien à voir avec les racines, qu’elles soient terriennes ou de cheveux. Je peux habiter un lieu où je ne me suis installé qu’à cinquante ans, et dont je ne connaissais rien en arrivant. Ce n’est pas une question d’identité mais d’intensité – du rapport entre moi et cet environnement. Pas une question d’ancrage mais de consistance. Nous ne sommes pas déracinés, nous sommes dépossédés.

François Bégaudeau pilotera le prochain hors-série Socialter, de 180 pages Manuel d'autodéfense intellectuellePrécommandez votre exemplaire sur Ulule ! 

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