Tourbières sous pression

Explorer les origines fantômes du réchauffement climatique

Une tourbière boréale
Une tourbière boréale

Une étude publiée le 4 juin dans la revue Science Advances soulève le rôle méconnu des tourbières dans le réchauffement climatique anthropique. En toile de fond, ses conclusions interrogent quant à une possible sous-évaluation des autres émissions historiques de gaz à effet de serre.

Et si la surchauffe planétaire actuelle, au-delà de la combustion d’énergies fossiles pour faire tourner les usines et rouler les voitures, avait aussi à voir avec la lointaine conquête des paysages naturels par l’agriculture ? C’est ce que laisse entendre une équipe de chercheurs internationaux dans une étude inédite pilotée par l’Inrae (institut national de la recherche agronomique) et le CEA (Commissariat à l’énergie atomique).

Dans cette publication, parue le 4 juin dernier au sein de la revue Science Advances [1], ses auteurs révèlent la responsabilité des tourbières dans les émissions historiques de carbone du fait de leur artificialisation – c’est-à-dire la perte des caractéristiques biologiques d’un milieu naturel. Principal résultat de cette réévaluation : les tourbières de l’hémisphère nord converties en terres cultivées auraient « émis 72 milliards de tonnes [Gt] de carbone des années 850 à 2010 ». Ce qui représente 250 Gt de dioxyde de carbone (CO2) une fois ce gaz exporté vers l’atmosphère. À titre de comparaison, les activités humaines sont à l’origine d’environ 41 Gt annuelles de CO2 depuis plus de dix ans. Or, le rôle ancien qu’entretient la détérioration des tourbières dans le réchauffement climatique anthropique était jusqu’ici ignoré.

Puits de carbone

Localisées majoritairement dans l’hémisphère nord ainsi qu’en régions tropicales, les tourbières sont des écosystèmes constitués d’une étonnante variété de mousses filandreuses, les « sphaignes ». Séduites par les milieux biologiques gorgés d’humidité, ces proches cousines des algues y trouvent les conditions nécessaires pour croître rapidement. La tourbe, une litière végétale brune employée autrefois comme combustible ou fertilisant, est le fruit de leur dégradation par les nombreux micro-organismes présents à leurs côtés.

« Dans les tourbières non perturbées, il y a un flux entrant et un flux sortant de carbone, comme dans tous les écosystèmes, précise Daniel Gilbert, chercheur au CNRS et spécialiste de la vie microbienne présente dans ces milieux. Mais les tourbières sont très particulières, puisqu’il s’agit de l’un des seuls écosystèmes qui possèdent la faculté d’accumuler plus de matière organique (des chaînes de carbone, ndlr) qu’il n’en rejette. » Les microbes, gênés par le déficit d’oxygène de ces milieux aqueux, ne parviennent pas à éliminer l’entièreté des matières organiques en décomposition. Les résidus de carbone se retrouvent alors piégés dans le sol, et s’y accumulent par tassements successifs sous la forme d’un véritable mille-feuille.

Pourtant, ces écosystèmes appréciés de l’humanité pour leur fertilité, mais jamais envisagés jusque-là comme des puits de carbone à conserver intacts, ont peu à peu été convertis à l’activité agricole. Creusant en profondeur les sols immergés des tourbières afin d’évacuer l’eau et rendre ces terres cultivables, les hommes ont alors permis la libération vers l’atmosphère d’importantes quantités de matières organiques emprisonnées au fil des derniers millénaires. Et c’est ainsi que de précieux capteurs de carbone sont devenus d’importants émetteurs.

Données et méthodes imprécises

En réalité bien plus importants qu’on n’osait l’imaginer – et ce sans compter les autres émissions de méthane ou de protoxyde d’azote –, les rejets de carbone des tourbières ont de quoi inquiéter. Les chercheurs signalent que ces « pertes de carbone dues à la mise en culture des tourbières du nord sont omises des précédentes évaluations de la contribution du changement d’affectation des terres au bilan carbone mondial ». La raison à cela est simple : les méthodes d’évaluation des émissions jusqu’ici employées par les scientifiques s’avéraient trop imprécises pour être appréciées. « Les précédentes estimations avaient recours à un facteur d’émission, c’est à dire “pour un hectare de tourbières on perd tant de carbone”, résume Philippe Ciais, géophysicien de renom affilié au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE), co-auteur de cette publication et ancien membre du GIEC [2]. Elles ne s’appuyaient pas sur des modèles intégrant les complexités du fonctionnement du climat ou des sols. Ces calculs étaient donc beaucoup trop simples et incomplets. »

Autre motif expliquant le faible nombre de recherches réalisées sur ce sujet : le déficit de données historiques à disposition des chercheurs concernant l’étendue géographique des tourbières et leur conversion passée en terres cultivables. Pour contourner cet écueil, les scientifiques ont cherché à simuler les quantités de carbone accumulées naturellement dans les tourbières jusqu’à l’an 850, date choisie pour débuter le calcul des émissions historiques. Ils ont ensuite établi trois scénarios fondés sur diverses appréciations de l’ampleur passée de la conversion des tourbières en cultures agricoles, jusqu’à 2010. Ils ont, en quelque sorte, cherché à retracer le comportement passé des travailleurs de la terre dans tout l’hémisphère nord.

Deux premières hypothèses, optimiste et pessimiste, supposent aux deux opposés une conversion minimale et maximale de ces écosystèmes riches en carbone. Un troisième scénario, dit de « contrôle » et sur lequel se fondent les conclusions de l’étude, est considéré par les chercheurs comme nettement plus probable et réaliste. Celui-ci admet une conversion plus équilibrée entre tourbières et autres types d’écosystèmes (prairies, forêts…) : il suppose qu’à chaque fois que de nouvelles terres ont été consacrées à l’agriculture, la quantité de tourbières converties était proportionnelle à son étendue sur le territoire.

Efforts à réaliser

La reconstruction de scénarios potentiels, si elle représente un premier pas vers une compréhension plus fine du phénomène étudié, atteste de la nécessité de poursuivre les travaux de recherche. « L’étendue des résultats obtenus entre les divers scénarios dessinés dans cette étude démontre que les données de base sont encore trop floues, abonde Daniel Gilbert, qui n’a pas participé à cette recherche. Si l’on souhaite avancer sur des modèles de simulations beaucoup plus fiables, il faut que l’on soit en mesure d’obtenir davantage de données brutes et concrètes sur l’emplacement historique des tourbières. »

Si elle n’est pas parfaite, donc, cette contribution permet toutefois de combler le criant déficit de connaissances scientifiques. Puis cet éclairage nous avertit. Pour compenser l’ensemble des émissions jusqu’ici ignorées de la détérioration des tourbières, le stockage mondial de carbone devrait être « 18% plus important depuis 1750 ». Aussi, ces conclusions comportent une autre alerte : si nos émissions passées de carbone s’avèrent effectivement plus importantes qu’estimées jusque-là, les efforts à réaliser ces prochaines décennies pour atteindre les ambitieux objectifs climatiques nécessiteront eux-aussi d’être plus conséquents que prévus.

Le danger des tourbières tropicales

Au-delà de leurs propres travaux, les chercheurs pointent aussi le manque de recherches similaires à d’autres endroits du globe. La zone géographique considérée dans cette étude couvre en effet un territoire restreint à douze pays localisés autour du pôle nord, comme le Canada ou la Norvège. Et si la couverture territoriale de cette recherche reste justifiée, c’est que ces pays sont représentatifs de l’essentiel des tourbières « boréales » - c’est-à-dire celles de l’hémisphère nord. Mais une priorité serait désormais, selon eux, d’étendre impérativement ces travaux d’évaluations des émissions de carbone aux tourbières tropicales.

Motif de cette inquiétude : les écosystèmes tourbeux tropicaux sont en proie à diverses dégradations provoquées par la déforestation et l’extension des plantations de palmiers à huile et d’hévéas. Or, les émissions de gaz carbonique liées à ces perturbations écologiques demeurent tout simplement inconnues. « Contrairement aux tourbières boréales, les tourbières tropicales sont relativement mal répertoriées, signale Daniel Gilbert, qui travaille aussi depuis quelques années sur l’économie carbonée des tourbières. Et il est sûr que si on y découvre des tourbières affectées depuis des temps récents, cela pourrait nettement affecter le bilan carbone mondial. »

D’autres surprises sont-elles possibles ?

Dans la mesure où nous avons tardé à estimer ces pertes de carbone, il n’est pas impossible qu’on assiste à une réévaluation d’autres émissions encore trop peu documentées par la littérature scientifique. Doit-on, en quelque sorte, s’attendre à d’autres surprises équivalentes ? Peut-on penser que d’autres postes d’émissions restent invisibles en raison d’un manque de données scientifiques ? Et d’ailleurs, les émissions de gaz à effet de serre sont-elles parfaitement comptabilisées dans les inventaires mondiaux ? Au fond, cette étude permet d’envisager une série de questions, comme celle de la réévaluation des sources d’émissions et de leurs contributions historiques au réchauffement climatique.

Or, il s’agit là d’une problématique complexe questionnant simultanément les corpus de connaissances scientifiques disponibles de nombreuses disciplines en interaction, à différents échelons d’observations (laboratoire, champ et système Terre), ainsi que la fiabilité des modes de calculs jusqu’ici employés par les chercheurs. Car bien souvent, les estimations réalisées par les spécialistes se contentent de facteurs d’émissions simplifiés. Les scientifiques s’attachent donc aujourd’hui à concevoir des modélisations bien plus fines, capables d’intégrer des facteurs biologiques, pédologiques (science des sols) ou climatiques. Bien plus représentatives de la réalité, celles-ci pourraient toutefois s’avérer susceptibles de revoir à la hausse certaines émissions historiques, voire même de révéler d’autres émissions « fantômes ».

Incertitudes, N2O et CH4

Toujours en lien avec l’agriculture, une autre source de pollution atmosphérique attire l’attention. Il s’agit de l’épandage des engrais azotés de synthèse, à l’origine d’importantes émissions de protoxyde d’azote (N2O), un autre GES beaucoup plus néfaste pour l’atmosphère puisque doté d’un pouvoir de réchauffement près de 300 fois supérieur au CO2. Et dans ce cas, si les données historiques sont jugées fiables par les chercheurs, la méthodologie actuelle est de nouveau celle de l’application d’un facteur d’émission. À l’instar des tourbières, est-ce que le fait d’affiner localement les modèles n’induira pas une réestimation à la hausse des émissions globales ? Quoi qu’il en soit, les derniers travaux démontrent que les émissions ne sont pas proportionnelles à la quantité d’azote épandue : « Plus on s’oriente vers des niveaux de fertilisation azotée élevés, plus les rejets de N20 sont importants, avance Sylvain Pellerin, directeur de recherche à l’INRAE et spécialiste des interactions entre les plantes et l’atmosphère. Or, si ces résultats récents tendent à augmenter la responsabilité des systèmes de cultures intensifs, ils démontrent aussi que ces émissions sont empreintes d’incertitudes. »

Une autre barrière au travail d’inventaire exhaustif des scientifiques est l’accès à des informations jugées confidentielles par de grosses sociétés privés. « Les données sectorielles des émissions industrielles sont celles qui demeurent les plus complexes à obtenir, confirme Philippe Bousquet, directeur du LSCE et grand spécialiste des émissions de GES à l’échelle mondiale. Si de nombreux postes d’émissions comme la combustion ou l’utilisation d’énergie sont assez bien connus, d’autres à l’inverse sont faits d’incertitudes, comme les fuites de méthane [CH4] provenant des industries gazières ou pétrolières. Ces données s’avèrent sensibles pour ces sociétés car elles peuvent fournir des signes de leurs activités à leurs concurrents. »

La prudence quant à une réévaluation globale d’émissions « fantômes » reste de mise et interdit toute conclusion hâtive. Réévaluer ne signifie d’ailleurs pas forcément réestimer à la hausse. Les sciences du climat sont faites d’interactions complexes et des phénomènes de compensations peuvent en effet être envisagés : « Si certaines sources d’émissions de GES ont pu être sous-estimées par le passé, il n’est pas impossible que d’autres aient pu être surestimées », conclut Philippe Bousquet. Cette bonne nouvelle est bien la seule.


[1] Qiu et al., 2021. Large historical carbon emissions from cultivated northern peatlands. Science Advances 7 (23).

[2] GIEC : Groupement d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

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